Le Point : Joe Biden annonce pouvoir fournir, à terme, 50 milliards de mètres cubes de gaz naturel liquéfié (GNL) à l'Europe pour restreindre la dépendance au gaz russe. Au fond, n'est-ce pas le président américain qui est le grand gagnant de cette guerre en Ukraine ? Poutine n'est-il pas en train de renforcer les États-Unis et l'Otan ?
Jean-Dominique Giuliani : Oui, Poutine a ressuscité l'Otan, qui était effectivement en difficulté, comme l'avait diagnostiqué Emmanuel Macron. Elle reste l'alliance privilégiée par les Européens qui, majoritairement, n'ont pas voulu développer leurs propres capacités, contrairement à ce que la France réclame depuis longtemps. Les Américains vont trouver pour leur GNL les nouveaux débouchés qu'ils souhaitaient. On ne peut pas dire pour autant qu'ils sont les « gagnants » de la situation actuelle. Ils l'observent de loin avec des regards qui ne sont pas les nôtres, en souhaitant ne pas avoir à intervenir.
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J'espère que nos partenaires, notamment de l'est de l'Europe, vont comprendre enfin qu'un pays qui n'assure pas sa sécurité n'a pas beaucoup de chances de la voir assurée durablement par d'autres, même les meilleurs alliés. D'ailleurs, les « meilleurs alliés » sont souvent les plus proches, tout simplement parce qu'ils partagent une situation, des craintes, des intérêts ou des ressentis. Seule une défense européenne peut garantir notre sécurité au premier accroc. Bien sûr, les États-Unis restent nos alliés dans le camp des démocraties. Mais, comme pour les deux conflits mondiaux, leur premier réflexe n'est pas d'intervenir et de stopper la menace, même s'ils finissent par nous rejoindre et emporter les batailles finales. Pour cela, il faut aux Européens une force propre, une capacité de décision autonome. Tout cela ne remet pas en cause notre Alliance atlantique, au contraire.
Le début des hostilités a désormais commencé il y a plus d'un mois. Vous annonciez, ici au Point, que l'armée russe aurait bien de la peine à avancer et à se maintenir. C'est le cas. Mais est-ce de nature à faire reculer Poutine pour autant ?
La seule chose qui peut arrêter Poutine, c'est la force. La résistance des Ukrainiens est héroïque et les honore. Ils se battront jusqu'au bout, comme ils le montrent à Marioupol. Si Poutine piétine sur le terrain, comme c'est probable, il renoncera peut-être et tentera de trouver un « récit » pour expliquer qu'il a gagné. Mais nous devons être conscients que ne pas utiliser la force met l'Europe en danger. Bien que les alliés aident fortement les Ukrainiens par des livraisons de matériel et de renseignements, ils devraient laisser planer une menace plus crédible sur l'armée russe, par exemple en fixant des « lignes rouges » publiques. Je pense aux dommages causés aux populations civiles, qui constituent des crimes de guerre incontestables et que nous ne devrions pas accepter.
Ce cortège de souffrances et de misère est insupportable à quelques kilomètres de nos pays prospères. La demande d'une zone d'exclusion aérienne que le président ukrainien [Volodymyr Zelensky, NDLR] réitère dès qu'il le peut est à cet égard légitime et fondée. Nous l'avons fait pour les Kurdes en Irak. Nous devrions le faire pour des Européens en Europe !
Il n'y a pas lieu d'avoir peur des Russes, dont l'armée a montré les limites. Je ne comprends pas cette prudence excessive dont les alliés n'ont pas fait preuve ailleurs. Est-ce la peur d'une escalade ? Du nucléaire ? C'est ridicule. Le dirigeant russe qui voudrait jouer avec ces outils en serait vite dissuadé. Le bluff russe a fonctionné, et c'est bien regrettable. Il faut y voir le signe de la peur, qui n'est pas qu'européenne…
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Joe Biden présente la guerre comme un combat entre les démocraties unies contre l'autoritarisme d'un homme qui entend faire la démonstration de la supériorité de son régime. Cette lecture politique du conflit n'est-elle pas de nature à engager l'Europe dans une guerre totale à terme ?
Il n'a pas tort, mais il devrait en tirer des conclusions différentes en se montrant plus ferme et plus déterminé. Oui, les autocrates veulent dicter leurs conditions aux démocrates. Ces derniers doivent montrer leurs forces pour éviter de voir leurs démocraties, leurs voisins, leurs alliés, leurs valeurs peu à peu grignotés. C'est un combat qui va durer longtemps et que les Européens devront affronter plus ouvertement.
Si une bombe tombe en Pologne, par mégarde ou par intention, quelle est la doctrine exacte qui régit la réaction des pays de l'Otan ?
C'est à l'Otan qu'il faut poser la question. En affirmant que « pas un centimètre carré » du territoire d'un État membre de l'Alliance ne peut être touché, le président américain et le secrétaire général espèrent dissuader l'agresseur potentiel. Je prends le pari – hélas – que l'Alliance cherchera tous les prétextes – l'erreur, la mauvaise exécution d'un ordre, etc. – pour ne pas réagir. En fait, elle aurait dû déjà agir. Elle devrait agir devant les monstruosités auxquelles se livre Poutine. Dix millions d'Ukrainiens sur les routes, des milliers de morts. Jusqu'à quand allons-nous tolérer cela ?
Les Européens ont adopté, jeudi, leur « boussole stratégique », premier livre blanc de la défense des 27. La défense européenne est-elle, selon vous, enfin sur la bonne voie ?
C'est une analyse stratégique partagée par les 27, après de longs mois d'échanges et de partage. L'Union s'est donc dotée d'une stratégie, et il faut s'en réjouir. Cela marque une étape importante vers une Europe plus consciente de ses obligations en matière de défense. C'est important. Pour autant, comme le dit le proverbe français, « c'est au pied du mur qu'on voit le maçon ». C'est donc dans les crises que l'on pourra se faire une idée de la prise de conscience des Européens et de leur détermination. Gageons qu'il y a encore du travail.
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