Mercredi [16 mars] après-midi, le commandant d’un bataillon de réservistes ukrainiens se tenait près d’un barrage routier sur l’autoroute Odessa-Mykolaïv. Repérant des journalistes étrangers, il leur a tenu le discours suivant, en français et en anglais :

Dites à vos peuples que les Ukrainiens se battent et vont l’emporter, mais nous aurons besoin de deux choses : de l’argent pour reconstruire notre économie et d’un bouclier antimissile pour protéger notre peuple des bombardements russes.”

Au même moment, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, s’adressait en direct en visioconférence au Congrès des États-Unis et appelait l’administration Biden à lui fournir des armes.

Le discours de Zelensky, traduit simultanément en anglais, était accompagné d’une vidéo montrant l’impact meurtrier du bombardement par la Russie des villes et villages ukrainiens, y compris des images de cadavres entassés dans des fosses communes, d’enfants soignés dans des hôpitaux et d’orphelins fuyant les ruines. Le tout avec, en bande-son, des violons poignants évoquant les documentaires consacrés à la Shoah.

Le Congrès a réagi au discours combatif de Zelensky par un tonnerre d’applaudissements, et l’administration Biden a aussitôt annoncé que l’Ukraine allait obtenir 800 millions de dollars supplémentaires d’assistance militaire, ce qui devrait également inclure la livraison de nouveaux drones. Cependant, au même moment, une issue potentiellement différente à cette guerre était discutée dans d’autres capitales.

Une issue humiliante pour les Ukrainiens

Des pourparlers menés entre représentants russes et ukrainiens, à la fois directement et par l’intermédiaire de divers médiateurs, dont le Premier ministre israélien, Naftali Bennett, il ressort qu’un accord pourrait se dessiner et porter sur un cessez-le-feu et un retrait partiel de la Russie hors de certaines zones envahies ces trois dernières semaines. En échange, l’Ukraine reconnaîtrait la péninsule de Crimée [annexée par Moscou en 2014] comme territoire relevant de la souveraineté russe, un statut autonome spécial serait accordé aux deux enclaves prorusses du Donbass et Kiev renoncerait à revendiquer une adhésion à l’Otan ou à l’Union européenne, voire accorderait implicitement à la Russie un droit de veto sur sa politique étrangère. Des limites seraient également imposées à la taille de l’armée ukrainienne en échange de garanties de sécurité de la part des puissances occidentales.

Certes, ce serait une issue humiliante pour des Ukrainiens qui se sont battus d’une façon incroyablement courageuse et que personne n’imaginait, mais cela permettrait de mettre rapidement un terme à la destruction de leur pays.

Le dilemme de Zelensky est cruel. Parviendra-t-il à épargner à son pays de nouvelles souffrances qui pourraient durer des mois, voire des années, en acceptant des concessions majeures sur la souveraineté de l’Ukraine ? S’il le fait, peut-il être sûr que Poutine [le président russe] renoncera pour sa part à son ambition d’étrangler une Ukraine indépendante ? Enfin, les milieux ultranationalistes ukrainiens ne risquent-ils pas d’accuser Zelensky de trahison, voire de le renverser ?

Poutine et Zelensky coincés par leurs discours

Dans un discours martial retransmis à la télévision russe pratiquement au même moment où Zelensky s’adressait au Congrès américain, Poutine n’a émis aucun signe d’apaisement, bien au contraire. Il a répété l’affirmation selon laquelle le gouvernement Zelensky était “le régime néonazi de Kiev”, lequel “était sur le point [avant la guerre] d’acquérir des armes de destruction massive dont la cible aurait bien entendu été la Russie”. Poutine a même fait montre d’un ton encore plus agressif envers celles et ceux qui, parmi ses propres citoyens, s’opposent à la guerre en Ukraine, les qualifiant de “gens prêts à vendre leur propre mère”, de “traîtres”, de “racaille” et de “cinquième colonne”, tout en assurant que “le peuple russe saura les reconnaître et les recracher comme on le fait d’une mouche qui entre accidentellement dans notre bouche”. Ce n’est pas exactement le discours que l’on attend de quelqu’un disposé à signer un accord de paix après être entré en guerre avec son voisin.

Les diplomates impliqués dans les tentatives de médiation entre les deux parties estiment que, objectivement, Poutine et Zelensky sont coincés par leurs discours respectifs.

Tous deux risquent d’avoir du mal à faire accepter des concessions par leurs opinions publiques respectives. Zelensky doit également faire face aux attentes d’une opinion occidentale qui souhaite, par procuration, qu’il poursuive encore quelque temps le combat contre la Russie avant de conclure un éventuel accord. Enfin, nombreux sont les diplomates qui se demandent tout simplement s’il y aura un jour un accord à signer. Et, si oui, combien de temps sera-t-il respecté ?

Zelensky a répété à plusieurs reprises qu’il savait depuis longtemps que l’Ukraine ne rejoindrait jamais l’Alliance atlantique. Cela n’a pas suffi à calmer Poutine. Dès lors, même si l’Ukraine révise sa Constitution et s’engage à adopter un statut de neutralité totale entre la Russie et l’Occident, elle restera aux yeux de Poutine une entité fictive indigne de toute forme réelle d’indépendance. Il ne sera prêt à la voir rester séparée de la Russie que si elle accepte explicitement un statut d’État vassal de Moscou.

Mettre un terme à l’indépendance de l’Ukraine, tôt ou tard

L’Ukraine pourrait devenir un pays “neutre” comme la Finlande ou la Suède. Elle pourrait même se reconstruire malgré la destruction et l’effroyable carnage provoqués par cette guerre et renouer avec le développement.

Mais tant qu’elle restera réellement indépendante et, surtout, dirigée par un gouvernement démocratiquement élu, elle sera toujours tentée de s’aligner sur l’Occident et de repousser toute ingérence du Kremlin dans ses affaires intérieures. Or tant que ce sera le cas, l’existence d’une telle Ukraine restera quelque chose d’intolérable aux yeux de Poutine.

Autrement dit, l’hypothèse la plus réaliste est de voir le président russe se résoudre à apposer très officiellement sa signature au bas d’un accord de paix russo-ukrainien, dans l’espoir d’obtenir une levée des sanctions imposées à une Russie économiquement chancelante et de gagner du temps pour réformer une armée dont la prétendue modernisation s’est avérée un échec sur le terrain ukrainien.

Mais la signature d’un tel accord ne sera jamais qu’une péripétie dans la volonté inébranlable de Vladimir Poutine de mettre un terme, tôt ou tard, à l’indépendance de l’Ukraine.

Bref, pour Zelensky, le dilemme est “signer ou ne pas signer” un accord, les deux scénarios pouvant être, à long terme, destructeurs pour l’Ukraine.