Déni. Machiavel soulignait que « l'habituel défaut de l'homme est de ne pas prévoir l'orage par beau temps ». À l'image du krach de 2008, de la crise de l'euro, de la vague d'attentats islamistes ou de l'épidémie de Covid-19, l'agression de l'Ukraine par la Russie est apparue comme une surprise stratégique. En réalité, elle constitue l'aboutissement d'une longue et profonde dégradation de l'environnement de sécurité des nations libres, tout particulièrement en Europe. Dans l'illusion d'une paix perpétuelle garantie par le renforcement des échanges commerciaux, les démocraties se sont enfermées dans le déni face à la brutale remontée des périls extérieurs.
Tout d'abord, le djihadisme n'a pas été éradiqué par la défaite de l'État islamique au Levant. Il a muté pour se restructurer à la fois autour d'un axe de la terreur qui s'étend du golfe de Guinée aux Philippines et comme un réseau social au sein des sociétés développées. Parallèlement, les ambitions de puissance des empires autoritaires se sont dévoilées, à l'image de la Chine en mer de Chine méridionale et à Taïwan, de la Russie qui vise la reconstitution de l'Empire soviétique, de l'Iran qui a constitué un vaste « chiistan » du Liban à l'Afghanistan. Ces régimes se sont rapprochés, notamment la Chine et la Russie, unies par une « amitié sans limites » aux termes de l'accord du 4 février 2022, qui désigne la démocratie comme leur adversaire et poursuit la mise en place d'un ordre mondial postoccidental.
Ressources rares. Les chocs et les crises qui se sont enchaînés depuis 2008 ont ainsi vu un recul majeur de la démocratie sur tous les continents, favorisé par le désengagement des États-Unis de l'Europe, du Moyen-Orient et d'Afrique. Simultanément, les dépenses d'armement se sont envolées, à l'exception de l'Europe qui a continué à désarmer jusqu'en 2015. Elles ont ainsi progressé de 1 074 milliards de dollars en 2000 à 1 981 milliards en 2020, les États-Unis restant largement en tête (778 milliards), devant la Chine (252 milliards), l'Inde (72,8 milliards) et la Russie (61,7 milliards). La conflictualité s'est étendue à de nouveaux domaines, tels que l'accès aux ressources rares et le contrôle des chaînes d'approvisionnement, l'espace, les pôles ou le cybermonde. Avec pour laboratoire la guerre de Syrie, la violence s'est libérée des institutions et des normes, tandis que les traités et les accords de contrôle des armements étaient abandonnés et que les alliances stratégiques américaines étaient mises en sommeil, voire ouvertement déstabilisées par Donald Trump, qui fut près de réaliser ce dont Staline avait rêvé en envisageant le retrait des États-Unis de l'Otan. La course à la guerre était donc enclenchée depuis des années, jalonnée du côté russe par les guerres de Tchétchénie (1994-2000), l'intervention en Géorgie (2008), l'annexion de la Crimée et le soutien des séparatistes du Donbass (2014), le sauvetage du régime de Damas (2015), le déploiement des mercenaires du groupe Wagner à partir de 2016 en Libye, en Centrafrique et au Sahel. Comme dans les années 1930, les démocraties européennes se sont volontairement aveuglées.
Menace existentielle. En envahissant l'Ukraine, Vladimir Poutine a révélé la réalité d'un monde violent, où la liberté politique se trouve en grand danger. Si le conflit est loin d'être achevé, ses enseignements sont déjà nombreux. Depuis les années 1990, les démocraties, en l'absence de menace majeure sur leur sécurité et du fait de leur supériorité technologique, ont eu la maîtrise de leurs engagements, ce dont elles ont d'ailleurs très mal usé, comme le montrent les guerres perdues d'Afghanistan, d'Irak, de Syrie, de Libye et du Sahel. Ce temps est terminé : la conflictualité n'est plus choisie mais imposée.
La guerre d'Ukraine marque également le renouveau des conflits de haute intensité entre puissances majeures, après deux décennies d'affrontements asymétriques contre le terrorisme islamiste. Ils se caractérisent par un affrontement qui se déploie dans tous les milieux - terre, air, mer, espace et cybermonde - et entraînent des pertes humaines, matérielles et économiques considérables. Parce qu'elle vise l'anéantissement total de l'adversaire, comme l'illustre la négation par Vladimir Poutine de l'existence d'un peuple, d'une histoire et d'un État ukrainiens, la guerre de haute intensité n'engage pas seulement les armées mais la nation tout entière.
Leçons. Le conflit livre aussi quelques premières leçons opérationnelles. L'enlisement russe découle d'une surestimation des capacités de l'armée, dont la modernisation est restée partielle et qui a montré des failles béantes en matière de renseignement, de communications et de coordination, comme de sous-estimation de la volonté des Ukrainiens de défendre leur patrie. Comme en Syrie, la population civile constitue un but de guerre et une cible prioritaire pour les Russes, ce qui se traduit par un bilan tragique de plusieurs milliers de morts civils et de 10 millions de déplacés - dont 3 millions de réfugiés en Europe. Enfin, la guerre de l'information joue un rôle décisif : alors que la Russie de Poutine l'avait emporté en Centrafrique et au Sahel face à la France, elle a été défaite sur ce terrain par l'Ukraine de Volodymyr Zelensky. L'invasion de l'Ukraine constitue un électrochoc pour l'Europe. Elle a réveillé l'Allemagne, qui a décidé de rompre avec son mercantilisme et sa complaisance envers la démocrature moscovite, pour investir 100 milliards d'euros en cinq ans dans ses armées et porter son effort de défense à 2 % du PIB. Elle a fait basculer l'Union européenne dans l'univers de la puissance, en approuvant des sanctions inédites contre la Russie, en prévoyant de livrer des équipements militaires à l'Ukraine à hauteur d'un milliard d'euros et en interdisant sur son territoire les vecteurs de la propagande russe. La France a certes résisté aux illusions de la fin de l'histoire, en maintenant une capacité de dissuasion nucléaire, en conservant un modèle complet d'armée, en entretenant une culture opérationnelle forgée par les interventions extérieures. Mais elle a sacrifié l'État régalien à son État-providence jusqu'à compromettre sa capacité à assurer sa sécurité intérieure et extérieure. La renaissance d'une menace existentielle sur la nation et sur l'Europe lui impose dès lors de repenser sa défense.
Usure accélérée. Depuis l'effondrement de l'Union soviétique et la professionnalisation des armées, la stratégie française a été fondée sur l'absence de menace directe sur la nation, sur la préservation de la dissuasion nucléaire mais dissociée de la gestion des crises comme de l'engagement des forces conventionnelles, sur la priorité donnée à la projection de forces dans le cadre d'opérations extérieures au territoire national, sur l'hypothèse centrale d'une mobilisation au sein de coalitions laissant du temps pour générer les forces nécessaires. La priorité a ainsi été donnée à la lutte contre le djihadisme et aux conflits asymétriques. Les armées ont supporté depuis les années 1990 l'essentiel des économies budgétaires, avec une baisse de 20 % entre 2000 et 2015. Leur format a été réduit au-delà du raisonnable : elles alignaient, en 2021, 203 000 hommes et 41 000 réservistes, contre 453 000 hommes et 420 000 réservistes en 1991. Depuis cette même année, le nombre de chars a diminué de 1 349 à 222, celui des avions de combat de 686 à 254, celui des grands bâtiments de surface de 37 à 19. Le surengagement des forces armées, avec 30 000 soldats déployés en permanence, s'est traduit par une usure accélérée des hommes et des matériels. Les lacunes capacitaires se sont accumulées dans des secteurs clés comme les drones, les frappes en profondeur, le transport aérien, le cyber ou la guerre de l'information.
Objectifs. Ce modèle a touché ses limites au Sahel, où les succès tactiques de nos armées n'ont pas empêché une défaite stratégique française, faute d'avoir su coordonner tous les leviers d'influence, du renseignement et de la guerre de l'information à la diplomatie et à l'aide économique. Depuis l'invasion de l'Ukraine, il est totalement dépassé. Le contrat opérationnel de guerre de haute intensité l'atteste, qui repose sur la mobilisation de 15 000 hommes en six mois, alors que le conflit ukrainien met aux prises 150 000 hommes du côté russe et 100 000 du côté ukrainien, auxquels s'ajoutent miliciens et volontaires. Il nous faut donc reconstruire nos armées et une stratégie globale de défense.
Que voulons-nous faire ? La priorité consiste à rétablir la capacité de garantir la sécurité de la France et des Français ainsi qu'à assurer la continuité de la vie nationale en toutes circonstances, y compris dans l'hypothèse d'un chantage chimique ou nucléaire. La France, du fait de son statut de membre permanent du Conseil de sécurité, de la mise en œuvre de la dissuasion nucléaire et de sa culture opérationnelle, possède par ailleurs une responsabilité particulière vis-à-vis de ses partenaires européens comme de ses alliés de l'Otan. Il en résulte trois grands objectifs : la sanctuarisation des intérêts vitaux de la nation, qui passe par le renforcement de la dissuasion nucléaire ; la protection du territoire national et de la population ; l'engagement dans la défense de l'Europe sur sa frontière orientale face à la Russie comme sur sa frontière méridionale face aux djihadistes.
Nouveau modèle. Comment le faire ? La France doit s'engager dans la définition et le déploiement rapides d'un nouveau modèle d'armée. Et ce autour de quatre piliers. Tout d'abord, la dissuasion nucléaire, dont la doctrine mérite d'être revue pour être mieux articulée aux forces conventionnelles et prendre en compte celle de l'armée russe qui retient un scénario d'emploi des armes nucléaires tactiques. Ensuite, la transformation d'une armée de corps expéditionnaire en une armée apte au combat de haute intensité, ce qui suppose de réviser son format à la hausse, de la connecter et de l'entraîner. D'où la nécessité d'un effort significatif sur les effectifs (augmentés de 50 000 hommes d'ici à 2030), sur les matériels (cible portée à 250 avions de combat et 20 frégates, équipement massif en canons et lance-roquettes), sur le comblement des lacunes en termes de drones, d'hélicoptères, de transport stratégique, sur le durcissement des systèmes d'information et de commandement, sur l'intégration des systèmes d'armes sur le champ de bataille, sur la disponibilité des matériels et la numérisation des soutiens, sur la reconstitution des stocks de munitions et des pièces détachées. Troisième axe, la défense du territoire, qui invite à réfléchir à la création d'une garde nationale qui serait couplée au rétablissement d'un service militaire. Enfin, la nécessaire maîtrise de l'information, qui est une composante majeure des opérations militaires.
Y mettre le prix. La France ne peut dès lors échapper à une augmentation immédiate et très significative du budget de la défense, fixé à 41 milliards d'euros en 2022. La modernisation de la dissuasion nucléaire suppose de réinvestir au moins 2 milliards d'euros par an. La remise à niveau des stocks de munitions et de pièces détachées peut être estimée entre 3 et 4 milliards d'euros. La progression de 3 milliards d'euros par an prévue par la loi de programmation militaire de 2023 à 2025 devra donc être a minima doublée. Le prochain quinquennat devra par ailleurs établir une nouvelle loi de programmation militaire pour convertir nos armées au combat de haute intensité tout en poursuivant la lutte contre le djihadisme. Les menaces existentielles qui pèsent sur la sécurité de notre nation ne laisseront ainsi pas d'autre choix que de porter l'effort de défense à au moins 3 % du PIB. Et ce d'autant plus qu'il faudra veiller à préserver un équilibre avec l'Allemagne, qui va redevenir une puissance militaire significative, en plus d'exercer le leadership économique et politique de l'Union.
Avec qui le faire ? L'adaptation de la doctrine et du système de défense français doit être conduite en coordination avec nos partenaires européens et nos alliés de l'Otan. L'objectif doit être de constituer un pilier européen au sein de l'Alliance tout en garantissant l'interopérabilité des armées et des matériels. Face à la Russie, l'engagement des États-Unis, dont 100 000 hommes sont stationnés sur le territoire européen, est déterminant. Vladimir Poutine a rendu sa raison d'être à l'Otan en la recentrant sur la sécurité collective. Les Européens doivent à la fois prendre en charge tout ce qui n'est pas couvert par l'Alliance, notamment la lutte contre le djihadisme, et se mettre en situation de pouvoir agir de manière autonome si la crise de la démocratie américaine se traduisait par une nouvelle embardée nationaliste et isolationniste.
Planifier. Mais le réarmement ne peut être seulement militaire ; il doit être aussi économique, politique et civique. Il doit s'inscrire dans une doctrine globale qui coordonne tous les acteurs, des armées aux collectivités locales, aux entreprises et aux citoyens, du recours à la force et à la lutte informationnelle jusqu'à la planification d'une économie de guerre et à la résilience de la société. La guerre de haute intensité implique de planifier la remontée en puissance de l'industrie de défense et de mettre un terme à ses difficultés de financement. Elle invite à conforter l'innovation, qui provient désormais du civil pour irriguer le militaire. Elle oblige à sécuriser la fourniture d'énergie, les approvisionnements en matières premières et à restaurer notre autonomie alimentaire. Elle impose de repenser le fonctionnement des armées et celui de l'État, dont l'épidémie de Covid a révélé les défaillances dans le domaine de la gestion de crise. Elle engage la société, les élus et les citoyens, dont la mobilisation est décisive, comme on le constate en Ukraine.
Les démocraties ont perdu la paix après 1989 ; elles ne peuvent perdre la guerre face aux empires autoritaires. Et l'issue de cette guerre ne dépend pas seulement des forces armées mais aussi de l'engagement de chacun pour défendre la liberté et en assumer les coûts. Périclès rappelait à juste titre que « ce ne sont pas les murs mais les hommes qui constituent le meilleur rempart des cités »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Ce blog est ouvert à la contradiction par la voie de commentaires. Je tiens ce blog depuis fin 2005; je n'ai aucune ambition ni politique ni de notoriété. C'est mon travail de retraité pour la collectivité. Tout lecteur peut commenter sous email google valide. Tout peut être écrit mais dans le respect de la liberté de penser de chacun et la courtoisie.
- Je modère tous les commentaires pour éviter le spam et d'autres entrées malheureuses possibles.
- Cela peut prendre un certain temps avant que votre commentaire n'apparaisse, surtout si je suis en déplacement.
- Je n'autorise pas les attaques personnelles. Je considère cependant que ces attaques sont différentes des attaques contre des idées soutenues par des personnes. Si vous souhaitez attaquer des idées, c'est bien, mais vous devez alors fournir des arguments et vous engager dans la discussion.
- Je n'autorise pas les commentaires susceptibles d'être diffamatoires (au mieux que je puisse juger car je ne suis pas juriste) ou qui utilisent un langage excessif qui n'est pas nécessaire pour l'argumentation présentée.
- Veuillez ne pas publier de liens vers des publicités - le commentaire sera simplement supprimé.
- Je suis pour la liberté d'expression, mais il faut être pertinent. La pertinence est mesurée par la façon dont le commentaire s'apparente au sujet du billet auquel le commentaire s'adresse. Si vous voulez juste parler de quelque chose, créez votre propre blog. Mais puisqu'il s'agit de mon blog, je vous invite à partager mon point de vue ou à rebondir sur les points de vue enregistrés par d'autres commentaires. Pour ou contre c'est bien.
- Je considère aussi que la liberté d'expression porte la responsabilité d'être le propriétaire de cette parole.
J'ai noté que ceux qui tombent dans les attaques personnelles (que je supprime) le font de manière anonyme... Ensuite, ils ont l'audace de suggérer que j'exerce la censure.