Pour la météorologue ukrainienne Svitlana Krakovska, la semaine durant laquelle les chars russes ont pénétré dans son pays devait être celle qui verrait enfin le fruit de huit ans de travail, avec la publication du dernier rapport du Giec [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat], le 28 février, auquel elle a participé. Elle s’est entretenue avec Heidi.news en visioconférence depuis son appartement, à Kiev, alors que des bombes russes se sont abattues sur son quartier.

“J’avais dit aux autres délégations à la plénière que mes collègues pourraient continuer de travailler à moins que des bombes nous tombent sur la tête, se souvient-elle. De la même manière que je ne cesserai de me battre pour le climat, je n’abandonnerai jamais mon pays aux mains des Russes.”

Retranchée chez elle avec son mari et ses quatre enfants – dont un qui souffre d’autisme et qui n’aurait pas supporté une évacuation –, elle explique l’attente :

J’ai pensé à l’urgence climatique encore éclipsée par une nouvelle crise après celle de la pandémie, et je me suis rendu compte que tout était lié. Les racines de la guerre et celles du dérèglement climatique sont les mêmes. Si nous ne réglons pas ces causes, c’est l’humanité entière qui se dirige vers sa propre perte.”

Vous êtes experte pour le Giec, avez introduit la modélisation climatique en Ukraine et êtes l’une des premières Ukrainiennes à avoir été en Antarctique. Craignez-vous pour l’avenir des sciences du climat en Ukraine ?

L’Ukraine est un État pauvre, il a fallu des années avant qu’on prenne l’urgence climatique au sérieux. Durant la crise économique survenue après la dissolution de l’Union soviétique, en 1991, nos émissions nationales ont chuté de 60 %, et nous avons remarqué des améliorations directes sur la qualité de l’eau et de l’air.

Dernièrement, le dérèglement climatique est devenu une évidence, on le voit dans nos hivers de plus en plus doux. Malheureusement, on ne peut pas demander à un pays pauvre, en guerre depuis 2014 – avec l’occupation de la Crimée et de l’est du pays –, de se soucier du climat. Et cette offensive accroîtra certainement les émissions de CO2. Reste à espérer que lorsque nous aurons vaincu l’ennemi, nous reconstruirons nos économies de manière durable sur le plan climatique avec des bâtiments plus efficients en matière d’énergie et une production énergétique propre.

Vous avez qualifié cette invasion de “guerre des énergies fossiles”…

Oui, il m’a paru clair que les causes du dérèglement climatique et de la guerre sont les mêmes. Les pays remplissent les poches de la Russie en lui commandant du gaz et du pétrole [le gaz et le pétrole représentent 60 % des exportations russes et près d’un tiers du produit intérieur brut du pays].

Plutôt que d’utiliser cet argent pour améliorer le bien-être de sa population, le Kremlin achète des armes pour envahir l’Ukraine et assassiner des civils innocents. Tout est lié. Chaque personne qui consomme du gaz ou du pétrole russe – de l’Union européenne aux États-Unis, en passant par la Suisse – participe d’une certaine manière à cette guerre. Il est sûr que les énergies fossiles ne sont pas la cause principale de l’invasion, mais elles représentent un levier indispensable qui aggrave la situation.

Que préconisez-vous ? L’Allemagne a refusé un embargo sur les énergies fossiles russes…

Il faut réduire au minimum la demande, et donc la consommation du gaz et du pétrole russes. Chaque goutte compte. Un embargo peut présenter des difficultés économiques pour les gouvernements et les citoyens, il faut en être conscient. Mais il faut tout mettre en œuvre pour se défaire rapidement de cette dépendance russe, car les risques économiques et énergétiques qui lui sont liés rattraperont les autres pays tôt ou tard.

Pensez-vous que la prise de conscience de cette dépendance problématique aux énergies fossiles russes accélérera la transition énergétique… ou la ralentira-t-elle ?

C’est difficile à dire. Remplacer le gaz russe par un gaz qatari ou états-unien ne ferait que déplacer le problème. Beaucoup de regards se tournent vers le nucléaire pour remplacer le gaz. En même temps, en Ukraine, on se rend maintenant compte que, même en 2022, l’atome n’est pas une énergie sûre.

Les forces russes ont bombardé et pris d’assaut nos centrales, comme Tchernobyl, et ont coupé l’électricité de ses équipements de sécurité. Il faut miser sur l’efficience énergétique et les énergies renouvelables locales. Contrairement au gaz et au nucléaire, aucune armée ne peut arrêter le soleil, le vent ou l’eau…

À l’avenir, peut-on s’attendre à davantage de conflits dus au changement climatique ?

C’est un point important que nous avons brièvement mentionné dans le dernier rapport du Giec, publié le 28 février. Avec un niveau de confiance moyen, on peut dire que les phénomènes liés au réchauffement climatique – comme la sécheresse – ont exacerbé la durée, l’intensité ou la fréquence de conflits violents.

Depuis l’annexion de la Crimée, en 2014, la péninsule est en situation de stress hydrique, car la majorité de son eau provient du fleuve Dniepr, en Ukraine continentale [les autorités ukrainiennes ont coupé le canal depuis l’annexion]. Le climat de la Crimée étant méditerranéen, le réchauffement climatique exacerbe la sécheresse dans cette région ainsi que l’intensité de pluies diluviennes qui provoquent des inondations subites – celles-ci endommagent alors les infrastructures et dégradent la qualité de l’eau.

Ces facteurs ont conduit à des atrocités, telles que le blocage de Marioupol par les Russes, mais aussi à leur volonté de contrôler Kherson – l’embouchure du fleuve –, où commence l’approvisionnement en eau de la Crimée. Ainsi, une fois encore, si les raisons dominantes de la guerre sont autres, ces aspects climatologiques ne peuvent être ignorés.

Les forces russes sont retardées par la raspoutitsa, avec des chars qui s’embourbent en raison du dégel… Peut-on dire que le réchauffement climatique ralentit les Russes ?

Complètement, oui. “Raspoutitsa” est un nom russe qui signifie “le temps des routes boueuses”. C’est un phénomène saisonnier durant lequel la terre s’emplit d’eau de la fonte des neiges printanières, et les routes – qui sont rarement goudronnées – deviennent impraticables. Normalement, en Ukraine, ce phénomène ne survient qu’après le mois de février, soit le mois le plus glacial qu’on nomme Lyutyy, qui signifie “Féroce, Sévère”.

Mais depuis au moins dix ans, le réchauffement climatique dérègle nos saisons et on a perdu environ un mois d’hiver, avec un début et une fin très flous. Cette année, donc, nos terres agricoles se sont muées en boue dès janvier en raison de températures plus élevées. Il est fort possible que Poutine pensait envahir l’Ukraine en janvier, lorsque la terre aurait dû être encore ferme, et que le réchauffement climatique l’ait contraint d’attendre. Le temps ne se refroidissant pas, il a dû décider de poursuivre son offensive avant l’arrivée du printemps, lors duquel les conditions auraient été encore plus défavorables.

Les civils se mobilisent pour empêcher Poutine d’assiéger Kiev. Et vous voyez un parallèle avec la lutte contre le changement climatique…

Lorsque l’être humain est confronté à une crise, sa première réaction est le déni. C’est seulement une fois qu’il reconnaît le danger et l’urgence qu’il peut agir en conséquence. En Ukraine, on s’attendait à une invasion.

Depuis l’annexion de la Crimée, l’incertitude et la menace planaient. On était mentalement prêts, d’une certaine manière. Et lorsque les forces russes ont envahi notre pays, le peuple s’est uni pour faire face à l’ennemi. Aujourd’hui, on voit que l’union fait la force, même contre la deuxième plus grande puissance militaire du monde.

Pour le climat, ce n’est pas si différent : actuellement, on rejette l’idée que le réchauffement climatique présente un grand danger et qu’il chamboulera nos modes de vie et nos sociétés. Mais si nous reconnaissons qu’on se dirige droit dans un mur, nous saurons nous unir pour agir rapidement et efficacement face à l’urgence climatique.

Il faut se dire une chose : dans son dernier rapport, le Giec alerte sur le fait que la fenêtre d’opportunité pour s’adapter au changement climatique se refermait rapidement. Avec cette guerre, elle vient de devenir très étroite, et cela menace l’ensemble de l’humanité. Si certaines personnes préfèrent fermer les yeux face au danger, tôt ou tard la réalité les rattrapera, notamment au travers d’événements météorologiques extrêmes, de crises économiques ou même de famines – l’Ukraine et la Russie sont d’ailleurs des greniers à blé pour de nombreux pays.