02/12/2020

Covid-19: la bureaucratie française en folie

ENQUÊTE - Décisions ubuesques, réglementations kafkaïennes ou tatillonnes, gabegie de l’argent des contribuables... Les deux confinements imposés au pays ont mis au jour des errements typiquement français. Revue de détail des bévues de nos pouvoirs publics et de leurs administrations.

Le délire bureaucratique français, ce sont les Allemands qui en parlent le mieux. La description de notre «Absurdistan autoritaire» décrit par Annika Joeres, la correspondante à Paris de Die Zeit, publiée le 12 novembre sur le site de l’hebdomadaire, reflétait si fidèlement les mille et une contraintes de notre confinement que tous les médias de l’Hexagone s’en sont fait l’écho. De la distinction entre commerces «essentiels» ou «non essentiels» à l’attestation de déplacement - une exclusivité mondiale -, comment en est-on arrivé là?

Les commerçants, qui ont recommencé à respirer depuis les annonces d’Emmanuel Macron, mardi, ont été les premières victimes de ce délire qui prospère sur deux travers très français: l’autoritarisme et la bureaucratie centralisée.

Si les fermetures décidées dans le cadre du deuxième confinement ont fait débat jusqu’au bout, la notion de «commerce non essentiel» a très rapidement été considérée comme une «maladresse», y compris par ceux qui l’ont employée, comme le ministre de la Santé Olivier Véran. Mais impossible de savoir si l’idée d’y recourir a germé dans son ministère ou ailleurs. «C’est une catégorie qui existe dans la nomenclature administrative», se défend un des acteurs du dossier. Et la fermeture des rayons «non essentiels» des grandes surfaces? «C’est un bug dans la décision de fermer les commerces qui a été provoqué par le choix de la Fnac de laisser ouverts ses rayons de livres, nous explique-t-on. En vingt-quatre heures, tous les commerçants de France étaient au courant. Du point de vue de l’équité, il était impossible de faire autrement, sauf à remettre en cause l’arbitrage du président!»

Chaussettes, slips et mascara

L’annonce de la fermeture des rayons non essentiels des grandes surfaces a été faite par Jean Castex le 1er novembre au JT de TF1. Dès le lendemain, la cellule interministérielle de crise, dirigée à Matignon par Nicolas Revel, était en ébullition. La haute administration française compte dans ses rangs des producteurs compulsifs de normes qui ne demandaient pas mieux que de se pencher sur le cas des chaussettes, des slips et du mascara.

À l’inverse, la décision de rouvrir les commerces, elle, a complètement échappé à la sphère bureaucratique. Et pour cause: elle a été défendue conjointement par Olivier Véran et le ministre de l’Économie Bruno Le Maire, qui se sont mis d’accord pour adopter une position commune lors du Conseil de défense qui a précédé. Les deux hommes ont beau diverger parfois sur la gestion de la crise (Le Maire est celui qui a le plus défendu les commerçants) ils se respectent et s’entendent bien. Le ministre de la Santé était prêt à rouvrir avant le 1er décembre, mais craignait que le Black Friday ruine les bénéfices du confinement. Le ministre de l’Économie lui a répondu qu’il en faisait son affaire. En trois jours, il est parvenu à convaincre la grande distribution puis le commerce en ligne de reporter l’opération de promotion la plus juteuse de l’année.

La crainte d’une révolte des commerçants et des artisans a aussi beaucoup joué dans les décisions annoncées mardi par Emmanuel Macron

La crainte d’une révolte des commerçants et des artisans a aussi beaucoup joué dans les décisions annoncées mardi par Emmanuel Macron. Outre leur coût, les fermetures faisaient courir à l’exécutif le risque d’une «crise des “gilets jaunes” puissance dix», selon la formule d’un membre du gouvernement, qui souligne que «les commerçants sont plus populaires et disposent de plus de relais» que le mouvement des ronds-points.

Ils l’ont d’ailleurs prouvé en faisant, filière par filière, le siège des ministères dont ils dépendent pour obtenir des dérogations. Frédéric Naudet, président de l’Association française du sapin de Noël naturel, se rappelle la consternation de la profession quand la décision du confinement est tombée: «Les commandes nous avaient déjà été passées, on avait engagé les frais accessoires pour acheter les palettes et tout le matériel, on devait commencer à couper les arbres.» Six millions de sapins sont vendus chaque année en France et les producteurs font leur chiffre d’affaires sur à peine plus d’un mois. Le «décret sapin», paru la semaine dernière, les a sauvés. «Julien Denormandie, le ministre de l’Agriculture, s’est bien battu», se félicite Naudet. La mobilisation des élus des départements concernés a pesé: le sapin est un sujet sensible, comme l’a appris à ses dépens Pierre Hurmic, le maire de Bordeaux, qui voulait s’y attaquer.

Double peine

Pour les producteurs de fleurs coupées et de plantes décoratives, en revanche, c’est la double peine. «Emmanuel Macron a dit que l’agriculture devait continuer, mais il nous a supprimé tous les créneaux de distribution, explique Marie Levaux, présidente de la Fédération nationale des producteurs de l’horticulture et de la pépinière. Résultat, on travaille, parce qu’on n’a pas droit au chômage partiel, mais on jette notre production, parce qu’on ne peut plus la vendre. C’est un non-sens économique et un crève-cœur.» La filière vient juste d’obtenir 25 millions d’euros de compensation pour le premier confinement, soit la moitié à peine de la valeur des stocks qu’elle a dû détruire au printemps.

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«Une commission venant de conclure que l’eau ça mouille, nous avons finalement le droit de vendre des parapluies.» De toutes les (nombreuses) piques lancées au gouvernement depuis le début de la croisade contre les «produits non essentiels», c’est sans doute la campagne virale lancée par Monoprix la semaine dernière qui remporte la palme. Impossibilité d’acheter une paire de chaussettes ou un oreiller en faisant ses courses, alors que le rayon casseroles, lui, est en zone verte. Cette situation abracadabrantesque n’aura fait que jeter de l’huile sur le feu, ajoutant de l’agacement et de l’incompréhension à l’atmosphère anxiogène liée aux risques sanitaires. Et les employés de Monoprix de constater que des bandeaux ou des bâches en plastique n’ont que très peu d’effets pour dissuader les clients. «Ils se présentent quand même en caisse avec les articles, nous affirment l’un d’entre eux, employé dans une enseigne du centre de Paris. Et quand on refuse de les passer, certains s’énervent, alors qu’on ne peut rien y faire.»

Pourtant, depuis le reconfinement, les forces de l’ordre ont dressé plus de 100.000 procès-verbaux « pour non-respect des conditions de circulation »

Parmi les autres règles ubuesques, l’interdiction d’exercer pour les coiffeurs alors que les sex-shops, eux, sont toujours ouverts. À l’instar des enfants de plus de 3 ans qui sont priés d’arrêter de grandir (leurs habits n’étant pas jugés «essentiels» contrairement à ceux de leurs cadets), les cheveux aussi devaient se garder de pousser ces dernières semaines. «On croit rêver», nous confie la patronne d’un salon de coiffure qui souhaite rester anonyme. «On avait tous rouvert les salons en installant des mesures hygiéniques comme il fallait et en diminuant les rendez-vous.» Sur le répondeur du salon qui annonce la fermeture, la coiffeuse laisse donc un e-mail pour la contacter. «Les gens sont malins: ils envoient un mail, et je propose des rendez-vous à domicile. C’est encore moins hygiénique puisque je passe d’un domicile à l’autre toute la journée, mais au moins je bosse.» Quid des contrôles? «En trois semaines, je n’ai pas été contrôlée une seule fois.»

Pourtant, depuis le reconfinement, les forces de l’ordre ont dressé plus de 100.000 procès-verbaux «pour non-respect des conditions de circulation», dont 12.000 en 24 heures. Si la plupart n’ont pas été contestés, d’autres ont marqué les esprits par leur absurdité ou leur absence totale d’opportunité. Comme par exemple aux Lilas et à Bagnolet (Seine-Saint-Denis), où deux libraires dont l’activité ne se maintient que grâce au «click and collect» ont reçu chacun une amende de 135 euros pour des tables de retrait des commandes «non conformes». À Strasbourg, pendant une manifestation «pour la messe», la préfecture, que l’on a vu moins ferme au cours des traditionnels incendies de voitures de la Saint-Sylvestre dans les quartiers sensibles, n’a pas hésité à interdire à des familles «de prier, même en silence». Dans le même temps, à Marseille, le préfet de police des Bouches-du-Rhône, Emmanuel Barbe, déclarait sans rire avoir constaté au cours d’une opération «dans des endroits où l’on vend de la drogue», que «personne parmi les acheteurs, et à plus forte raison parmi les vendeurs, n’avait d’attestation.» Ubu est roi, vous dit-on.

Centralisme bureaucratique

Ces rigidités et incohérences édictées par l’administration n’ont pas seulement un côté ubuesque, kafkaïen ou fantaisiste à la Prévert. Bien plus grave: elles ont aussi plombé la gestion de la crise sanitaire dans les hôpitaux. «Nous sommes saisis en urgence trois fois par jour», constate Alain Lambert. L’ancien ministre du Budget est aujourd’hui le patron du Conseil national d’évaluation des normes. En première ligne, donc, face aux absurdités du centralisme bureaucratique à la française. Il cite l’exemple de «ce malade qui est transporté d’un hôpital public vers une clinique privée, mais dont l’ambulance doit rebrousser chemin parce que les formulaires ont été mal remplis. Ils sont repartis en sens contraire avec le malade pour obtenir l’autorisation en bonne et due forme».

La paralysie bureaucratique s’explique d’abord, selon lui, par un problème de méthode. «Le pays n’avait qu’un seul objectif à atteindre: empêcher la saturation des services d’urgence et de réanimation, mais les moyens pour y parvenir pouvaient être ouverts au débat.» Autrement dit, il fallait laisser les initiatives locales trouver des solutions locales.

La loi a été écrite à la ­demande des syndicats de l’hôpital public pour empêcher les partenariats entre le ­public et le privé

Alain Lambert, ancien ministre du Budget et patron du Conseil national d’évaluation des normes

Mais, la plupart du temps, le légalisme tatillon des chefs de bureau et l’hypercentralisation du commandement administratif ont eu le dessus. Parfois, l’obstacle est législatif, mais la loi est toujours appliquée avec un zèle qui augmente encore ses effets. C’est le cas sur les relations entre l’hôpital public et les cliniques privées. «La loi a été écrite à la demande des syndicats de l’hôpital public pour empêcher les partenariats entre le public et le privé», explique Lambert. «Si on a malgré tout constaté une entraide cette année, c’est parce que les directeurs d’hôpitaux se connaissaient et qu’ils ont fait fi du risque d’être dénoncés pour faute professionnelle», poursuit l’ancien ministre, qui se souvient n’avoir reçu l’autorisation de créer un centre de soin public-privé dans son département de l’Orne qu’à condition de ne pas faire travailler ensemble les salariés du public et les libéraux. «On m’a finalement demandé de créer deux accès différents pour qu’ils ne se croisent pas!» Pendant la pandémie du mois de mars, on a ainsi vu des trains et des avions acheminer des malades très loin de chez eux, «alors que des cliniques privées à côté auraient pu les accueillir».

Effets secondaires dangereux

Les embarras bureaucratiques ont été particulièrement criants lors de la campagne d’achat de masques et de machines pour réaliser des tests PCR. Là aussi, le code des marchés publics impose des procédures par temps calme. «Quelque 20.000 respirateurs avaient été commandés en urgence, mais quand ils sont arrivés, on a découvert qu’il s’agissait de modèles miniatures. Je vous laisse imaginer la tête des médecins réanimateurs quand ils les ont vus arriver. Aujourd’hui, ils dorment dans un hangar», raconte le Pr Christian Perronne, chef de service à l’hôpital de Garches. De même, le choix d’acheter «pour plus d’un milliard d’euros d’appareils PCR était en fait une erreur, car ils sont trop sensibles et détectent trop de faux positifs tout en n’apportant de réponse que trop lentement», continue-t-il. «Quant à l’achat du remdésivir pour un milliard d’euros, c’est une autre gabegie: on sait que ce médicament a des effets secondaires très dangereux, et l’OMS l’a confirmé récemment. Pourtant, l’agence du médicament a donné son autorisation en urgence», regrette Perronne.

Que faut-il faire en période de crise? «Je ne vois pas d’autre solution que d’alléger la responsabilité des fonctionnaires pour leur permettre de prendre des décisions dans l’urgence», avance Alain Lambert, qui propose une disposition inspirée du droit canadien: «Le fonctionnaire informe sa hiérarchie de sa décision, et elle n’a que huit jours pour le sanctionner s’il a mal agi, ensuite sa décision est prescrite.» Cela permettrait de ne pas décourager les initiatives de bon sens. «Il faut aussi créer des critères d’évaluation des fonctionnaires qui tiennent compte de la réaction rapide aux événements, et pas seulement de la légalité», conclut-il. Le moins que l’on puisse dire est qu’il n’a pas encore été entendu. «Face à ces blocages, le pouvoir politique n’a pas tapé sur la table, mais il est vrai que l’administration se sent de moins en moins dépendante d’un pouvoir qui n’a plus prise sur elle», admet de son côté un haut fonctionnaire.

«Le» sujet tabou

Les effets d’annonce absurdement mis en œuvre font aussi partie des folies administratives françaises. À la sortie du premier confinement, l’AP-HP décide d’accorder une prime de 1500 euros pour tous les personnels soignants qui ont fait face à l’afflux des malades de la Covid-19. Mais, très vite, la mesure appliquée à l’aveugle ne cible qu’une part infime du personnel mobilisé. «Cette prime était destinée seulement à ceux qui ont travaillé en mars, mais pas à ceux qui ont travaillé du 15 mars au 15 avril ni ceux qui sont venus aider alors qu’ils habitaient dans un autre département», raconte le Pr Peyromaure, chef de service à la Salpêtrière et auteur d’Hôpital, ce qu’on ne vous a jamais dit… «En revanche, ceux qui, comme moi, étaient chez eux parce qu’ils ne pouvaient plus exercer leur spécialité ont aussi reçu la prime!»

Le Pr Peyromaure, qui pourtant travaille pour l’hôpital public, juge sévèrement l’approche des médecins du Conseil scientifique et des instances du ministère de la Santé: «Ils sont dans leur monde, payés par la puissance publique, ils ne s’intéressent pas aux effets économiques désastreux du confinement et ils n’envisagent pas en priorité des procédures qui cherchent à sauver aussi l’économie.» Car le prisme bureaucratique prime dans toutes les décisions prises, qu’il s’agisse de l’organisation de la riposte à la pandémie ou de l’indemnisation de l’économie. «Chaque année, il y a 600.000 morts, et on met un pays par terre pour en sauver 30.000, c’est irresponsable», ose-t-il affirmer à propos de ce sujet tabou dans le débat public.

 
Source le Figaro  Par Judith Waintraub, Charles Jaigu, Cyril Hofstein, Vincent Jolly et François Delétraz

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