15/12/2020

La proportionnelle intégrale envisagée par Emmanuel Macron serait-elle le clou final dans le cercueil de la Ve République ? | Atlantico.fr

Selon un récent article du Point, Emmanuel Macron envisage de réfléchir à l’idée d’une proportionnelle intégrale pour les législatives. Une expérience déjà menée en 1986 sous François Mitterrand et dont on peut tirer des leçons.
Atlantico : Selon un récent article du Point, Emmanuel Macron envisage de réfléchir à l’idée d’une proportionnelle intégrale pour les législatives. Cette réforme est-elle compatible avec le fonctionnement de la cinquième république ? 

Jean Petaux L’histoire politique et institutionnelle de la Cinquième République montre qu’elle a su et pu fonctionner avec « la proportionnelle » pour désigner les députés. C’était entre 1986 et 1988. Ce choix de mode de scrutin (qui n’est pas inscrit dans la Constitution du 4 octobre 1958) a été décidé par François Mitterrand en 1985, non sans débats internes à la majorité présidentielle d’ailleurs, puisque Michel Rocard, ministre de l’Agriculture au moment de l’adoption du nouveau mode de scrutin par l’Assemblée nationale, a claqué la porte du gouvernement à cette occasion. On considère aujourd’hui que ce départ ainsi motivé tenait du prétexte. La vraie raison était à chercher dans la rivalité existant entre lui et le Premier ministre, Laurent Fabius, sur la ligne politique de la « modernisation de la France », préemptée par Fabius, quand Rocard considérait cette thématique comme la sienne. Reste que l’argument développé par Rocard mérite d’être rappelé : « Avec la proportionnelle, le Front National va rentrer à l’Assemblée Nationale ». C’était bien là d’ailleurs l’objectif principal et non avoué publiquement dans la tête de François Mitterrand : faire entrer le plus possible de députés lepénistes (le père, pas la fille) pour réduire d’autant l’effectif de parlementaires RPR et UDF, dans la perspective de la victoire de la droite et surtout dans celle de la première cohabitation qui se profilait. Une fois de plus se dessinait la ligne de « l’éternelle fracture » entre Mitterrand et Rocard : la politique chez le premier ; la morale chez le second. Le premier, maître à jouer, tout de cynisme et de ruse ; le second exigeant quant aux principes, intraitable quant à l’honneur, souvent impuissant dans le jeu politique. Et, dans le duel entre les deux, c’est toujours Mitterrand qui aura gagné.

La compatibilité entre le système politique français et ce mode de scrutin, n’est pas un objet d’incertitude.  La proportionnelle n’a aucunement généré de blocage institutionnel. Sans doute cela tient-il au fait que le bloc RPR-UDF était plutôt soudé derrière Jacques Chirac, immédiatement nommé chef du Gouvernement par François Mitterrand puisqu’il était le leader du parti politique le plus important de la « majorité parlementaire ». On va voir plus loin que les guillemets s’imposent ici. Les institutions ont parfaitement fonctionné, le Président a présidé (surtout dans les rencontres internationales et au niveau européen) et le Chef du gouvernement a gouverné. La proportionnelle n’a eu qu’un effet, mais non des moindres : elle a limité, de fait, la portée du « ras-de-marée » parlementaire qu’aurait provoqué en faveur de la droite le mode de scrutin en vigueur de 1958 à 1981 inclus : uninominal, d’arrondissement, majoritaire à deux tours.

La coalition RPR-UDF et les députés apparentés n’ont pas obtenu la majorité absolue des 577 sièges composant l’Assemblée en réunissant « seulement » 286 sièges… Trois sièges de moins que la majorité absolue (289…) ! Les 9 députés-non inscrits ont servi de réserve de voix à la « majorité parlementaire ». Le moins que l’on puisse dire c’est que François Mitterrand avait ajusté son coup au plus près en introduisant la proportionnelle : 35 Lepénistes ; 35 Communistes. Avec leurs propres apparentés, par exemple les deux députés Radicaux de Gauche, les Socialistes se retrouvent être le plus important des groupes parlementaires : 212 députés sous la férule d’un  Pierre Joxe qui a « tenu » le Ministère de l’Intérieur de 1984 à 1986. Ainsi entourée, plus précisément « encerclée », la « majorité parlementaire » n’était guère en mesure de dominer outrageusement ses oppositions. Mais, pour autant, cela n’a pas du tout empêché le programme chiraco-balladurien de s’appliquer pleinement : dénationalisations ; noyaux durs ; privatisation de TF1 ; réforme hospitalière conduite par Michèle Barzach. Seule la loi Devaquet, par la mobilisation étudiante et pas par une guérilla parlementaire conduite par l’opposition, a été retirée de l’agenda politique… en décembre 1986. Au prix d’un mort : Malik Oussekine.

La proportionnelle intégrale offre-t-elle une prime aux partis minoritaires et à la radicalité ? 

On ne peut pas dire ça. S’il existe bien une prime c’est celle qui est en vigueur pour la répartition des sièges aux Régionales ou aux Municipales pour les communes de plus de 1000 habitants. Il s’agit-là d’une « vraie » prime majoritaire qui accorde 50% des sièges à la liste arrivée en tête (majorité absolue au 1er tour ou majorité relative au 2nd  tour), l’autre moitié des sièges non attribués est répartie à la proportionnelle à la plus forte moyenne.

Dans le cas de la proportionnelle intégrale, les petits partis, pour peu qu’ils aient bien négocié les « lieux » de leurs candidatures, en particulier dans le cas d’une « proportionnelle départementale » et non pas « nationale » ou « régionale », peuvent maximiser leurs mises. Ainsi des Radicaux de Gauche en 1986 : ils se présentent sous leurs propres couleurs dans peu de départements (par exemple dans le Tarn-et-Garonne, fief du « patron »  - et accessoirement financeur – Jean-Michel Baylet) et obtiennent 2 sièges au final en France, avec seulement 0,38% des suffrages exprimés quand les Ecologistes obtiennent zéro siège en dépit du fait qu’ils ont recueilli au plan national 1,21% des voix. Mais celles-ci sont diluées dans beaucoup de départements et pèsent peu à chaque fois dans le calcul des sièges qui se fait à l’échelon départemental. On mesure ici combien le choix du « territoire d’agrégation des voix » (la circonscription électorale) sera impactant aussi dans le calcul des sièges. Et on constate ainsi que, contrairement à ce que l’on peut croire, la proportionnelle intégrale ne « donne » pas toujours une représentation « juste » des voix obtenues quand il faut les transformer en sièges. Le « Paradoxe de Condorcet » est aussi passé par là.

Donc, petites ou grandes formations, au plan des résultats, ne sont pas plus avantagées les unes que les autres dans le scrutin à la proportionnelle, s’il n’y a pas de seuil minimal pour prétendre à la répartition des sièges. S’il en existe un, la logique-même de la proportionnelle, surtout à la « plus forte moyenne », favorise, pour l’attribution des sièges non-accordés à la 1ère levée,  les listes ayant obtenu le plus gros score. Mais cela pèse sur très peu de sièges finalement.

Ce que l’on peut dire, en revanche, sur la question de la « prime aux petites formations », c’est qu’il existe une sorte de « prime indirecte » qui tient beaucoup plus au statut de tel ou tel groupe politique, même très réduit en effectif, à qui la position de « charnière » confère une forte utilité marginale. Il s’agira alors d’une position avantageuse de faiseur ou défaiseur de majorité, voire de tombeur (ou pas) de gouvernement. Onze fois ministre (mais jamais Président du conseil par contre) sous la Quatrième République de 1946 à 1958, François Mitterrand a excellé dans ce rôle, comme l’un des leaders de l’UDSR, pour « faire et défaire » des coalitions gouvernementales de circonstances, aussi bien avec la droite (Schuman, Laniel), qu’avec la gauche (Mendes France, Mollet). On l’aura compris, cette « prime » s’apparente plus à une forme de « chantage à l’influence » qu’à une « sur-représentation quantitative » générée par le mode de scrutin. On peut même considérer qu’elle en ait l’antonyme.

Pour ce qui concerne la « prime à la radicalité », le débat n’est pas tranché. Deux hypothèses peuvent être formulées à ce sujet. Elles sont opposées et les exemples plaidant dans le sens de l’une trouvent leurs exacts contraires dans l’autre. D’un côté, certains observateurs considèrent que faire rentrer la contestation radicale dans l’enceinte parlementaire amène à court terme les plus radicaux à se « civiliser » et qu’il faut mieux réguler par le système politique les oppositions violentes et contestatrices plutôt que de les rejeter à l’extérieur de l’enceinte parlementaire où elles se développent sans contraintes réglementaires. D’un autre côté, certains analystes, au contraire, estiment qu’en agissant ainsi on fait « rentrer le loup (radical) dans le bergerie (parlementaire) » et citent, sans crainte du « point Godwin », l’ascension parlementaire d’Adolf Hitler et sa prise du pouvoir au Bundestag le 30 janvier 1933 quand, à la majorité relative, il a été élu Chancelier.

Songer à la proportionnelle intégrale, est-ce une solution de dernier recours pour un président qui ne sait plus comment se renouveler ?

Réformer un mode de scrutin ne saurait tenir lieu de programme politique pour une prochaine mandature. Ce serait faire injure à Emmanuel Macron de penser qu’il puisse imaginer un seul instant se contenter de cela. Sans compter que le contexte politique sera totalement différent en 2022 pour les législatives de ce qu’il a été lors de la seule expérience « in vivo » que vous avons évoquée précédemment en 1986. Cette année-là, il restait deux ans de mandature présidentielle à courir pour François Mitterrand. Deux ans pour qu’il se « refasse » comme on dit d’un joueur au Casino Royal. Les législatives de 2022 interviendront, comme en 2002, comme en 2007, comme en 2012 et 2017, un peu plus d’un mois après la présidentielle, qui aura vu la réélection ou non d’Emmanuel Macron. Pourquoi introduire une proportionnelle intégrale dans ces conditions ?  La nouvelle Assemblée répondra des mêmes règles que les six qui l’auront précédées depuis 2002, il y aura vingt ans, et cette mauvaise idée giscardienne, « vendue » à Lionel Jospin, du quinquennat, que Chirac a accepté en tordant le nez. Mauvaise idée doublée d’une autre stupidité, bayrouiste celle-là, la « fameuse inversion du calendrier », plaçant les Législatives « sous la coulée » de la Présidentielle. Quel que soit le président élu ou la présidente élue par les Françaises et les Français en mai 2022, l’Assemblée nationale lui sera très majoritairement favorable, un mois plus tard, que le mode de scrutin soit changé ou pas. Seule l’ampleur des résultats en sièges variera. La réforme portée par Macron, à l’inverse de celle décidée par Mitterrand, peut donc se retourner contre le président sortant, s’il gagne. Il échangerait une « majorité absolue de godillots » (comme celle de 2017… avec quand même de la « perte » dans les tuyaux pendant les 5 ans de la mandature, mais sans trop de gravité quand même pour son action présidentielle, à 17 mois du terme)  contre une « majorité relative d’individualités » parce que fragmentée en une pluralité de groupes politiques. Il n’aurait donc intérêt à le faire que pour s’éviter de reconduire la mécanique qu’il a vécue après 2017 : gouverner avec une majorité parlementaire écrasante alors qu’il a obtenu 24,01 % des suffrages exprimés au premier tour de la Présidentielle. Les événements politiques survenus depuis son élection, sur la scène sociale, revendicative, « non conventionnelle » selon le terme consacré, ont trouvé (aussi, mais pas seulement) un terreau favorable dans l’impossible expression tribunitienne de la contestation, au sein de l’enceinte parlementaire. En mettant en place la proportionnelle pour la désignation des députés, Emmanuel Macron a sans doute en tête un « schéma à l’allemande » où le principe d’une majorité parlementaire, donc gouvernementale, oblige les formations politiques, même opposées pendant la campagne, à passer un « contrat de mandature », négocié comme un « contrat de mariage », à la virgule près. L’idée ici est, sans doute, de favoriser encore un « ni droite ni gauche » avec des formations partisanes qui se coaliseraient sur un projet politique commun, celui du Président de la République relégitimé par l’élection présidentielle immédiatement précédente, lequel projet politique parlementaire aurait aussi son  « contenu propre » porté par les partis coalisés pour former une majorité parlementaire soutenant (plus ou moins) le gouvernement choisi par le Président, en fonction « des circonstances ».

Tout cela est assez théorique. L’inspiration est assez visible : casser encore la confrontation « gauche / droite » de la vie politique française depuis 1958 ; présider en faisant en sorte que le gouvernement trouve des majorités de rechange et/ou interchangeables, au coup par coup, en fonction des textes d’inspiration présidentielle mis à l’agenda du Parlement ; peut-être au fond, espérer faire rentrer à l’Assemblée les protestataires de tous horizons pour réguler et canaliser la fièvre manifestante ou, plus exactement, la fièvre des minorités actives qui trouvent, dans la rue, un cadre d’expression exutoire qu’ils n’ont plus dans les mécanismes classiques d’agrégation des « inputs » dans le système politique.

Quitte à réformer le mode d'élection parlementaire, quelles pourraient être les pistes pertinentes ? Le modèle britannique du scrutin majoritaire à un tour pourrait-il être une solution intéressante?

Le modèle britannique : ce système couperet du scrutin d’arrondissement, uninominal, majoritaire à un tour, outre qu’il a généré une quasi-bipolarisation partisane qui n’existe pas en France, a des effets d’amplification de la majorité électorale décuplés par rapport à notre système électoral actuel. Il ne correspond ni à notre culture politique ni surtout à la fragmentation des formations partisanes françaises aujourd’hui.

Le modèle israélien d’une proportionnelle intégrale et nationale sans seuil mais surtout dans un paysage politique totalement difracté en près d’une vingtaine de formations politiques, y compris « communautaires » (parti de l’immigration juive de Russie ; partis représentants les Arabes israéliens ; partis religieux orthodoxes ; partis religieux tout court ; Likoud ; issus du Likoud ; socialistes-centristes ; travaillistes ; etc.) montre au monde son imbécilité et sa dangerosité. A vouloir représenter les plus marginaux des marginaux, la HaKnesset est paralysée, totalement autobloquée et contrôlée par trois mouvements ou formations partisanes ultra-résiduels qui exercent ce qu’il faut bien appeler une véritable dictature de la minorité sur toute l’Assemblée israélienne.

Le modèle allemand d’un Bundestag formé de députés élus à l’échelle des Länders avec des listes nationales (on a imaginé en France un mode de scrutin un peu comparable, le « système Blum-Weill-Raynal » en 1926, trop complexe et sophistiqué, vite abandonné) a le mérite d’assurer une représentation « raisonnée » du « pays réel ». Pour autant la Chancelière aura presque toujours du gouverner dans une configuration de coalition. C’est presque un modèle culturel et politique en Allemagne où le « compromis » a un sens mélioratif quand en France, péjoratif,  il est synonyme de « compromissions ». Mais cela n’empêche pas du tout la croissance d’une opposition « extra-parlementaire ». Ce fut déjà le cas lors de la première « Grande Coalition » entre la CDU de Kiesinger et le SPD de Willy Brandt au milieu des années 60… La Bande à Baader en a été un des rejetons.

Autrement dit : il n’y a aucun mode de scrutin idéal qui réglerait d’un coup de baguette magique un mal politique profond et une forte fièvre sociale. Jouer avec le mode de scrutin c’est un peu comme mettre le thermomètre sous l’eau froide pour faire baisser la température du malade.

Condition sans doute nécessaire pour sortir d’une représentation déséquilibrée d’un corps électoral s’estimant cocufié par un mode de scrutin engendrant des majorités massives mais vite indociles (Hollande face à « ses » frondeurs, de 2012 à 2017), l’introduction de la proportionnelle intégrale pour les législatives de 2022 ne saurait être envisagée comme une condition suffisante. Surtout si elle apparait comme une ruse supplémentaire destinée à faire que le second mandat de l’actuel Président, dans l’hypothèse de sa réélection, puisse se dérouler dans un climat moins turbulent que celui entamé en 2017.

  
Suite via Atlantico par Jean Petaux

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