Le linguiste Noam Chomsky, 93 ans, est l’une des voix les plus écoutées de la gauche américaine. Pour lui, l’invasion russe de l’Ukraine est “un crime de guerre de la plus haute gravité” qu’on ne saurait “justifier ni minimiser”. Pour autant, prévient-il, l’Occident doit d’urgence privilégier la diplomatie – quitte à accepter “une issue peu glorieuse qui récompenserait plutôt qu’elle ne sanctionnerait Poutine” – pour éviter la “probabilité élevée d’une guerre totale”. Hypothèse qui reviendrait, rappelle-t-il, à “un arrêt de mort pour l’espèce”, sans le moindre vainqueur.

TRUTHOUT – Noam Chomsky, l’invasion de l’Ukraine par la Russie en a surpris plus d’un. D’après vous, pourquoi Poutine choisit-il de déclencher une invasion maintenant ?

Rappelons d’abord quelques faits incontestables. Le premier, c’est que l’invasion russe de l’Ukraine est un crime de guerre de la plus haute gravité, comparable à l’invasion américaine de l’Irak et à l’invasion de la Pologne par Hitler et Staline en septembre 1939, pour ne citer que ces deux exemples marquants. Il est toujours bon de chercher des explications, mais il convient de ne rien justifier ni minimiser.

Pour en revenir à votre question, les affirmations péremptoires abondent sur la psychologie de Poutine. On entend souvent dire qu’il serait en proie à un délire paranoïaque, qu’il agirait seul, entouré de courtisans à plat ventre devant lui. Le flot d’invectives à son encontre est peut-être justifié, mais peut-être peut-on envisager d’autres hypothèses. Peut-être Poutine pense-t-il vraiment ce que lui et ses affidés clament haut et fort depuis des années.

Puisque l’exigence cardinale de Poutine est la garantie que l’Otan n’acceptera plus de nouveaux membres, en particulier l’Ukraine et la Géorgie, il n’y aurait aucune justification à la crise en cours s’il n’y avait pas eu d’élargissement de l’Alliance après la guerre froide, ou si cet élargissement s’était accompagné de la création, en Europe, d’un pacte sécuritaire qui aurait englobé la Russie.”

L’auteur de ces lignes est un ancien ambassadeur des États-Unis en Russie, Jack Matlock, l’un des rares vrais spécialistes de la Russie au sein du corps diplomatique américain, qui les a écrites peu de temps avant l’invasion.

Il poursuivait en concluant que la crise “[pouvait] se résoudre en faisant tout bonnement preuve de bon sens…” :

À cet égard, il est dans l’intérêt des États-Unis de promouvoir la paix, et non la guerre. Le désamarrage de l’Ukraine de la sphère d’influence russe – ce qui était le but avoué de celles et ceux qui faisaient campagne pour les ’révolutions de couleur’ – était une entreprise vouée à l’échec, et qui plus est dangereuse. Aurions-nous déjà oublié la leçon de la crise des missiles cubains ?” [En octobre 1962, cette crise, déclenchée par l’installation de missiles nucléaires soviétiques à Cuba, avait mené les États-Unis et l’URSS au bord de la guerre nucléaire.]

Les options qui restent sur la table depuis l’invasion ne sont guère engageantes. La moins mauvaise est de soutenir la voie diplomatique tant qu’elle reste valable. Et Jack Matlock n’est pas seul à le penser.

Le point de vue de George Kennan a été relayé largement, quoique tardivement. [Décédé en 2005, ce diplomate et historien américain est le théoricien de la politique d’” endiguement” de l’expansionnisme soviétique durant la guerre froide. En 1997, il avait averti, dans les colonnes du New York Times, que l’expansion continue de l’Otan vers la Russie “serait l’erreur la plus fatale de la politique américaine de toute l’après-guerre froide”.]

Il est partagé par William Perry [ministre de la Défense de Bill Clinton entre 1993 et 1997, il a écrit en 2015 dans ses Mémoires que l’élargissement de l’Otan était la cause de “la rupture des relations avec la Russie”] et, en dehors de la sphère diplomatique, par le célèbre spécialiste des relations internationales John Mearsheimer [après l’annexion russe de la Crimée, en 2014, il affirmait dans la revue Foreign Affairs que “la racine du problème est l’élargissement de l’Otan, élément central d’une stratégie plus large visant à sortir l’Ukraine de l’orbite russe”], mais aussi par un grand nombre d’autres experts qu’on ne saurait qualifier de marginaux.

Il n’y a rien d’obscur là-dedans. Des documents internes américains, diffusés par WikiLeaks, révèlent que la décision inconsidérée de Bush junior de proposer à l’Ukraine de rejoindre l’Otan [en 2008] lui a immédiatement valu une mise en garde sans équivoque de la part de la Russie, qui jugeait inacceptable tout relèvement du niveau de menace militaire.

Pour être honnêtes, nous ignorons les motivations d’une telle décision, et nous ne savons pas non plus si elle a été prise par Poutine seul ou par le Conseil de sécurité russe, dans lequel il tient le premier rôle. Nous avons toutefois connaissance de certains éléments, comme les documents examinés dans le détail par les spécialistes que nous venons de citer, qui ont occupé des postes importants.

En bref, la crise couve depuis vingt-cinq ans, les États-Unis ayant dédaigneusement opposé une fin de non-recevoir aux inquiétudes de la Russie sur le volet sécuritaire, en particulier sur des lignes rouges clairement identifiées : la Géorgie et, surtout, l’Ukraine. Nous avons dès lors tout lieu de penser que cette tragédie aurait pu être évitée jusqu’à la dernière minute.

Si nous voulons apporter à cette tragédie une réponse qui nous permette à la fois de venir en aide aux victimes et d’éviter d’autres catastrophes plus graves encore, il faut en savoir autant que possible sur les erreurs qui ont été commises et sur la manière dont le cours des événements aurait pu être infléchi.

Les options qui restent sur la table après l’invasion ne sont guère engageantes. La moins mauvaise est de soutenir les voies diplomatiques qui subsistent, dans l’espoir d’obtenir des résultats qui ne seraient pas trop éloignés de ce qui était sans doute atteignable voilà quelques jours encore : une neutralisation de l’Ukraine sur le modèle de l’Autriche, assortie d’une fédéralisation du pays inspirée de Minsk II [accords signés à Minsk en 2015 pour mettre fin à la guerre dans le Donbass ukrainien], ce qui semble beaucoup plus difficile aujourd’hui.

Et en ménageant impérativement une porte de sortie pour Poutine, faute de quoi les répercussions seront beaucoup plus terribles pour l’Ukraine et pour le reste du monde, voire inimaginables.

On est très loin de la justice. Mais quand la justice a-t-elle prévalu dans les affaires internationales ? Faut-il revenir une énième fois sur un bilan déplorable ? Que cela nous plaise ou non, nous avons le choix aujourd’hui entre une issue peu glorieuse – qui récompenserait plutôt qu’elle ne sanctionnerait Poutine pour cette agression – et la probabilité élevée d’une guerre totale. Il peut être tentant d’acculer l’ours dans un coin, où il se débattra avec l’énergie du désespoir. Mais ce serait manquer de sagesse.

Parallèlement, nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour apporter une aide digne de ce nom à ceux qui défendent vaillamment leur patrie contre des agresseurs cruels, à ceux qui fuient les horreurs et aux milliers de courageux Russes qui s’opposent publiquement aux crimes de leur État à leurs risques et périls, et qui nous donnent, à tous, une leçon.

Sans compter qu’il nous faut aussi chercher des moyens d’aider une catégorie bien plus vaste de victimes encore : celle de toute vie sur Terre. Cette invasion survient en effet à un moment où toutes les grandes puissances – et chacun de nous en réalité – doivent travailler de concert afin de lutter contre le fléau qu’est la destruction de l’environnement, dont le bilan est déjà effroyable et qui sera encore bien pire si des efforts considérables ne sont pas réalisés rapidement. Le GIEC [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat] vient de publier son dernier rapport d’évaluation, le plus alarmant à ce jour, qui rappelle une nouvelle fois que nous allons droit à la catastrophe.

Or les mesures nécessaires sont au point mort, voire enterrées à l’heure où des ressources indispensables servent à la destruction et où le monde s’apprête à faire un usage croissant des combustibles fossiles, dont le plus dangereux et le plus abondant d’entre eux, le charbon. Un mauvais génie n’aurait pu imaginer conjoncture plus terrifiante. On ne peut pas l’ignorer. Chaque minute compte.

L’invasion russe est une violation manifeste de la Charte des Nations unies, qui proscrit le recours à la menace ou l’emploi de la force contre l’intégrité territoriale d’un autre État. Or, Poutine a tenté de légitimer juridiquement l’invasion dans son discours du 24 février, en citant les exemples du Kosovo, de l’Irak, de la Libye et de la Syrie pour rappeler que les États-Unis et ses alliés sont coutumiers des infractions au droit international. Que pensez-vous des arguments juridiques invoqués par Poutine pour légitimer l’invasion de l’Ukraine, et de l’évolution du droit international depuis la Guerre froide ?

Il n’y a rien à dire au sujet des tentatives de Poutine de justifier son agression par le droit. Ses justifications sont nulles et non avenues.

S’il est exact de dire que les États-Unis et leurs alliés bafouent le droit international sans sourciller, cela ne minore en rien les crimes de Poutine. Même si le Kosovo, l’Irak et la Libye ont eu des répercussions directes sur le conflit ukrainien.

L’invasion de l’Irak [en 2003, par une coalition menée par les États-Unis] était un exemple type des crimes pour lesquels les nazis ont été pendus à Nuremberg, une agression pure et simple, sans qu’il y ait eu la moindre provocation. Et un affront à la Russie.

Dans le cas du Kosovo [en 1999], l’agression de l’Otan (c’est-à-dire l’agression américaine) a été jugée “illégale mais justifiée” (par exemple par la Commission internationale sur le Kosovo présidée par Richard Goldstone), les bombardements ayant officiellement pour but de mettre fin aux atrocités en cours. Or ce jugement inversait la chronologie des faits. Il est amplement démontré aujourd’hui que la vague d’atrocités a été la conséquence de [l’action de l’Otan] : elle était prévisible, prédite, anticipée.

Qui plus est, des options diplomatiques étaient sur la table mais, comme d’habitude, ont été laissées de côté au profit de la force. De hauts responsables américains confirment que c’est en premier lieu le bombardement de la Serbie, alliée de la Russie – sans même l’avoir informée au préalable –, qui a mis un coup d’arrêt au projet de la Russie de travailler avec les Américains à la construction d’un nouvel ordre sécuritaire européen d’après-guerre froide, un coup d’arrêt accentué par l’invasion de l’Irak et le bombardement de la Libye après une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, aussitôt enfreinte par l’Otan, à laquelle la Russie avait accepté de ne pas mettre son veto. Tout événement porte à conséquence, même si les faits sont parfois escamotés dans un système doctrinal.

Le droit international n’a pas changé dans les termes après la guerre froide, et encore moins dans la pratique. Bill Clinton avait fait clairement savoir que les États-Unis n’avaient aucune intention de s’y conformer. Dans la doctrine Clinton, les États-Unis se réservaient le droit d’agir “unilatéralement si nécessaire”, et notamment de recourir à “l’emploi unilatéral de la force armée” pour défendre des intérêts vitaux, comme le fait d’“assurer un accès libre et sans entraves à des marchés clés, des sources d’énergie et des ressources stratégiques”. Ses successeurs ont fait de même, ainsi que tous ceux qui ont les moyens de violer le droit en toute impunité. Cela ne veut pas dire que le droit international soit vidé de sa substance. Il possède un éventail de domaines d’application et sert de référence utile dans certains cas.

L’objectif de la Russie semble être de faire tomber le gouvernement Zelensky et d’installer un gouvernement prorusse. Quelle que soit la suite des événements, l’Ukraine va au-devant de sérieuses difficultés en choisissant de devenir un pion sur l’échiquier géostratégique de Washington. Dans ce contexte, quelle est la probabilité pour que des sanctions économiques poussent la Russie à reconsidérer sa position sur l’Ukraine ou ces sanctions économiques visent-elles un objectif plus important, comme l’affaiblissement de Poutine en Russie et de ses liens avec des pays tels que Cuba, le Venezuela, voire la Chine ?

L’Ukraine n’a peut-être pas fait les choix les plus judicieux, mais elle n’avait aucune des options dont peuvent disposer les pays impérialistes. Je suppose que ces sanctions vont renforcer la dépendance de la Russie à l’égard de la Chine. La Russie est une kleptocratie pétrolière adossée à une ressource qui doit décliner drastiquement, sans quoi nous sommes perdus. On ignore si son système financier peut résister à une offensive en règle sous la forme de sanctions ou autres. C’est une raison de plus pour lui proposer une porte de sortie – en serrant les dents.

Pensez-vous que cette invasion marquera le début d’une nouvelle ère de tensions chroniques entre la Russie (potentiellement alliée à la Chine) et l’Ouest ?

Il est difficile de prédire où retomberont les cendres – et ce ne sera peut-être pas une simple métaphore. Jusqu’à présent, la Chine a gardé son sang-froid et devrait poursuivre son ambitieux programme d’intégration économique d’une bonne partie du globe au sein du réseau mondial en plein essor qu’elle a mis en place, associant voilà quelques semaines l’Argentine à ses nouvelles routes de la soie, tout en regardant ses concurrents se détruire.

Comme nous l’avons évoqué précédemment, la confrontation signe l’arrêt de mort de l’espèce – il n’y aura pas de vainqueur. Nous nous trouvons à un tournant de l’histoire de l’humanité. On ne peut le contester. On ne peut l’ignorer.