L'attaque russe sur le territoire ukrainien manifeste un contraste des plus étonnants entre la brutalité de l'agression et le discours qui l'entoure. Côté russe, en effet, mensonge et déni prévalent, Vladimir Poutine ayant annoncé l'envoi en Ukraine de « soldats de la paix » (peacekeepers) pour « dénazifier » un pays pourtant démocratique – et dont le président est juif – et défendre les russophones d'Ukraine contre un prétendu « génocide ». Avant l'invasion, le Kremlin s'est moqué à plusieurs reprises des avertissements occidentaux, qualifiant notamment d'« hystérie » la mise en garde de l'Amérique.
En 2015, le subterfuge était plus frappant encore puisque la Russie a su entretenir l'ambiguïté quant à son implication réelle dans le soulèvement séparatiste du Donbass. Pour reprendre les propos de Jean-Pierre Le Goff dans Le Figaro, « l'énormité des propos et le renversement éhonté entre l'agresseur et l'agressé déstabilisent la raison et le sens du réel. C'est véritablement » le monde à l'envers « dans une idéologie et une propagande où ce qui est blanc est noir, où la guerre, c'est la paix, où l'agression est synonyme de libération des peuples ».
Cette méthode rappelle pour sûr la propagande soviétique, qui faisait perpétuellement passer la morosité, la pauvreté et l'arbitraire du pouvoir pour le paradis sur terre. Cet art du mensonge pose des problèmes insondables. Dans le conflit actuel, il complique la négociation de bonne foi. Pour l'homo sovieticus, il ajoutait de la souffrance à la souffrance en inventant des crimes imaginaires et en niant la nocivité du régime. Mieux, en édifiant une réalité parallèle, il s'en prenait à une composante essentielle de la dignité humaine, la capacité de jugement et sa reconnaissance par autrui. Et ce n'est pas à Staline, mais à Lénine qu'il faut faire remonter ce type de gouvernement qui, comme a pu l'écrire le philosophe anglais Roger Scruton, a commis « la pire erreur » qu'on puisse faire en politique : « détruire les institutions et les procédures qui servent à reconnaître les erreurs ».
La « post-vérité » est née en 1917
L'Ouest, aujourd'hui, se réveille groggy ; sans que l'establishment ait été collectivement dupe de la propagande poutinienne, certains de ses membres ont été étonnamment complaisants avec le Kremlin. Et l'on ne peut entièrement dissocier cette indifférence amicale d'une indulgence déjà présente après la Révolution russe et plus encore après 1945 : jusqu'à la chute de l'URSS et en l'absence de l'équivalent d'un procès de Nuremberg pour juger les crimes communistes, l'empire soviétique a largement bénéficié du soutien de l'intelligentsia occidentale de gauche. Le temps passant, elle n'a pas tant reconnu les atrocités perpétrées, même si elles s'étalaient aux yeux de tous, qu'endossé de nouvelles causes. « Pendant un temps, écrit encore Scruton, on a […] cru que ceux qui avaient consacré leurs efforts intellectuels et politiques à blanchir l'Union soviétique ou à faire l'éloge des “républiques populaires” de Chine et du Vietnam allaient présenter des excuses. Mais ce moment de doute a été de courte durée. En l'espace d'une décennie, l'establishment de gauche était de nouveau aux commandes, Noam Chomsky et Howard Zinn renouvelant leurs dénonciations intempestives de l'Amérique, la gauche européenne se regroupant contre le “néolibéralisme” […], Dworkin et Habermas recevant des prix prestigieux pour leurs livres à peine lisibles mais impeccablement orthodoxes, et le vétéran communiste Eric Hobsbawm se trouvant récompensé pour une vie de loyauté indéfectible envers l'Union soviétique en étant fait “Compagnon d'honneur” par la reine. »
Non seulement cette gauche a troqué la défense du prolétariat pour un relativisme postmoderne fidèle au mantra de Nietzsche selon lequel « il n'y a pas de faits, seulement des interprétations », mais la crise de 2008 lui a permis de se refaire une virginité, certains allant désormais jusqu'à considérer le plus sérieusement du monde le capitalisme comme violent et sauvage. Dans ce contexte, on ne peut guère s'étonner de l'émergence, dans les années 2010, d'une droite tout aussi postmoderne que la gauche. La « post-vérité » n'est pas née en 2016 mais en 1917.
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Le risque du voilement de la vérité est partout, même dans les démocraties les plus avancées. Comment le combattre ? On laissera le mot de la fin à Soljenitsyne, dans son Discours de Harvard de 1978 : « La vérité commence à nous échapper à la seconde même où notre regard relâche sa tension, elle nous échappe en nous laissant l'illusion que nous continuons à la suivre. De très nombreuses dissensions viennent de là. Et il faut savoir aussi que la vérité est rarement douce au palais : elle est presque toujours amère. »
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