Voir aussi mon billet "à quoi joue Mélenchon"
Divers scénarios sont possibles. Le plus probable : élue à la surprise générale le 24 avril, Marine Le Pen se heurterait au réveil du front républicain qui l’empêcherait d’arracher la majorité absolue à l’Assemblée nationale, lors des législatives des 12 et 19 juin. D’autant que le fonctionnement de ce scrutin majoritaire à deux tours, sans proportionnelle, a toujours été défavorable au Rassemblement national (RN).
Moins probable, une autre hypothèse est envisageable. Celle d’un Emmanuel Macron réélu de justesse grâce au barrage républicain de ses opposants de tous bords, dans un contexte de forte abstention. Affaibli par son manque de légitimité, le président de la République raterait la marche des législatives et se verrait imposer une cohabitation. Le scénario rêvé pour La France insoumise, qui veut réunir les forces de gauche autour du programme de Jean-Luc Mélenchon, troisième homme de la présidentielle, pour les législatives.
Un président plus effacé en cohabitation
Dans l’un ou l’autre de nos scénarios, le locataire de l’Elysée verrait ses pouvoirs considérablement diminuer. “En période “normale” de concordance entre l’Elysée et la majorité à l’Assemblée, c’est le président de la République qui concentre l’essentiel des pouvoirs. Inversement, en période de cohabitation, on revient à une pratique des institutions qui se rapproche d’un régime parlementaire classique, à l’anglaise, avec une chef de l’Etat plus effacé, alors que le Premier ministre et son gouvernement sont au cœur du pouvoir”, décrypte Elina Lemaire, maître de conférences en droit public à l’Université de Bourgogne.
On en revient alors à la lettre de la Constitution, qui prévoit que “le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation” (article 20) tandis que le président a un rôle moins prédominant. Selon l’article 5, “il veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'État. Il est le garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire et du respect des traités”.
En cohabitation, le Premier ministre est le chef de l'opposition
Malgré cet effacement relatif au profit du gouvernement et du Premier ministre, le chef de l’Etat conserve des prérogatives de premier plan en cohabitation. La principale d’entre elles n’est autre que la gestion des affaires internationales, considérée comme le domaine réservé de l’Elysée. Il dispose également de larges pouvoirs de nomination (aux emplois civils et militaires de l’Etat, au Conseil constitutionnel…) dont certains sont néanmoins partagés avec le Premier ministre, voire soumis au vote des commissions parlementaires compétentes.
La plus importante de ces prérogatives de nomination n’est autre que la désignation du Premier ministre, prévue par l’article 8 de la Constitution. Dans la pratique de la cohabitation, le locataire de l’Elysée n’a pas vraiment d’autre choix que de nommer le chef de l’opposition à Matignon (Chirac puis Balladur pour Mitterrand lors des cohabitation de 1986 et 1993, Lionel Jospin pour Jacques Chirac en 1997), puis d’avaliser la composition du gouvernement que celui-ci propose. “Si rien n’interdit au président de négocier voire d’opposer son véto à la désignation de telle ou telle personnalité, c’est le Premier ministre qui a le dernier mot pour composer le gouvernement en période de cohabitation”, rappelle Elina Lemaire.
Le précédent de la crise des ordonnances
Autre pouvoir important : le chef de l’Etat signe les décrets pris en Conseil des ministres (qu’il préside) ainsi que les ordonnances, qui permettent au gouvernement de contourner la procédure législative habituelle (avec l’autorisation du Parlement) dans un délai limité pour prendre des mesures relevant normalement du domaine de la loi, afin de mettre en oeuvre son programme. Cette dernière prérogative fût d’ailleurs à l’origine de la crise des ordonnances, restée fameuse dans l’histoire des cohabitations françaises.
En 1986, la droite revient au pouvoir à la faveur des législatives remportées au nez et à la barbe du président socialiste élu en 1981, François Mitterrand. Le gouvernement de Jacques Chirac décide alors de privatiser par ordonnances les entreprises nationalisées par Mitterrand au début de son septennat. Sauf que ce dernier, qui connaît la Constitution comme sa poche, refuse de signer les ordonnances en question, ce qui aboutit à un blocage du processus engagé par la droite.
“La Constitution ne précise pas si la signature des ordonnances est une simple faculté ou un impératif auquel ne peut se soustraire le chef de l’Etat. À l’époque, les juristes étaient divisés, et Mitterrand a pu imposer son interprétation”, retrace Elina Lemaire.
L’autre exemple célèbre des tensions entre le chef de l’Etat et son gouvernement en période de cohabitation remonte au premier septennat (1995-2002) de Jacques Chirac. L’ex-président, qui avait commis l’erreur funeste de dissoudre l’Assemblée nationale en 1997 alors que celle-ci lui était favorable, devait composer avec le voisinage encombrant de la gauche plurielle, emmenée par le Premier ministre, Lionel Jospin. “En 2001, le gouvernement veut un statut particulier pour la Corse. Chirac, vent debout, fait savoir au locataire de Matignon qu’il refuse d’inscrire le texte à l’ordre du jour du Conseil des ministres”, raconte Elina Lemaire. Après quelques jours de blocage, le chef de l’Etat finira tout de même par céder, sans doute pour éviter de plonger le pays dans une crise institutionnelle de grande ampleur.
Le référendum et la dissolution
La constitution prévoit aussi que le chef de l’Etat peut, sur certains sujets spécifiques, soumettre un projet de loi au référendum. Mais là encore, il ne peut agir que sur proposition du Premier ministre ou sur propositions conjointes des deux assemblées. Ce qui, en période de cohabitation et à moins d’un improbable consensus transpartisan, rend quasiment impossible l’organisation de ce type de scrutin.
Enfin, le pouvoir de dissolution est propre au président, selon l’article 12 de la Constitution. En théorie, il peut donc convoquer des élections législatives anticipées (qui auront lieu 20 à 40 jours après la dissolution), sous réserve de ne pas le faire dans l’année qui suit une première dissolution.
Depuis l’avènement de la Vème République, trois présidents s’y sont risqués : le Général de Gaulle (1962 et 1968), François Mitterrand (1981 et 1988), et Jacques Chirac (1997). Depuis la mise en place du quinquennat, qui a rendu l’élection présidentielle et les législatives concomitantes à partir de 2002, en diminuant les risques de cohabitation, aucun chef d’Etat ne s’est plus jamais risqué à utiliser ce pouvoir.
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