19/12/2020

«Cette crise marque la fin du capitalisme néolibéral»

ENTRETIEN -
Matthieu Pigasse juge qu’il est urgent d’inventer une société dont la priorité absolue serait un meilleur partage.Le banquier, entrepreneur et essayiste Matthieu Pigasse appelle à un changement radical de modèle économique.

LE FIGARO. - Qu’est-ce qui vous a le plus frappé au cours de cette crise?

Matthieu PIGASSE. -Tout a été dit sur cette crise. Elle est inédite par sa vitesse, son ampleur, sa nature - un choc d’offre - et sa profondeur. Elle nous a aussi permis de mesurer notre fragilité, notre précarité. Elle marque surtout la fin du capitalisme néolibéral qui s’est construit sur le triptyque de la mondialisation, du recul de l’État et de la protection sociale.

Avez-vous senti monter cette contestation du néolibéralisme?

Depuis des décennies, notre système se dérègle dangereusement. Nous l’avons vu avec la finance lors de la crise de 2007-2009. Les inégalités se sont creusées et sont devenues insupportables. Or, l’histoire montre que l’explosion des inégalités finit toujours par provoquer une rupture, qu’il s’agisse de guerres, de révolutions ou de l’effondrement d’un régime ou d’une civilisation. Nous sommes arrivés aujourd’hui à ce point de rupture. Le néolibéralisme, qui se définit par le recul de l’organisation collective et la montée d’un individualisme qui l’emporte sur tout, est inégalitaire et destructeur. Le malpartage est le mal contre lequel nous devons lutter. Il est temps d’inventer une nouvelle société dont le cœur et la priorité absolue seront un meilleur partage.

Comment y répond-on?

Nous sommes dans une société où la croissance sera durablement faible et ne produira plus de l’emploi pour tout le monde. Dans ce contexte, nous devons d’abord réinventer notre rapport au travail, au temps libre, réinventer le lien social. J’ai la certitude qu’il n’y a pas de meilleure solution que de distribuer un revenu universel, à tous, sans conditions et sans discrimination. En réalité, nous l’avons fait, sans le dire, ces derniers mois. Le chômage partiel mis en place pendant cette crise n’est ni plus ni moins qu’un revenu universel financé par la Banque centrale. Le deuxième défi, c’est de mieux partager les ressources et les richesses.

Un meilleur partage, c’est aussi utiliser la fiscalité pour favoriser le travail et la prise de risque plutôt que la rente

Matthieu Pigasse

Comment y parvenir? En rémunérant mieux les fonctions essentielles, notamment la santé, le transport, l’éducation, par une hausse des salaires et des prix. Un meilleur partage, c’est aussi utiliser la fiscalité pour favoriser le travail et la prise de risque plutôt que la rente. Un meilleur partage passera enfin par le renforcement de l’actionnariat salarié. Nous souffrons depuis des décennies d’une déformation du partage de la valeur ajoutée en faveur des actionnaires. Il est temps de mieux associer les salariés à la création de richesse des entreprises.

Se pose tout de même la question du financement de ce revenu universel pour tous…

Un dogme majeur est tombé ces derniers mois qui peut nous aider à créer ce nouveau rapport au travail. Je veux parler du financement monétaire des déficits. L’expérience montre qu’un État peut aujourd’hui financer ses fonctions essentielles en faisant tourner la planche à billets. C’est une véritable révolution: il est possible de créer de la monnaie pour financer les déficits sans créer d’inflation. Le cas le plus emblématique est le Japon.

Comment pouvez-vous être si sûr que l’inflation ne reviendra pas?

Lors de la crise financière de 2007-2009, nous avons éteint l’incendie en noyant la maison, autrement dit le monde en crise, en l’inondant de liquidités. Trop d’argent a été déversé et cela a produit des bulles spéculatives, donc de l’inflation sur certains actifs. Mais aujourd’hui, la maison brûle si fort que l’eau que l’on injecte s’évapore, c’est-à-dire que la monnaie s’emploie et ne vient pas se fixer sur des actifs financiers ou de l’immobilier. Cette création monétaire est utilisée dans l’économie par ceux qui en ont réellement besoin. C’est ce que nous enseigne la théorie monétaire moderne. Il est temps de sortir des schémas de pensée du siècle précédent.

Ne faut-il pas tout faire pour rembourser les dettes publiques qui s’accumulent?

Une banque centrale qui finance les déficits, et qui garde son bilan constant, crée de la dette perpétuelle et quasi infinie. L’État n’a pas dans ce contexte l’obligation de rembourser ses dettes. Il peut se contenter de faire du «roll over», autrement dit émettre une nouvelle dette lorsque la précédente est arrivée à maturité. Ce n’est pas de la dette que nous créons, mais de la monnaie.

Ne pas agir, c’est favoriser la montée des extrêmes quels qu’ils soient, nourrir le désir d’un pouvoir autocratique. (...) Le défi qui nous attend est immense et crucial

Matthieu Pigasse

Qu’est ce qui menace la construction de ce nouveau monde que vous défendez?

Le principal risque est de ne pas mesurer ce qui est en train de se produire et donc de ne pas dessiner très vite ce nouveau monde. Le danger, c’est la rupture. Il est avant tout politique, c’est l’effondrement de la démocratie représentative. Ce risque est aujourd’hui bien réel. Il est alimenté depuis des années par la stagflation, les inégalités, le chômage massif, le choc de la mondialisation et bien d’autres fléaux. Ne pas agir, c’est favoriser la montée des extrêmes quels qu’ils soient, nourrir le désir d’un pouvoir autocratique. Nous devons réinventer notre société pour préserver nos libertés et notre démocratie. Le défi qui nous attend est immense et crucial.

Quelle place doit jouer l’Europe?

Un rôle central. C’est l’Europe qui a inventé la démocratie représentative et l’État providence. C’est à l’Europe d’inventer la société du partage.

Les États ont-ils été à la hauteur de cette crise?

Les États ont pris les bonnes mesures au bon moment et avec la bonne ampleur. Sans le dire et peut-être sans le mesurer, ils ont fait tomber bien des dogmes. Mais cela ne suffit pas. Il faut aller plus loin et dessiner ce nouveau monde. Les initiatives aujourd’hui les plus fécondes sont ailleurs, en dehors de la sphère publique, dans la solidarité locale, l’entraide, l’échange, mais aussi dans les entreprises qui s’engagent à mieux partager la valeur et les richesses.

Bio express

1998 Il est conseiller technique de Dominique Strauss-Kahn, alors ministre de l’Économie.

2002 Il est recruté comme associé gérant de la banque Lazard, puis devient patron de la banque en France en 2010.

2009 Il rachète Les Inrockuptibles, et entre au capital du Monde en 2010.

2020 Il prend la direction de Centerview en France. Matthieu Pigasse a publié plusieurs essais économiques.

 

1 commentaire:

  1. OUI mais ça ne se fera pas en un jour. Plus de partage à croissance économique stagnante, signifie donner plus à certains et donner moins à d'autres; ça ne peut se passer qu'au niveau des entreprises pour le privé, et des administrations publiques. Donc moins de hauts revenus, en activité et en retraites... etc... C'est un changement de société qui ne peut se dérouler que sur plusieurs décennies avec toutes les résistances des intéressés. De la même manière qu'il a fallu plusieurs décennies pour en arriver où nous sommes.

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