12/03/2022

Lettre hebdomadaire de la Tribune par Philippe Mabille Directeur de la rédaction

Essence trop chère ? Faites du vélo ! En novembre 2007 dans Le Parisien, alors que le SP95 frôlait, rendez-vous compte, 1,30 euro le litre (...), Christine Lagarde avait conseillé aux Français de se mettre à la petite reine.  « Sur des petits trajets, quand on n'est pas très chargé, pourquoi ne pas laisser la voiture au garage ? Dans les grandes agglomérations ou dans les petites villes de province, utilisons les bicyclettes », proposait la ministre de l'Economie d'alors. Ce qui lui avait valu le prix de l'humour politique 2008 et de nombreuses railleries dont celles de François Hollande, pas encore président, la traitant de « Marie-Antoinette » promettant le vélo à la place de la brioche. C'était un an avant la grande crise financière de 2008, et Goldman Sachs prédisait déjà un baril de pétrole à 200 dollars, en raison de la pression de la croissance chinoise.

Autre temps, autre époque, autre gravité, celle de la guerre, « cette continuation de la politique par d'autres moyens » comme disait le baron von Clausewitz. Alors que Vladimir Poutine bombarde en mars 2022 des civils en Ukraine, jetant des millions de réfugiés sur les routes,  le monde est menacé d'un choc pétrolier d'une ampleur comparable à celui de 1973, a dit Bruno Le Maire. Prédiction un peu exagérée ? L'espoir d'une désescalade et d'une négociation entre Kiev et Moscou en cours en Turquie a calmé le cours du Brent qui a fini la semaine sous les 110 dollars après avoir frôlé les 140 dollars lors de l'annonce de  l'embargo américain sur les livraisons de brut russe.

Il n'empêche, on a vu des stations à Paris afficher le SP98 à 2,45 le litre et  la Russie a menacé l'Occident de connaître un prix du brut à plus de 300 dollars et de couper le gaz pour riposter aux sanctions. Ce choc pétrolier se voit déjà sur les routes. De façon presque prémonitoire,  Nabil Bourassi a réalisé un débat dans le cadre de  notre nouveau format « Pour ou contre » la « démobilité », question qui risque de devenir majeure avec la flambée des prix à la pompe. Pour réduire leurs frais,  les Français vont-ils se ruer sur les voitures électriques ? Chez Stellantis, Carlos Tavares, longtemps réticent, semble changer d'avis.

En attendant la limitation à 110 km/h de la vitesse sur les autoroutes, comme le proposait la Convention citoyenne pour le climat pour réduire nos importations de pétrole, l'Etat va devoir agir. Face à l'explosion des prix de l'énergie,  Bruno Le Maire a déjà mis sur la table 22 milliards d'euros pour aider les ménages et les entreprises. Mais à Bercy, les calculettes chauffent et alors que certains candidats à la présidentielle proposent de bloquer les prix de l'essence voire de baisser la TVA,  l'horreur du retour du « quoi qu'il en coûte » affole les compteurs du ministre de l'Economie.

Casse-tête d'avant premier tour : comment rassurer les Français sur le choc inflationniste violent et inéluctable qu'ils vont subir sans « cramer » plus encore « la caisse » comme dirait Valérie Pécresse ?

Pour éteindre l'incendie, on peut certes se mettre en mode économie de guerre. Marine Godelier explique que  c'est le retour de la bonne vieille « chasse au gaspi » du premier choc pétrolier et l'Agence internationale de l'énergie recommande de baisser de 1 degré le chauffage, surtout s'il est au gaz russe (dont nous dépendons quand même à 28% contre 40% pour l'Allemagne). «  Nous allons tous devoir faire un effort », a prévenu Bruno Le Maire. On peut aussi réduire les déplacements inutiles et se mettre à la sobriété écologique (la tendance ne semble pas favoriser le vote Jadot dans les sondages...). Et se mettre au vélo grâce aux coronapistes d'Anne Hidalgo, comme le recommandait Christine Lagarde.

Mais c'est surtout par  le coup de guidon donné à sa politique monétaire que la présidente de la Banque centrale européenne s'est faite entendre cette fois, prenant le contre-pied des marchés. En annonçant la réduction de son programme de rachat d'actifs,  Christine Lagarde a donné le signal inattendu d'une remontée des taux d'intérêt.

Nous avions oublié la guerre, en Europe, elle est là, malgré la présence toujours menaçante du coronavirus. Nous avions oublié l'inflation, la revoilà ; avait-elle d'ailleurs réellement disparue, ou bien était-elle masquée par les effets de la mondialisation. En deux semaines, Poutine a réussi à produire trois changements majeurs.

Le réarmement de l'Allemagne, d'abord, qui a annoncé un plan d'investissement de 100 milliards d'euros pour moderniser sa défense, mais  Berlin achète de F-35 américains, pas des Rafale français, bouclier de l'OTAN oblige.

Le réveil de l'Europe ensuite, qui au sommet de Versailles ce vendredi a joué sa crédibilité d'Europe-puissance dans le concert cacophonique d'un monde redevenu dangereux, explique Michel Cabirol.

Et enfin la remise à l'endroit des politiques monétaires qui s'étaient enlisées depuis 2008 dans les sables mouvants des taux d'intérêt négatifs. On va assister, peut-être, à l'occasion de cette crise, au Big Shift des politiques économiques : aux banques centrales la maîtrise d'une inflation qui risque de galoper au moins provisoirement vers des hausses de prix à deux chiffres... Et aux Etats la responsabilité du pilotage de la croissance. Dans les mois qui viennent, il faudra louvoyer pour naviguer entre les deux risques, récession ou stagflation,  prévient Mathieu Plane, économiste à l'OFCE.

Nous avions oublié et la guerre et l'inflation. Le retour du tragique de l'histoire nous renvoie à nos propres lâchetés.  Et si la France de juin 1940 avait résisté comme l'Ukraine aujourd'hui, interroge Jacques Attali... La tragédie au cœur de l'Europe nous le rappelle : il est essentiel de ne jamais baisser la garde. A force de croire en la victoire de la démocratie et du capitalisme libéral, nous n'avons pas voulu croire au retour des démons du passé.  Le sursaut européen est en cours, mais tellement tardif. C'est aussi une défaite morale, souligne Michel Cabirol :  aucun pays occidental n'est prêt à envoyer des soldats mourir pour Kiev. Les démocraties sont défiées par les régimes autoritaires et le spectre d'une alliance entre Moscou et Pékin plane, même si la Chine de Xi Jinping semble gênée par la brutalité de son « ami » Poutine.

Une question demeure sans réponse :  « pour défendre quelles causes, quels acquis, quelles valeurs, serions-nous prêts à sacrifier provisoirement notre confort ; et même,  s'il le faut, à mourir ? », demande aussi Jacques Attali. Au sommet de Versailles, dans la Galerie des Batailles où Poutine avait été invité par Macron en juin 2017, on ressasse cette formule de Churchill lors des Accords de Munich :  « vous avez voulu éviter la guerre au prix du déshonneur. Vous avez le déshonneur et vous aurez la guerre ». L'Europe paie aujourd'hui vingt ans d'aveuglement et de tergiversations.

Une chose est sûre : le retour de la guerre est un révélateur de nos lacunes. Si l'Allemagne met le paquet sur sa défense, c'est que ses missiles seraient aussi périmés que nos masques chirurgicaux au début de la pandémie de Covid. Lacunes dans notre défense, dans notre souveraineté industrielle et alimentaire,  dans notre industrie spatiale alors que la guerre se déplace déjà dans les étoiles...

La guerre sera aussi un accélérateur de changements dans de nombreux domaines dont la finance.  Jeanne Dussueil annonce déjà les Accords de Bretton Woods des cryptomonnaies, un monde qui sera évidemment dominé dans le monde d'après  par un dollar numérique... A moins que ce ne soit le e-yuan...

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