13/12/2020

Flamanville, le projet maudit du nucléaire français

Alors que les premières livraisons de combustible nucléaire s'acheminent enfin vers le futur EPR de Flamanville, Greenpeace tente de lancer une nouvelle polémique sur la sûreté de la centrale. Une de plus parmi celles qui ont entaché un chantier dantesque et maudit, dont le surcoût atteint des niveaux stratosphériques. Certains se demandent si l'EPR français pourra un jour démarrer.

En pleine crise sanitaire, l'événement est passé inaperçu, à part peut-être pour les habitants de la commune de Flamanville, qui, vers 22 heures ce 26 octobre, ont entendu un ballet d'hélicoptères, de camions et de véhicules de gendarmerie déferler jusqu'à eux. Leur destination ? La centrale nucléaire d'EDF qui, depuis 2007, abrite le chantier du réacteur EPR (« Evolutionary Power Reactor »), responsable de la notoriété de ce bourg aux allures de « petite Irlande », au pied du cap de la Hague.

Ces camions sont les premiers d'une longue série qui va continuer de converger vers Flamanville au cours des prochains mois pour y livrer du combustible nucléaire . Pour ce chantier qui collectionne les reports improbables, c'est une étape hautement symbolique qui marque - aux yeux de la régulation - le début d'une « mise en service partielle ».

« On entre dans le concret »

Pour Greenpeace, c'est l'occasion d'allumer une nouvelle polémique sur la sûreté du site : ce lundi, l'ONG a dévoilé qu'elle a pu avoir accès à des milliers de pages de documents sensibles « comprenant des plans précis du site ou encore la localisation des caméras de sécurité ». Une fuite d'ampleur qui, selon elle, atteste du fait qu'« EDF n'est pas en mesure de garantir la sécurité d'un site aussi sensible ».

A Flamanville, on se félicite pourtant. « On entre dans le concret : on est une installation nucléaire ! », fait valoir le délégué CGT du site, Maxence François. ​Crise sanitaire oblige, l'événement a été célébré par « l'envoi d'un e-mail », raconte Alain Morvan, le directeur du projet « Flamanville 3 » (l'EPR doit devenir le troisième réacteur sur le site), qui précise qu'il aurait volontiers préféré organiser « un café croissant » avec ses équipes. Mais si EDF se fait si discret, c'est aussi parce que, en dépit des apparences, son réacteur est encore loin de produire de l'électricité.

Un projet à 19 milliards d'euros

Mis au pied du mur après des années de débats avec l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) sur des soudures mal faites et mal contrôlées, EDF a été contraint d'engager leur réparation ces derniers mois. Un énième aléa qui a de lourdes conséquences sur le calendrier du chantier, censé entrer dans sa dernière ligne droite. A tel point que certains se demandent si l'EPR français pourra un jour démarrer.

Outre le prototype de Flamanville, cinq EPR ont été vendus dans le monde, mais seuls les exemplaires chinois ont franchi la rampe de lancement. A Flamanville, le top départ devrait avoir lieu en 2023. C'est-à-dire avec plus de dix ans de retard sur le calendrier initial, pour un coût qui, selon la Cour des comptes, pourrait atteindre 19,1 milliards d'euros , bien loin des 3,4 milliards prévus au départ.

Etrangement, en salle de commande tout laisse pourtant à penser que l'EPR a démarré : dans un décor de bois et de technologie digitale qui tranche avec les couleurs « années soixante-dix » et les systèmes analogiques utilisés dans bon nombre de centrales d'EDF, cinq opérateurs guettent leurs écrans dans une ambiance studieuse. Depuis 2016, des équipes se relayent ici en trois-huit. Que font-elles ? « De la surveillance et de l'exploitation. S'il faut vidanger des réservoirs, fermer des vannes ou isoler des circuits pour faire des travaux ou des tests, elles s'en occupent », détaille David Le Hir, directeur achèvement et essais « Fla3 ».

Dans les couloirs des bâtiments, l'odeur de peinture et les protections sur les murs témoignent aussi de la priorité qui va désormais aux finitions. « La majorité des matériels et systèmes sont montés, il faut désormais aller chercher les 2 % ou 3 % manquants », explique Alain Morvan. Paradoxalement, ces progrès sont aussi un drame car, plus le chantier se rapproche de son terme, plus ses malfaçons sont difficiles à corriger.

Des robots à la rescousse

Pour comprendre, il faut pénétrer dans le bâtiment réacteur, c'est-à-dire sous le gigantesque dôme de béton qui abrite la cuve dans laquelle se produit la réaction en chaîne. Imbriquée entre deux murs d'enceinte larges ensemble de plusieurs mètres, la tuyauterie principale d'évacuation de la vapeur du réacteur - qu'EDF devra réparer avant de lancer son EPR - est inaccessible de l'intérieur comme de l'extérieur.

Après avoir tourné le problème dans tous les sens , l'énergéticien s'est résolu à recourir à des robots. En test en laboratoire, ils devraient passer à l'action dans les prochaines semaines. « On est confiants sur l'obtention du premier 'go intervention' pour les soudures de traversées avant la fin de l'année, et donc sur l'engagement des premières réparations sur ces traversées début 2021 », assure Alain Morvan. L'ASN, qui devra donner son feu vert à ces opérations, est plus mesurée : « Nous envisageons une prise de position début 2021, sous réserve de l'envoi par EDF, dans les temps convenus, des documents à instruire. »

Défaut de communication

Pourquoi tant de temps alors que le problème a été détecté dès 2013 ? Principalement parce que le gendarme du nucléaire n'en a été informé qu'en 2017. « D'après les explications données par EDF, il n'y a pas eu de volonté de cacher l'écart (par rapport aux standards de sûreté, NDLR) à l'ASN. Il y a eu en revanche un défaut de communication interne au sein de la direction des projets, si bien que les personnes chargées de la communication avec l'ASN n'ont eu connaissance que tardivement de l'écart », conclut sobrement la Cour des comptes dans un rapport sur la filière EPR.

Mais c'est loin d'être le premier raté de ce chantier qui ne cesse de revenir sur ses pas. Dès 2008, des fissures sont constatées dans le radier, le socle en béton sur lequel reposent les fondations. Plus tard, Areva est montré du doigt pour des falsifications dans son usine du Creusot, qui a fabriqué la cuve et le couvercle du réacteur.

La teneur en carbone de ses équipements est supérieure au niveau attendu, ce qui pourrait amoindrir leur résistance. Mais la cuve est déjà installée sur le chantier… Elle pourra finalement rester en place, en revanche le couvercle devra être remplacé avant fin 2024. Un impératif dont le calendrier se rapproche désormais dangereusement de la date de démarrage prévue.

Et ce n'est peut-être pas fini. A l'été, une nouvelle alerte a été lancée depuis le chantier de l'EPR finlandais : lors de tests, une pièce du dispositif de pilotage des soupapes de sûreté du pressuriseur (chargé de protéger le circuit de refroidissement du réacteur) s'est cassée. Or, EDF dispose des mêmes équipements à Flamanville.

Démontés dans la foulée, ils ont été envoyés pour expertise en Allemagne, chez Framatome. « EDF doit faire part à l'ASN et à l'IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, NDLR) des observations réalisées et des dispositions éventuellement nécessaires pour assurer le bon fonctionnement de ces soupapes », explique Karine Herviou, directrice générale adjointe de l'IRSN, qui précise que ces équipements sont « essentiels en termes de sûreté ».

Cahier des charges exigeant

A l'origine de toutes ces difficultés figure un cahier des charges particulièrement exigeant qu'EDF s'est lui-même fixé, mais qu'il n'a pas été en mesure de tenir. Plus puissant, l'EPR se veut plus sûr, avec toute une série d'innovations capables d'affronter les scénarios du pire (deux murs d'enceinte en cas de crash d'un avion, une salle de commande antisismique, des soudures conçues pour ne jamais se rompre, etc.).

Or, lorsque la commande est passée avec l'Etat, les plans ne sont pas prêts : « Lors de la construction du radier de Flamanville, on disposait de moins de 25 % des études d'ingénierie », confirme Xavier Ursat, directeur exécutif en charge du « nouveau nucléaire » chez EDF. Qu'à cela ne tienne, Areva a signé la vente d'un EPR en Finlande, et EDF, son rival, veut accélérer. La construction et l'exploitation réussie d'un parc de 58 réacteurs, l'un des plus grands au monde, lui donnent des ailes.

Pour sa défense, EDF explique aujourd'hui que, faute de fabriquer des réacteurs, la filière et en particulier les sous-traitants ont perdu la main. De fait, plus de quinze ans se sont écoulés entre le dernier chantier nucléaire en France et celui de Flamanville. Mais dans son rapport, la Cour des comptes pointe aussi un pilotage du chantier largement défaillant chez EDF et une absence de réaction des pouvoirs publics, actionnaires et clients de l'énergéticien. Jusqu'en 2015, EDF n'a pas de directeur de projet pour construire son EPR, et les principaux contrats avec ses sous-traitants n'intègrent pas les aléas, alors que ce réacteur est un prototype !

L'ère de la standardisation

Aujourd'hui, EDF fait son mea culpa et vante une révolution en cours. « J'ai une obsession : le 'bien faire' du premier coup », explique Alain Tranzer, débauché chez PSA en début d'année pour remettre en ordre les processus industriels du groupe. Il promet d'accélérer son entrée dans l'ère de la standardisation et de renforcer sa gouvernance avec une autorité indépendante chargée de rompre avec la logique de fuite en avant. « Le sujet fondamental qu'on garde en mémoire pour la suite, c'est de ne pas ouvrir un chantier tant que le niveau d'études n'a pas atteint une certaine maturité », explique Xavier Ursat.

A un peu plus de six mois du rendez-vous d'EDF avec Emmanuel Macron pour la remise d'un dossier sur la construction de six nouveaux EPR simplifiés en France, les « EPR 2 », cet exercice d'introspection était devenu indispensable. S'il n'est pas certain que l'Elysée consente à s'engager sur de nouvelles commandes avant de voir démarrer Flamanville, EDF veut profiter du tournant écologique du quinquennat pour poser des jalons. « Vous ne décidez pas de vous passer de votre meilleur atout au moment où se joue le match pour sauver le climat ! », estime Xavier Ursat.

Reste néanmoins à reconstruire la confiance. « Dans le nucléaire, l'autocontrôle joue un rôle très important. Mais là, l'ASN a tiré sur un fil et voilà où l'on est arrivé », résume un membre de la commission locale d'information de Flamanville. Au sein de l'opinion publique, ce chantier laisse des traces.

En atteste le cas de la CGT, dont l'histoire est très imbriquée avec celle du nucléaire, mais qui désormais se fissure : « Certains, à l'intérieur du syndicat, estiment que l'EPR ne fonctionnera jamais », confesse un syndicaliste qui relate le tumulte interne lorsque, au printemps, le secrétaire général Philippe Martinez a apposé sa signature aux côtés de celle du patron de Greenpeace pour soutenir un jour d'après « écologique, féministe et social ».

D'autres voient les choses très différemment : « Le baron Haussmann a sûrement eu aussi d'énormes difficultés à remodeler Paris », relativise Philippe Page Le Mérour, à la CGT d'EDF. « L'avenir nous dira si finalement l'EPR est une vitrine qui aura mis un peu plus de temps à démarrer que prévu », philosophe aussi Patrick Fauchon, le maire de Flamanville, qui explique : "Nous sommes au  bout d'une presqu'île, on regarde les choses avec pragmatisme."

Source Les Echos Par Sharon WajsbrotPublié le 24 nov. 2020 Mis à jour le 8 déc. 2020

 

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