27/03/2022

Gérard Araud – Comment concilier Otan et défense européenne

Le president americain Joe Biden avec Emmanuel Macron au quartier-general de l'Otan a Bruxelles le 24 mars 2022.

 CHRONIQUE. La guerre en Ukraine est un réveil : l’Europe doit se réarmer. Paris rêve d’une défense commune, mais nos partenaires préfèrent la tutelle américaine.

Depuis des années, la France jouait, en Europe, le rôle de Cassandre, dont on n'écoute pas les avertissements.

Elle n'a cessé d'appeler ses partenaires à doter l'Union européenne des moyens de défendre leurs intérêts par eux-mêmes sans toujours recourir à l'allié américain. Mais, non seulement, elle le faisait en vain, mais elle était en plus accusée de vouloir ainsi miner le rôle d'une Otan à laquelle tous les Européens restent attachés. À chaque fois qu'un nouveau ministre des Affaires étrangères arrivait au Quai d'Orsay, je savais qu'une de ses premières idées serait de demander une initiative pour renforcer la défense européenne, et le scénario était toujours le même : indifférence de nos armées, qui préfèrent agir à titre national ou dans le cadre de l'Otan plutôt que dans celui de l'UE, et méfiance, voire opposition, de nos partenaires.

Nous avons donc élaboré pour l'UE des doctrines qui sont restées lettre morte et créé des unités qui ne sont jamais intervenues. Les opérations conduites par l'UE sont restées marginales. Rien n'y faisait : que les États-Unis se désintéressent des conflits en Ukraine, en Syrie, en Libye ou dans le Sahel, aux frontières de l'UE, ou que Trump fasse douter de la garantie américaine ne suffisait pas à persuader les Européens d'augmenter leurs moyens militaires et de renforcer le rôle de l'Union dans le domaine de la sécurité.

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L'agression russe en Ukraine paraît soudain avoir rebattu les cartes. Les pays européens, Allemagne en tête, annoncent tous vouloir accroître leur budget de la défense. Notre continent se réveille de la torpeur qui avait suivi la fin de la guerre froide et l'effondrement du bloc soviétique et comprend que le monde nouveau qui se dessine de la mer de Chine du Sud à la mer d'Azov est porteur de dangers, que l'on ne pourra exorciser qu'en invoquant le droit international. Dans un monde de carnivores, l'Europe ne peut rester le seul herbivore. Il lui faut se réarmer.

Le pragmatisme de Jacques Chirac

La France pourrait ressentir une satisfaction discrète de voir enfin ses avertissements entendus, mais s'y mêle la dose d'amertume qu'accompagne le fait que c'est dans le cadre de l'Otan, et non de l'UE, que se manifeste ce sursaut. Cet Otan, hier en état de « mort cérébrale », comme le notait avec raison Emmanuel Macron, sort de son coma parce que Poutine lui fournit une nouvelle raison d'être. Plus que jamais, tous nos partenaires européens voient dans l'Alliance le seul recours pour leur sécurité, parce qu'elle signifie la garantie militaire américaine dont la gesticulation nucléaire russe rappelle le besoin, mais aussi parce qu'elle fournit une chaîne de commandement éprouvée, des doctrines et des standards communs pour nos armées.

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Alors, que peut faire la France ? Bouder, comme elle l'a fait si souvent, en répondant « UE » quand tous nos partenaires disent « Otan » ? À quoi bon ? Nous ne pouvons ignorer le fait que le conflit en Ukraine n'a fait qu'exacerber, à savoir la vision euro-atlantique qu'ont les Européens de leur sécurité. Ils ne conçoivent pas celle-ci sans les États-Unis et le Canada, ce qui signifie qu'ils privilégient l'Alliance atlantique pour la concrétiser. En 1995, Jacques Chirac, de manière pragmatique, avait proposé d'organiser le recours par l'UE aux moyens de l'Otan pour mener ses propres opérations. C'était consacrer la complémentarité et la coopération entre les deux organisations. J'avais moi-même négocié ces arrangements, dits « de Berlin », parce qu'approuvés à la réunion ministérielle de l'Otan qui se tenait alors dans cette ville. Ils avaient été ensuite approfondis.

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L'UE peut donc recourir à la chaîne de commandement de l'Otan en la plaçant sous sa propre autorité pour conduire une opération européenne. Ne pourrait-on pas explorer cette voie pour aller plus loin au lieu de susciter une concurrence entre l'Otan et l'UE, dont certains rêvent à Paris, mais qui ne pourrait se conclure qu'aux dépens de la seconde en raison des préférences unanimes de tous les Européens ? Ce serait faire preuve du même réalisme que celui de Jacques Chirac et tirer les conséquences du renouveau que doit aujourd'hui l'Otan à Vladimir Poutine.

La nécessité de la coopération UE-Otan

Ce ne sera pas facile. Non seulement parce que les Français ne sont pas naturellement pragmatiques, mais aussi, et surtout, parce que les Américains doivent accepter que cette coopération fonde une réelle autonomie européenne. Il est humain qu'à Washington, et en particulier au département de la Défense, on veuille le beurre et l'argent du beurre et qu'on essaie d'exercer le contrôle le plus étroit possible sur la politique de l'UE via ce soutien apporté par l'Otan. Ce serait faire preuve de courte vue dans la mesure où, si les États-Unis veulent réaliser leur pivot vers l'Asie, encore faut-il qu'ils laissent derrière eux des alliés capables d'assumer leurs responsabilités sans se précipiter à Washington au premier coup de feu.

Ce ne sera pas non plus facile, parce que la Turquie et le Royaume-Uni poseront leurs conditions. Mais, il faut être lucide sur les deux rives de l'Atlantique, à Washington comme à Paris : il n'y aura pas de défense européenne qui compte sans reconnaître, d'un côté, le rôle éminent de l'UE et, de l'autre, la nécessité de la coopération de celle-ci avec l'Otan. L'invasion de l'Ukraine est un tournant à de multiples titres. Il faut savoir en tirer les leçons, même si elles supposent de profondes remises en cause.

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