Ils se sont connus au lycée. Ce n’est que quelques années plus tard qu’ils se sont mis ensemble, après s’être retrouvés sur la piste de danse d’une boîte ukrainienne. Mariés en 2001, ils vivaient dans une cité-dortoir de la banlieue de Kiev, dans un appartement, avec leurs deux enfants et les chiens Benz et Cake. Elle était comptable, lui programmeur.

 


Serhiy et Tetiana Perebyinis avaient un minivan Chevrolet. Ils avaient acheté une maison de campagne avec des amis, et Tetiana était une passionnée de jardinage et de ski. Elle revenait d’un séjour à la montagne en Géorgie.

Et puis fin février, la Russie a envahi l’Ukraine, et rapidement les combats se sont rapprochés de Kiev. Bientôt, des obus se sont mis à tomber sur leur quartier. Un soir, leur immeuble a été frappé, et Tetiana et les enfants sont descendus s’abriter à la cave. Bientôt, son mari étant parti dans l’est du pays pour s’occuper de sa mère malade, elle a décidé que l’heure était venue pour elle et les enfants de fuir.

Ils n’y sont pas parvenus. Tetiana Perebyinis, 43 ans, son fils, Mykyta, 18 ans, et sa fille, Alisa, 9 ans, ainsi qu’un bénévole d’une église qui leur venait en aide, Anatoly Berezhnyi, 26 ans, sont morts dimanche 6 mars alors qu’ils tentaient de traverser à la hâte les ruines d’un pont, à Irpin, leur ville, pour rejoindre Kiev.

“Le monde entier doit savoir”

Leurs bagages – une valise bleue à roulettes, une autre valise grise, et des sacs à dos – gisaient autour d’eux, et dans un sac de transport vert aboyait un petit chien.

Outre ces quatre-là, de très nombreuses personnes tentaient comme eux le week-end dernier de franchir ce pont, mais leur mort a résonné bien au-delà de leur banlieue ukrainienne. La photo des corps sans vie de la mère, de ses deux enfants et d’Anatoly Berezhnyi, prise par la photographe du New York Times Lynsey Addario [et publiée en une du quotidien américain le 7 mars], est venue incarner le massacre aveugle que commet l’armée d’invasion de la Russie, qui vise de plus en plus des zones civiles densément peuplées.

Serhiy Perebynis et Polina Nadava, une marraine des enfants, ont accepté de nous parler d’eux, de leur vie, et de leurs dernières heures. Serhiy, 43 ans, a appris la mort de sa femme et de ses enfants sur Twitter, par des publications postées par des internautes ukrainiens.

La veille de la mort de Tetiana, Serhiy lui a dit à quel point il regrettait de ne pas être avec elle – quand il évoque ce moment, il fond en larmes, et ce sera la seule fois de notre entretien.

Je lui ai dit : ‘Excuse-moi de ne pas être là pour vous défendre. J’ai voulu prendre soin d’une personne, et cela m’empêche de prendre soin de vous.’ Elle a répondu : ‘Ne t’inquiète pas, je vais sortir de là.’”

Mais elle n’en est pas sortie vivante, et aujourd’hui son mari trouve important que des photos et des vidéos aient gravé la mort de ses proches. “Le monde entier doit savoir ce qui se passe ici”, assène-t-il.

La famille Perebyinis avait déjà été déplacée par la guerre en 2014 : ils vivaient à Donetsk quand la Russie y a fomenté un soulèvement séparatiste. Ils étaient partis s’installer à Kiev pour échapper aux combats et commencer une nouvelle vie. Quand, le mois dernier, les chars russes sont entrés en Ukraine, ils ont été abasourdis de revivre la même chose, raconte Serhiy Perebyinis.

Un char est passé dans la rue

Les derniers temps, Mykyta s’était mis à dormir le jour pour pouvoir veiller la nuit sur sa mère et sa sœur. Au moindre bruit d’affrontement, il les réveillait, et tous trois se mettaient dans un couloir, loin des fenêtres. “Mon fils a subi un stress énorme”, juge Serhiy Perebyinis.

Samedi 5 mars, après deux jours passés à la cave, ils ont fait leur première tentative pour quitter la ville. Mais alors qu’ils chargeaient leurs affaires dans leur minivan, un char est passé dans la rue. Ils ont décidé d’attendre.

Le lendemain, ils étaient debout à 7 heures, prêts à partir. Tetiana Perebyinis avait tout planifié minutieusement avec son mari. Elle et ses deux enfants, ainsi que ses parents, qui habitaient à proximité, devaient retrouver un groupe paroissial et essayer de partir pour Kiev, et de là rejoindre un endroit plus sûr.

Ils ont roulé aussi loin que possible dans Irpin, mais à un moment Tetiana Perebyinis a été contrainte d’abandonner le minivan. Ils sont alors partis à pied en direction d’un pont endommagé qui enjambe la rivière Irpin.

Il leur fallait parcourir une centaine de mètres d’un côté du pont dans une rue très exposée aux tirs. Au moment où les forces russes ont commencé à tirer dans cette zone, de nombreuses personnes se sont abritées derrière un mur en brique.

Berezhnyis, le bénévole de la paroisse, qui avait précédemment mis sa famille à l’abri, mais qui était retourné sur place aider les autres, se trouvait avec Tetiana Perebyinis et ses enfants quand ils ont commencé à courir pour rejoindre l’autre côté.

Pendant la nuit, Serhiy Perebyinis avait essayé de localiser sa femme grâce à son téléphone. La géolocalisation ne fonctionnait pas car la famille se trouvait à la cave, hors de portée du signal.

Vers les premières heures du matin, il a vu qu’ils étaient encore chez eux. Mais ils ne bougeaient pas. La couverture réseau était trop aléatoire en ville.

À 10 heures du matin, le dimanche, un nouveau signal sur le téléphone de Serhiy Perebyinis : sa femme se trouvait à l’hôpital de Kiev. C’était mauvais signe.

Il a immédiatement appelé sa femme, le téléphone sonnait, mais personne ne répondait. Il a composé le numéro de ses enfants. Sans succès.

“J’ai reconnu leurs bagages, et c’est comme ça que j’ai compris”

Une demi-heure plus tard, il a lu sur Twitter qu’une famille avait été tuée par des tirs de mortier à la sortie d’Irpin. Peu après, un autre post Twitter apparaissait sur son téléphone. Cette fois avec une photo. “J’ai reconnu leurs bagages, et c’est comme ça que j’ai compris”, raconte-t-il.

Quand l’obus est tombé, la famille et Berezhnyi se trouvaient à une dizaine de mètres de l’impact. Ils n’avaient pas la moindre chance de s’en sortir. L’explosion a projeté des centaines d’éclats d’obus métalliques. Leurs corps se sont effondrés sur une route boueuse près d’un monument aux morts de la Seconde Guerre mondiale, où une plaque disait “A la mémoire de ceux qui sont tombés pour la mère patrie lors de la Grande Guerre patriotique”.

Les parents de Tetiana Perebyinis, qui marchaient derrière eux, n’ont pas été blessés.

Quand on lui demande de parler sa femme, Serhiy Perebyinis se tasse dans son fauteuil. Polina Nedava prend le relais et raconte que c’était une personne agréable à vivre, toujours très enjouée. Évoquant leur mariage, Serhiy Perebyinis ajoute :

Nous avons rénové trois appartements et nous ne nous sommes jamais disputés.”

À la mi-février, avant le début de la guerre, le père de famille avait dû retourner à Donetsk, dans cette région de l’est de l’Ukraine tenue par les séparatistes, afin de s’occuper de sa mère, malade du Covid-19. Après le début des hostilités, le point de passage vers l’Ukraine a été fermé, et Serhiy Perebyinis s’est retrouvé coincé.

Pour retourner à Kiev depuis Donetsk, après la mort de sa famille, Serhiy Perebyinis a dû se rendre en Russie et prendre un avion pour aller à Kaliningrad, et de là rejoindre la Pologne. À la frontière russo-polonaise, il a été interrogé par des gardes russes, qui ont pris ses empreintes, apparemment prêts à l’arrêter sans raison valable, mais ils ont fini par le laisser passer. Il raconte leur avoir déclaré :

Ma femme et mes enfants sont morts dans votre soi-disant opération spéciale. Pour nous, c’est la guerre. Faites ce que vous voulez. J’ai déjà tout perdu.”