Un engrenage dont témoigne le Mémorial du camp des Milles, situé entre Aix-en-Provence et Marseille. Si le musée fêtera cette année ses dix ans d'existence, le site, où furent internées plus de 10 000 personnes entre 1939 et 1942 – pour la plupart des réfugiés fuyant le totalitarisme, le fanatisme et les persécutions en Europe –, rappelle ce que la déportation de plus de 2 000 hommes, femmes et enfants juifs des Milles vers Auschwitz, via Drancy et Rivesaltes, doit à une série de mécanismes individuels, collectifs et institutionnels. Autant de rouages que l'on retrouve dans d'autres catastrophes du XXe siècle – les génocides arménien, tsigane et tutsi – et qui sont au cœur des recherches et de l'engagement d'Alain Chouraqui.
Jusqu'alors réservées aux visiteurs du Mémorial du camp des Milles, ces ressources sont désormais accessibles à tous dans Le Vertige identitaire, livre qu'Alain Chouraqui vient de faire paraître chez Actes Sud. L'occasion de voir, avec lui, à quelle étape de l'engrenage en sont nos démocraties plus que jamais fatiguées.
Le Point : Selon le dernier rapport de Freedom House, en 2021, les institutions démocratiques se sont détériorées dans 60 pays – une « récession démocratique » qui ne se dément pas depuis seize ans. Au sein de la Fondation du camp des Milles, avec Philippe Mossé, directeur de recherche émérite au CNRS, vous avez conçu l'indice d'analyse et d'alerte républicaine et démocratique (AARD), qui dessine lui aussi une tendance pour le moins inquiétante depuis des années. Le moment de paniquer pour nos démocraties libérales est-il venu ?
Alain Chouraqui : Il ne faut certainement pas paniquer, car ces processus, même délétères, sont longs et en partie réversibles. Et surtout on peut toujours y résister, le plus tôt étant évidemment le mieux. Par contre, il y a bien une forte alerte démocratique qui doit conduire à la réflexion et à l'engagement sur le système démocratique à améliorer, sur la justice sociale à mieux respecter, sur le rapport à l'autre dégradé, sur les enjeux écologiques insuffisamment traités. En parallèle, la démocratie a besoin des citoyens pour se défendre contre les tentations autoritaires, qui ne feraient que masquer ou aggraver ces vrais problèmes et, en tout cas, en retarder les solutions.
Notre indice AARD a été élaboré à partir des caractéristiques communes observées dans les étapes qui ont pu mener au pire dans l'histoire. Il est vrai qu'à notre propre surprise, il fait apparaître une tendance extrêmement marquée à l'augmentation des risques pour notre démocratie, puisque cet indice est passé de 100 en 1990 (première année où des chiffres permettent une comparaison rigoureuse) à 488 en 2021, soit une multiplication des risques par cinq en trente ans. Quelques années de baisse, comme en 2016-2017, après les attentats de 2015, montrent que peuvent être efficaces les repères forts transmis par les pouvoirs publics, l'action sécuritaire, mais aussi la modération résiliente d'une majorité de Français.
Si la question identitaire est légitime, l’obsession identitaire assassine et jette les hommes les uns contre les autres.
Depuis plusieurs années, les discours de Poutine mettent lourdement l'accent sur « l'identité russe » et l'opposent à un Occident « décadent » de par son attachement aux libertés individuelles et au multiculturalisme. L'un de ses inspirateurs, Alexandre Douguine, estime même que la démocratie est structurellement impossible aux « peuples slaves ». La crise actuelle en Ukraine peut-elle être vue comme un cas d'école de « vertige identitaire » ?
Oui, car encore une fois l'extrémisme identitaire nationaliste a conduit à l'affrontement. Mitterrand disait que « le nationalisme, c'est la guerre » et nous l'avions oublié. S'y ajoutent même chez certains des dimensions ethniques, voire religieuses ! Quelle misère pour des peuples qui, dans la même rhétorique racialiste, se disaient pourtant « frères ». Tout cela se mêle aussi, comme vous l'indiquez, à un extrémisme contre « l'Occident décadent », ce qui ne manque pas de rappeler étrangement la posture de certains extrémistes islamistes et de conforter l'idée d'une démocratie prise en tenaille entre ces deux extrémismes, nationaliste et religieux, qui ont en commun cette lutte contre la « décadence » occidentale et contre ses libertés fondamentales. Cela confirme aussi que, si la question identitaire est légitime, l'obsession identitaire assassine et jette les hommes les uns contre les autres.
Au camp des Milles, vous confrontez et complétez une « mémoire révérence » avec une « mémoire référence ». Qu'est-ce qui les distingue ?
Cette distinction nous semble évidente mais elle est, hélas, peu mise en œuvre. Dans son ADN, le site mémorial du camp des Milles a reçu pour mission de construire, en prolongement de la nécessaire « mémoire révérence » aux souffrances du passé, une véritable « mémoire référence » pour le présent, afin d'éviter la récurrence des engrenages mortifères du passé. Mais le récit historique doit être travaillé pour fournir des repères utiles, pour passer du « Plus jamais ça ! » à « Comment faire pour ce “Plus jamais ça” ? ». Notre méthode pour ce travail est pluridisciplinaire et intergénocidaire. Pluridisciplinaire au sens où il s'agit de porter un regard sociologique, psychosocial, politiste, juridique, économique, philosophique sur l'histoire et pas seulement dans l'histoire. Intergénocidaire au sens de la recherche d'une convergence des mémoires sur les caractéristiques communes des mécanismes individuels, collectifs et institutionnels qui ont conduit aux crimes génocidaires contre les juifs (c'est l'histoire du camp des Milles), mais aussi les Arméniens, les Tsiganes, les Tutsis au Rwanda. Sur le plan psychosocial, on y trouve chaque fois par exemple l'effet de groupe, la passivité, les stéréotypes et préjugés, la soumission aveugle à l'autorité. Sur le plan sociétal, on constate chaque fois un engrenage – certes résistible – dont le moteur est l'extrémisme identitaire et qui peut se développer en trois étapes lorsque s'exacerbent les tensions « ordinaires » de toute société (divergences et peurs diverses, mauvais rapport à l'autre…). L'étape médiane est celle du passage possible de la démocratie au régime autoritaire. Elle est caractérisée historiquement par un rejet des institutions et des élites, des pertes de repères, des crispations identitaires, des violences racistes et antisémites. Nous y sommes donc.
Dans votre livre, vous mentionnez rapidement le péril des « racismes à rebours » (anti-Blancs, anti-Français, anti-Occidentaux, etc.). Quel regard portez-vous sur le racialisme et l'identitarisme se présentant comme de gauche ? Faut-il être vigilant aux dérives de la pensée woke ?
C'est une question difficile, car on peut comprendre l'impatience de ceux qui ne voient pas avancer suffisamment vite la cause de l'égalité. Mais il me semble que le racialisme est un remède pire que le mal, car il renforce le pire dans le racisme qu'il combat : une pensée, un réflexe qui réduit une personne à une catégorie, et même à une seule de ses catégories d'appartenance dans son identité, toujours plurielle. C'est une manière de voir les personnes qui a toujours été celle des racistes. Il me semble qu'il y a d'autres moyens politiques, éducatifs et judiciaires plus efficaces sur le terrain, et moins dangereux et conflictuels pour le lien social, déjà bien mis à mal aujourd'hui.
Le conspirationnisme et les rumeurs malveillantes ont toujours accompagné les flambées génocidaires. On peut aussi évoquer la propagande islamiste au moment de l'affaire des caricatures danoises, qui avait fait à tort croire à toute une partie du monde musulman que des Occidentaux venaient de les assimiler à des zoophiles. Comment analysez-vous ce besoin de mentir pour tuer ?
C'est l'hommage du vice à la vertu. Les menteurs connaissent les valeurs de référence des personnes qu'ils visent. Et on est souvent frappé de voir combien les propagandes et les démagogues ont une conscience ou une intuition précises de ce qui est acceptable par elles. On sait que beaucoup sont attachés à la démocratie et à la vérité, alors on invente d'absurdes oxymores, « démocratie illibérale » ou « vérité alternative », pour ne pas choquer en avouant le rejet de la démocratie et le mensonge. Le site mémorial du camp des Milles présente une exposition : « Les propagandes nazie et vichyste : comment l'extrémisme veut tromper le peuple ? », réalisée avec le musée du Mémorial de l'Holocauste des États-Unis, situé à Washington. Elle montre combien le mensonge est systématique chez les extrémistes, non seulement pour convaincre, mais aussi pour brouiller les repères sur lesquels pourrait s'appuyer une réaction populaire qu'ils redoutent. Car nul n'a envie de réagir et de perturber sa vie sans raison forte et claire.
Sur ce plan, quel rôle les réseaux sociaux jouent-ils ?
Ils sont, comme une langue moderne d'Ésope, la meilleure et la pire des choses. On a vu qu'ils ont permis de belles mobilisations citoyennes. Mais on voit aussi qu'ils sont surtout au quotidien de formidables accélérateurs des fake news et du complotisme, et plus largement des processus de désinformation et de brouillage de repères. C'est la raison pour laquelle ils sont fortement instrumentalisés par des manipulateurs de tout poil y compris des services spéciaux étrangers. Ils savent tous que quand les mots deviennent fous, les hommes deviennent fous. Et qu'on peut les aider à le devenir.
Apporter le recul de l’histoire et des sciences de l’homme nous semble être un bon moyen d’aider à combattre la myopie du quotidien pour en comprendre les enjeux réels.
La passivité des populations – la fameuse « majorité silencieuse » – joue un rôle de premier plan dans l'engrenage génocidaire. Mais on sait comme il est coûteux et fastidieux pour le commun des mortels d'exprimer une contradiction, une opposition dans une situation de « faux consensus ». C'est la fable des « Habits neufs de l'empereur »… Comment faire pour augmenter la part des contestataires et rendre la chaleur du troupeau moins agréable ?
« Ne rien faire, c'est laisser faire » est un des messages forts répétés au mémorial du camp des Milles à partir de l'expérience historique. Celle-ci nous dit, comme Einstein, que « le monde est dangereux à vivre, non pas tant à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire ». Mais elle nous dit aussi que, a contrario, l'engagement est d'autant plus facile et efficace qu'il a lieu plus tôt. Beaucoup de personnes ne sont pas indifférentes, mais restent passives pour mille raisons, y compris parce que la désinformation gêne les prises de conscience. Il nous semble donc essentiel de montrer jusqu'où peuvent aller les conséquences d'une passivité ou d'un comportement grégaire. Apporter le recul de l'histoire et des sciences de l'homme nous semble être un bon moyen d'aider à combattre la myopie du quotidien pour en comprendre les enjeux réels. Trop nombreux sont ceux qui regrettent après coup de n'avoir pas su réagir à temps. Plus largement, c'est toute une éducation à la démocratie et à l'engagement qu'il faudrait désormais approfondir dans les écoles afin de rappeler que la démocratie ne repose pas seulement sur des élections libres, mais surtout sur l'implication durable de citoyens libres qui en constituent le principal contre-pouvoir.
Pouvez-vous expliquer ce qu'est le « paradoxe du papillon » ?
On dit parfois sommairement, en évoquant l'effet papillon de Lorenz ou la théorie du chaos, qu'un simple battement d'ailes de papillon en Californie peut provoquer un tsunami au Japon. L'idée est que, surtout lorsqu'un système est instable, un changement même léger des conditions initiales peut avoir des conséquences très importantes en bout de chaîne. Ce que j'ai voulu dire, dans le même esprit, c'est que notre démocratie étant sur une ligne de crête, il peut suffire de peu de choses (faits divers, provocations…) pour basculer vers un régime autoritaire, mais que, à l'inverse et paradoxalement, cette grande sensibilité d'une démocratie sur le fil peut rendre encore plus efficace tout acte de résistance même apparemment léger. On l'a vu par exemple au Capitole où un seul gardien a peut-être évité une guerre civile en détournant les émeutiers.
Votre père, Sidney Chouraqui, avocat et résistant, est très présent dans votre livre. Quelle place tient votre histoire personnelle dans votre engagement et vos recherches ?
Une recherche vraiment utile et rigoureuse est tellement difficile qu'il est parfois bon d'avoir une implication personnelle pour aller plus loin encore que sa rigueur professionnelle, car on sait mieux pourquoi on doit être juste. Le travail d'équipe et le regard des pairs est alors essentiel pour que l'implication personnelle reste un moteur et non un biais. Alors oui, comme chez beaucoup d'autres, la transmission reçue de mes parents a été importante dans mes recherches et engagements. J'ai eu besoin de comprendre ce qu'ils avaient subi comme juifs et comme humains, et surtout de savoir que les résistances sont possibles, au nom de sa propre conscience, quels que soient les aléas et les risques. Ce pour quoi l'exemple de mon père a été essentiel en effet.
Il ne faut plus rien laisser passer aujourd’hui afin de ne pas être à la merci d’engrenages ou de circonstances où se lâche souvent le pire de l’humanité.
On voit comment les mécanismes de psychologie sociale menant au pire sont, dans les faits, tout à fait courants et banals. Peut-on espérer vaincre un jour la nature humaine ?
Oh, certainement pas ! Il ne s'agit pas tant de vaincre la nature humaine que d'en canaliser et éviter les mauvais côtés, et à l'inverse de s'appuyer sur les ressorts positifs qui existent aussi chez la plupart : l'empathie, la conscience morale, le sens de la justice, la capacité d'aimer, le désir de bien faire… Il y a une banalité du mal, mais, aussi, une banalité du bien. Et surtout un curseur à faire jouer entre les deux. Plus largement, la culture n'est-elle pas considérée comme un lent processus de civilisation de la nature humaine ? Certes, réversible, et c'est aussi pour cela qu'il ne faut plus rien laisser passer aujourd'hui afin de ne pas être à la merci d'engrenages ou de circonstances où se lâche souvent le pire de l'humanité.
Le Vertige identitaire. Tirer les leçons de l'expérience collective : comment peut basculer une démocratie ?, d'Alain Chouraqui (Actes Sud, 208 p., 10 €).
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