Source Figaro Vox
ENTRETIEN - L’essayiste et journaliste économique estime que la guerre en Ukraine s’inscrit dans l’émergence d’un nouveau cycle économique et politique. C’est, selon lui, «le double inversé de la chute du Mur». Si, en 1989, cet événement avait marqué l’ouverture des frontières et de l’économie mondiale, François Lenglet prédit que l’invasion russe devrait se traduire, au contraire, par un vaste mouvement de relocalisation, avec pour conséquence une hausse des prix, en particulier en Europe.
LE FIGARO. - En 2019, dans un essai intitulé Tout va basculer!, vous annonciez la fin du libéralisme et le retour des nations. La guerre en Ukraine s’inscrit-elle dans ce grand basculement? Ne s’agit-il pas d’un réveil des empires davantage que d’un retour des nations?
François LENGLET. - Ce serait un contresens de voir dans ce conflit la manifestation du «réveil des empires». Le fait majeur, la cause première, c’est l’éclipse du maître du monde, le désengagement des affaires planétaires qu’opère l’Amérique depuis au moins trois présidences. Les méchants ne se réveillent que s’ils ont le sentiment qu’ils ne seront pas punis par le maître du monde pour avoir bousculé l’ordre international. C’est exactement ce qui est produit: le retrait calamiteux d’Afghanistan a été un signal pour Poutine, un permis de tuer. Sans oublier la faiblesse de Biden, déclarant d’emblée que l’Amérique n’ira pas combattre en cas d’invasion de l’Ukraine. Lorsque le maître renonce à mourir pour défendre son rang, c’est l’esclave qui devient le maître du maître, on sait cela depuis Alexandre Kojève et Hegel.
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L’invasion de l’Ukraine ne se serait probablement pas produite du temps de Trump, car un républicain cinglé effraie davantage qu’un démocrate. C’est la fin de l’«hyperpuissance» américaine. La guerre de la Russie ferme un siècle de domination des États-Unis, même si une paix précaire était signée dans les prochains jours. C’est en effet lors de la Première Guerre mondiale que l’Amérique avait pris le leadership politique, militaire et économique, au détriment de l’empire britannique, qui détenait le titre depuis la chute de Napoléon. Ce leadership n’a fait que s’accentuer au fil du XXe siècle, jusqu’à la victoire extraordinaire de 1989, la chute du mur de Berlin et l’effondrement communiste, sans une goutte de sang versé.
Que peut changer ce retrait américain pour l’économie mondiale?
Tout. Car sans maître du monde, il n’y a pas de mondialisation. Le maître fait en effet disparaître le risque géopolitique, car il est craint par les autres. Il sécurise les transactions, il émet une monnaie mondiale, il édicte des règles planétaires. Dans ce monde aplani, les entreprises s’élancent. Elles exportent, délocalisent, investissent là où le capital est le plus rentable. C’est ce que nous avons connu entre 1989 et 2022. Larry Fink, le patron du gestionnaire d’actif Blackrock, a parfaitement raison de faire coïncider la fin de la mondialisation avec l’invasion russe. Cette guerre est le double inversé de la chute du Mur, elle signe la réapparition du risque souverain, géopolitique, des passions nationalistes désinhibées, le retour de la volonté de puissance, l’érection de frontières. C’est la fin de la fin de l’histoire.
Donc les entreprises et les capitaux vont rentrer chez eux, par un mouvement parfaitement symétrique à celui qui a débuté dans les années 1990. On le voit déjà avec la relocalisation et la fracturation des chaînes d’approvisionnement mondiales, qui avaient été initiées lors de la pandémie. Ça ira beaucoup plus loin qu’on ne le pense. Car contrairement à une idée reçue, l’économie fait toujours là où on lui dit de faire. TotalEnergies sera probablement contraint de quitter la Russie. C’est dommage, car c’est un atout important pour notre énergéticien que d’être présent là-bas. Mais c’est inévitable que les entreprises se soumettent à l’ordre géopolitique. On observe partout dans le monde ce retour de la logique d’État, soutenue par une demande puissante de souveraineté, en réaction à la mondialisation.
La Chine ne peut-elle pas devenir le prochain maître du monde?
On pourrait le penser, elle se plaît parfois à en rêver, mais je ne le crois pas. La Chine est à la veille d’une refermeture. L’anomalie dans son histoire, c’est l’ouverture, les quarante ans qui viennent de s’écouler. À la faveur de l’épidémie, ses frontières sont désormais verrouillées de façon hermétique. Elle est en train de se désincarcérer de l’économie mondiale, au moins de certains secteurs - les technologies, Wall Street - sous le coup des restrictions américaines. Et son alignement sur la Russie va l’isoler encore davantage de l’Occident. Déjà, certaines sociétés allemandes interrompent leurs contrats avec leurs sous-traitants chinois, par solidarité avec l’Ukraine… La nature profonde de la Chine, son histoire, c’est la fermeture. Il n’y a guère que Taïwan qui l’intéresse, et le contrôle de la mer qui borde ses côtes, qu’elle considère comme sa banlieue stratégique - c’est son Ukraine à elle, et malheur à qui l’entravera sur ces eaux.
Le projet des routes de la soie est une utopie coûteuse qui va à rebours des fondamentaux chinois, et qui devrait capoter. De ce point de vue aussi, la guerre d’Ukraine, avec l’alliance sino-russe qu’elle a révélée, est le double inversé d’un autre événement passé: la «China card», cette politique de Kissinger et Nixon pour se rapprocher de Pékin, dans les années 1970, en isolant les Soviétiques de Moscou. Politique géniale, qui a déterminé quarante années de vie planétaire. C’est grâce à elle que le mur de Berlin est tombé. C’est grâce à elle que la mondialisation moderne, et son acteur clé, la Chine, ont pu se déployer. En 1979, Deng Xiaoping, d’un même jet, établit des relations diplomatiques avec Washington et lance la politique de la «porte ouverte». Désormais, c’est fini. L’avenir de la Chine est sombre, celui d’un pays isolé et vieillissant à une vitesse ahurissante, perclus des dettes accumulées pendant le «grand boom en avant». Une sorte de Japon dictatorial.
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Cela veut-il dire que la guerre de Russie clôt un cycle géopolitique?
Oui, et elle en ouvre un autre, car la ligne de partage du monde a changé. Il y a dix ans, c’étaient les illusions de la «Chinamérique». Aujourd’hui, c’est la «Chinerussie» face à l’Occident. Les grands groupes internationaux feraient bien de surveiller cela comme le lait sur le feu. Car ils pourraient se trouver demain, vis-à-vis de la Chine, exactement dans la situation de TotalEnergies en Russie, soumis à la pression politique pour partir, lorsque Pékin aura envahi Taïwan ou Xi Jingping déclenché un massacre comme celui de Tiananmen. Volkswagen, l’un des tout premiers groupes automobiles, réalise la moitié de ses profits dans l’empire du Milieu. Pour Mercedes, L’Oréal, LVMH, Airbus, les enjeux sont les mêmes, considérables.
Une économie mondiale fragmentée, c’est moins de croissance?
Pas forcément, mais c’est une tout autre économie. C’est d’abord bien sûr le retour de l’inflation. Le facteur-clé de la désinflation, c’était l’ouverture des frontières, dans les années 1980 et 1990, qui avait permis d’aller produire au meilleur prix. La chute du mur de Berlin a été de ce point de vue bien plus efficace que la politique monétaire américaine de Volcker, parce qu’elle a déclenché une pression concurrentielle planétaire, exerçant ses effets dépressifs et sur les prix et sur les salaires des non qualifiés. Là encore, un cycle se termine, l’inflation est là pour un moment, parce qu’elle est le symptôme, la conséquence d’un vaste mouvement de démondialisation.
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La plupart des économistes n’y voient qu’un phénomène transitoire, causé par la reprise synchrone que la planète a connue.
C’est faire fi des déterminants fondamentaux: le retour des frontières, qui allège considérablement la pression de la concurrence. Et le vieillissement universel, qui est en train de comprimer massivement la population active mondiale, comme l’a montré Charles Goodhart, ce qui va faire monter les salaires. Démographie et géopolitique se conjuguent pour faire repartir durablement les prix à la hausse. Un mouvement d’autant plus puissant que les banques centrales ne peuvent plus le contrer, à cause des dettes accumulées. Si elles relevaient les taux d’intérêt comme l’avait fait Volcker, ce serait Lehman Brothers puissance dix, le krach mondial. Leur indépendance est désormais complètement fictive, elles se sont laissé piéger par l’accumulation des dettes qui ne leur lasse plus guère de marge de manœuvre.
On voit que ce sont les salariés qui payent ce nouveau choc d’inflation, avec un pouvoir d’achat en baisse…
En réalité, le coût du choc se partage entre les salariés, les États, avec les «boucliers tarifaires» pour limiter la hausse des prix de l’énergie, et les entreprises. Ça n’est pas durable. La pression va être forte pour revaloriser les salaires, surtout alors que pour des raisons démographiques le nombre de bras diminue. Le rapport de force entre employeurs et salariés est en train de s’inverser. On pourrait se retrouver dans un système proche de celui des années 1970, avec des profits plus faibles et une part de la valeur ajoutée plus importante pour le travail.
Quelle croissance l’Europe peut-elle connaître dans ce contexte bouleversé?L’Europe est la grande victime économique de cette guerre, à cause de sa dépendance vis-à-vis de la Russie, en particulier en matière d’énergie. Elle en pâtira donc davantage que les États-Unis, qui sont eux-mêmes producteurs importants d’hydrocarbures. Et au sein de l’Europe, c’est l’Allemagne qui va subir le plus gros choc. Elle avait été la grande gagnante des années de mondialisation, grâce à sa puissance d’exportation. Dans un monde avec des frontières et des restrictions au commerce, ses avantages comparatifs sont moindres. En outre, elle s’est placée dans une lourde dépendance énergétique délibérée vis-à-vis de Moscou. Il va lui falloir des années pour en sortir, avec le risque de connaître des pénuries qui affecteront son industrie.
C’est l’héritage Merkel qu’il va falloir régler: la décision d’arrêter le nucléaire, et le partenariat de long terme avec les Russes et leur gaz. Il y a fort à parier que les statues érigées au moment du départ de la chancelière vont être déboulonnées, lorsque les Allemands vont réaliser le coût phénoménal de ses décisions irréfléchies. Sans oublier celles de son prédécesseur, qui cachetonne toujours dans les conseils d’administration de séides de Poutine. En revanche, pour la France, moins dépendante des hydrocarbures et des exportations, le choc sera moins violent - il nous affectera de façon indirecte, via l’Allemagne. Et il va nous conduire à réindustrialiser le pays. On vient d’en voir l’illustration avec le tête à queue de Macron sur le nucléaire, et la relance d’un programme de centrales.
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Ces bouleversements sont-ils profitables à la construction européenne?
Je suis obligé de reconnaître que l’épidémie, d’abord, et la guerre, ensuite, semblent avoir coalisé l’Europe, et non pas l’avoir désarticulée comme je le redoutais. La gestion efficace des vaccins, le travail commun pour sécuriser les approvisionnements stratégiques, le plan de relance collectif, le changement de pied de l’Allemagne en matière de défense, tout cela est proprement incroyable et bienvenu. Je me suis longtemps dit que l’Europe était un navire de beau temps qui se briserait au moindre récif. Le gros temps qui monte prouve le contraire. Il a eu le mérite de dessiller les yeux, de concentrer les dirigeants européens sur des objectifs vitaux et stratégiques, et de leur faire délaisser la réglementation du niveau sonore des tondeuses à gazon. Mais la route est longue. Et au plan militaire, il va falloir trouver des solutions opérationnelles rapidement, plutôt que de rêver à l’idée romantique d’une «armée européenne».
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