Dix jours plus tard, la CDU d'Angela Merkel arrive en tête des élections. Exit Gerhard Schröder. Dépité, le perdant déclare à qui veut l'entendre que désormais il va « gagner de l'argent ». Il ne perd pas de temps. Trois mois plus tard, il est nommé chef du conseil de surveillance de la société d'exploitation du futur gazoduc. Concert de protestations. « L'ancien chancelier aurait dû respecter un délai de carence de trois ans avant d'accepter ces nouvelles fonctions », condamne l'ONG anticorruption Transparency International. Les Allemands baptisent leur ancien chancelier « Gaz Gerd ». Comment peut-il prétendre agir à titre uniquement privé et devenir du jour au lendemain un lobbyiste grassement rémunéré ? « Helmut Kohl ne se serait jamais vendu ainsi ! » s'offusque-t-on à la CDU. Même au sein du SPD, le parti de Schröder, quelques-uns marquent leurs distances.
Une vieille idée
Angela Merkel hérite de ce « bébé » né d'une amitié très particulière. Elle l'adopte. En 2015, un an après l'annexion de la Crimée, elle décide même de lui donner un frère jumeau, le gazoduc Nord Stream 2 qui courra, parallèlement à Nord Stream 1, au fond de la Baltique. Ce double projet est prestigieux : avec ses 1 224 kilomètres, Nord Stream 1 est le plus long gazoduc sous-marin au monde. Depuis son entrée en service en 2011, il achemine chaque année 55 milliards de mètres cubes de gaz vers l'Europe. Nord Stream 2, dont la construction a été achevée en septembre 2021, double ce volume, pour un investissement de 10 milliards d'euros. Le dernier-né est financé à moitié par Gazprom et à moitié par cinq groupes européens dont le français Engie, les allemands Uniper et Wintershall et l'anglo-néerlandais Shell. Le président de la société Nord Stream 2 n'est autre que Gerhard Schröder.
L’un des derniers ponts entre la Russie et l’EuropeLe président allemand Frank-Walter Steinmeier
Un gazoduc reliant directement la Russie et l'Allemagne, par la mer, sans avoir besoin de transiter par d'autres pays, est une vieille idée qui germa au milieu des années 1990. Le projet est fidèle à l'esprit de l'Ostpolitik de Willy Brandt, qui pensait dans les années 1960 que l'intensification des relations commerciales entre la Russie et l'Europe occidentale garantirait la paix. Le président actuel, Frank-Walter Steinmeier, lui aussi issu du SPD, n'hésite pas à invoquer les millions de victimes soviétiques du national-socialisme pour justifier ce projet controversé qui constitue, selon lui, « l'un des derniers ponts entre la Russie et l'Europe ». Avec ce gazoduc, l'Allemagne espère garantir les besoins énergétiques de son industrie tout en renforçant les liens avec la Russie.
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À cause de ce projet faramineux, l'Allemagne s'est mis beaucoup de monde à dos. En Europe centrale d'abord, où l'inquiétude est forte. L'Allemagne a beau répéter qu'il s'agit là d'un projet
« purement commercial »qui
« prend en compte les inquiétudes de Kiev »et
« stabilisera l'approvisionnement énergétique de l'Allemagne et de l'Europe »,ses implications géopolitiques sautent aux yeux. Pour la première fois, le gaz russe est acheminé sans traverser la Pologne, les pays Baltes ou l'Ukraine.
Pour Vladimir Poutine, ce pipeline est un objet de prestige… et une arme redoutable. Enfin
« la fin du diktat des pays de transit »,se réjouit-il ouvertement, tandis que les Polonais, les Ukrainiens et les pays Baltes voient leur sécurité et leur approvisionnement énergétique menacés. Ils reprochent à l'Allemagne d'avoir offert sur un plateau un moyen de chantage efficace à Vladimir Poutine. L'ancien ministre polonais de la Défense Radoslaw Sikorski compare le gazoduc au pacte germano-soviétique de 1939, qui prépara le dépeçage de la Pologne par Hitler et Staline.
C’est comme si avec ce gazoduc, nous avions livré l’Ukraine aux RussesRebecca Harms
L'Ukraine est particulièrement touchée. Une part importante du gaz russe destiné au marché européen transite par son territoire. Kiev fait savoir que « l'Ukraine risque d'être coupée du reste du monde ». Nord Stream 2 la privera en outre d'une importante source de revenus générés par les frais de transit. La Russie fera donc des économies et accroîtra son influence. Aujourd'hui, Rebecca Harms, ancienne députée européenne verte, ne mâche pas ses mots : « Les Européens de l'Est ne nous le pardonneront jamais. C'est comme si, avec ce gazoduc nous avions livré l'Ukraine aux Russes. Depuis huit ans, les Allemands construisent avec obstination leur dépendance énergétique et la puissance de Poutine. Ils sont restés sourds aux mises en garde des États-Unis et des Européens, qui leur répétaient à quel point ce projet était dangereux pour la sécurité de l'Ukraine. »
Mesures punitives
Les pays de l'Est ont toujours applaudi les efforts des États-Unis pour bloquer le projet qui sape l'efficacité des sanctions contre la Russie depuis le début de la crise ukrainienne en 2014. Depuis 2017, les États-Unis s'efforcent de punir les entreprises et les individus participant à la construction du gazoduc. Nord Stream 2 était la bête noire de Donald Trump. Pour lui, ce pipeline est un « énorme cadeau à Poutine ». En 2019, une loi est votée sanctionnant les entreprises associées à ce chantier que le président américain veut à tout prix stopper. Devant le Bundestag, Angela Merkel se rebiffe : « Le type de sanctions extraterritoriales imposées par les États-Unis ne correspond pas à notre conception de la loi. Elles constituent une ingérence dans nos affaires intérieures. » L'Union européenne dénonce « l'imposition de sanctions contre les entreprises européennes se livrant à des activités parfaitement légales. » Allseas, société suisse propriétaire du Pioneering Spirit, le plus grand navire de pose de pipelines du monde, chargé par Gazprom de construire la section offshore, annonce la suspension de ses travaux.
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La relation entre Berlin et Washington ne s'améliore qu'avec l'arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche. Les mesures punitives sont levées. De toute façon, elles ont peu de chances de se montrer efficaces puisque le chantier est achevé. Le secrétaire d'État américain Antony Blinken continue cependant de condamner ce « projet géopolitique russe destiné à diviser l'Europe ». Joe Biden augmente la pression pour que Berlin renonce à la mise en service du deuxième gazoduc.
Ni les mises en garde incessantes des États-Unis et des pays de l'Est, ni l'annexion de la Crimée, ni la guerre dans le Donbass, ni la tentative d'empoisonnement du dissident Alexeï Navalny et son emprisonnement à son retour de Berlin, où il fut soigné, ni le durcissement de la législation répressive en Russie n'auront fait fléchir le gouvernement d'Angela Merkel. À aucun moment de cette longue escalade, l'Allemagne n'envisage de stopper Nord Stream 2 pour sanctionner Vladimir Poutine.
Cadeau empoisonné
Lorsqu'il arrive à la chancellerie en décembre dernier, le social-démocrate Olaf Scholz hérite de ce cadeau empoisonné qu'il continue de défendre alors que la Russie masse ses chars de combat à la frontière de l'Ukraine. Lors de son tout premier sommet européen, le nouveau chancelier parle encore d'un « projet commercial privé » et rappelle que quelque 150 entreprises allemandes, mais aussi françaises, néerlandaises et autrichiennes, y participent. La continuité politique est assurée.
Il n'y a que les Verts pour s'opposer à Nord Stream 2. Ils accusent Gerhard Schröder et Angela Merkel d'avoir rendu l'Allemagne dépendante de la Russie tout en défendant un projet participant au réchauffement climatique. D'ailleurs les chiffres parlent d'eux-mêmes : l'Allemagne importe plus de la moitié de son gaz naturel de Russie. Le reste de Norvège et des Pays-Bas. Le sujet Nord Stream 2 est si explosif que la question a été mise entre parenthèses lors des négociations de coalition entre les sociaux-démocrates, les libéraux et les Verts à l'automne dernier. Jusqu'à la guerre en Ukraine, la marge de manœuvre des Verts sur ce sujet au sein du gouvernement d'Olaf Scholz était limitée.
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Le 13 janvier, alors que le dispositif russe à la frontière ukrainienne atteint des niveaux très inquiétants, la ministre sociale-démocrate de la Défense, Christine Lambrecht, estime toujours que Nord Stream 2 doit être tenu à l'écart du conflit. Il aura fallu l'invasion de l'Ukraine par Poutine pour que le ton change. La pression internationale devient insoutenable. Comment peut-on continuer à faire affaire avec le président russe dans un contexte pareil ? Olaf Scholz finit par reconnaître que « la situation a changé » et annonce le gel de la procédure de certification de Nord Stream 2. Soulagement à Washington, à Kiev et à Varsovie.
Il faut toujours envisager la politique énergétique sous un aspect géopolitique.Robert Habeck, ministre vert de l’Économie
Nombreux sont ceux à Berlin qui sont désormais persuadés que la guerre en Ukraine a sonné le glas du gazoduc. Shell et plusieurs autres sociétés annoncent leur retrait du projet. Sigmar Gabriel, ancien chef du SPD et ancien ministre de l'Économie de Merkel, fait son mea culpa : « J'ai toujours été un partisan de ce projet, mais je crois maintenant que Nord Stream n'a plus l'ombre d'une chance. » Tant pis pour les milliards engloutis dans la Baltique. Installée en Suisse, la société Nord Stream dépose le bilan et licencie ses employés.
« Il aurait été plus intelligent de ne jamais avoir construit Nord Stream 2, déplore Robert Habeck, le ministre Vert de l'Économie. L'Europe a besoin d'un approvisionnement énergétique diversifié et non pas de placer tous ses œufs dans un même panier au fond de la Baltique. » Il dénonce « cette illusion dans laquelle nous nous sommes laissé bercer. Il faut toujours envisager la politique énergétique sous un aspect géopolitique ». Il n'y a guère que Gerhard Schröder qui se tait. Il refuse de désavouer son ami russe. Il vient même de lui rendre visite à Moscou. Officiellement, pour tenter de mettre fin à la guerre.
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