Bien que retiré de la vie politique active, il reste un observateur attentif de l'évolution du monde et il intervient régulièrement dans le débat public. Il est aussi un essayiste prolixe avec une vingtaine de livres à son actif dont, parmi les plus récents, deux ouvrages consacrés au déclin de l'Occident (Der Abstieg des Westens, 2018) et à la géopolitique du XXIe siècle (Willkommen im 21. Jahrhundert, 2020), tous deux non traduits en français. Entretien.
Le Point : L'Europe et l'Allemagne tout particulièrement ont-elles fait preuve de naïveté face à Vladimir Poutine ?
Joschka Fischer : De naïveté, oui, certainement. L'erreur fondamentale que nous avons tous commise, moi y compris, était de croire qu'après la guerre froide et la disparition de l'Union soviétique, nous étions entrés dans un nouvel ordre mondial où la paix régnerait. Mais les visées hégémoniques et l'autoritarisme du gouvernement russe n'ont pas disparu du jour au lendemain. Vladimir Poutine n'a jamais caché son jeu, et pour l'Allemagne, ce n'était pas facile. Il ne faut pas oublier que la période nationale-socialiste de 1933-1945 et la Seconde Guerre mondiale continuent d'être un profond traumatisme pour notre pays.
Un traumatisme ou un alibi ? Quatre-vingts ans après la guerre, les Allemands peuvent-ils toujours se référer au passé pour justifier leur refus d'intervenir militairement ?
Mes amis français ont toujours du mal à comprendre qu'il s'agit bien d'un traumatisme dont les racines sont très profondes. Et il a fallu que nous soyons confrontés à une crise d'une telle ampleur, l'invasion de l'Ukraine, pour que les choses changent. La session spéciale du Bundestag du 27 février, marquée par le discours historique du chancelier Olaf Scholz, a témoigné d'un changement radical de la politique de défense de notre pays. Le gouvernement a l'appui de la grande majorité de la population. Emmanuel Macron a eu raison de dire que l'Europe devait devenir une puissance capable d'assurer sa propre défense. Tout cela va donc dans la bonne direction.
Ce virage à 180 degrés est particulièrement évident chez les Verts, votre parti, dont le pacifisme est pourtant un des principes fondateurs.
C'est comme ça quand on fait partie d'un gouvernement. On est durement confronté à la réalité. Bien entendu, j'aurais préféré qu'il n'y ait pas de guerre. Mais ce conflit aura au moins servi de déclic.
La volte-face allemande est néanmoins surprenante : l'Allemagne était critiquée pour n'avoir accepté de fournir que des casques à l'armée ukrainienne et, soudain, elle livre des armes létales…
Notre politique de défense s'est transformée graduellement, mais, aujourd'hui, le dernier tabou a été brisé. Prenez la France et l'Allemagne, deux puissances à peu près égales. Et pourtant, c'est le jour et la nuit. Vous avez eu une chance folle avec le général de Gaulle. Il a sauvé la France en la plaçant du côté des vainqueurs. Grâce à lui il y a eu une continuité en France après la Seconde Guerre mondiale, alors que l'Allemagne, elle, s'est complètement effondrée. Le président Macron a très bien compris que cette crise va insuffler une nouvelle force à la relation franco-allemande. Le triangle de Weimar (France-Allemagne-Pologne, NDLR) était une idée abstraite lancée par les anciens ministres des Affaires étrangères allemand et français, Hans-Dietrich Genscher et Roland Dumas. Elle n'a jamais fonctionné, j'en ai fait l'expérience. Et voilà qu'avec la guerre en Ukraine, ça marche ! À mon avis, nous faisons face à une césure bien plus importante que celle de 1989. Notre monde est profondément ébranlé. Pour Poutine, l'Ukraine n'est qu'un prétexte. C'est de nous qu'il s'agit en réalité. C'est notre démocratie que Poutine a attaquée.
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Où sont passés les pacifistes allemands qui furent longtemps si puissants, notamment chez les Verts ?
Bien sûr, chez les Verts, on va continuer à débattre. C'est la loi dans une démocratie saine. Mais cette tradition pacifiste s'est heurtée à la réalité et les conséquences pour l'Allemagne et pour l'Europe seront profondes, car Poutine ne s'attaque pas seulement à l'indépendance de l'Ukraine, mais aussi au projet européen basé sur le renoncement à la violence, l'intégrité territoriale et l'inviolabilité des frontières. Ce changement de la politique de défense allemande n'est pas un réflexe momentané. Il sera durable et profond. Et il aura de fortes conséquences pour l'Europe et pour la relation franco-allemande. C'est une bonne décision : l'Europe doit être en mesure d'assurer sa propre défense. C'est la grande leçon à tirer des événements actuels.
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C'était aussi la position d'Angela Merkel.
Angela Merkel l'a dit à plusieurs reprises, mais elle n'a jamais agi en ce sens. Il faut souvent une grande crise pour faire avancer les choses.
Les Européens sont unis comme ils ne l’ont jamais été.
Comment analysez-vous la réaction des pays européens aujourd'hui ?
Les Européens sont unis comme ils ne l'ont jamais été. Pour la première fois depuis Hitler, un État souverain est attaqué, ses frontières sont violées. L'Ukraine est membre des Nations unies et du Conseil de l'Europe. Les raisons de notre unité sont donc très claires : nous nous sentons menacés. Notre démocratie, notre façon de vivre. C'est pour ces valeurs qui sont les nôtres que les Ukrainiens se battent. La solidarité au sein de l'Union européenne est donc énorme. Tous les pays de l'EU ont ouvert leurs portes aux réfugiés : les Polonais, les Hongrois… Tous ont octroyé aux Ukrainiens le droit d'entrer, de séjourner et même de travailler chez eux pendant trois mois. Tout cela était inimaginable il y a quelques jours encore. C'est une nouvelle Union européenne qui est en train de naître sous nos yeux. Et il va falloir maintenant travailler pour la façonner. Car cette nouvelle Europe ne va pas naître d'un claquement de doigts. Nous ne devons plus répéter les mêmes erreurs. Nous devons maintenant transformer l'Europe et cette transformation doit se faire avant un éventuel élargissement.
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Comment les Allemands vont-ils réagir quand les conséquences économiques se feront sentir chez eux, en particulier quand leur facture de gaz va considérablement augmenter ?
Il existe sur ce point un consensus très large en Allemagne. Notre pays doit le plus vite possible être indépendant de son approvisionnement énergétique. Je ne pense pas que le gazoduc Nordstream 2, dont la certification a été suspendue, entrera jamais en fonction. C'est une décision très difficile à prendre. Mais la transition énergétique a beaucoup progressé en Allemagne. Les énergies alternatives se mettent en place. Je suis très optimiste. Il n'est pas trop tard.
Que pensez-vous des affinités russes de l'ancien social-démocrate chancelier Gerhard Schröder, qui fut votre coéquipier au sein du gouvernement ?
Je ne partage absolument pas sa position, et je ne veux pas en dire davantage.
De qui le président russe a-t-il peur ?
Vladimir Poutine veut créer une zone d'influence soviétique. Il veut ramener l'Ukraine sous le joug du Kremlin, la priver de son indépendance. En s'orientant de plus en plus vers l'Europe, l'Ukraine a essayé d'échapper au cycle éternel de pauvreté, d'oppression et aux ambitions impérialistes de la Russie. Poutine veut que la Russie redevienne une puissance mondiale, faire oublier l'humiliation que constitua l'effondrement de l'URSS. Il veut que la Russie soit sur un pied d'égalité avec les États-Unis et la Chine. Et cela implique qu'il se confronte à l'Europe. En dépit de ce que veut faire croire la propagande officielle, Poutine n'a pas peur de l'Otan. Ce qu'il craint, c'est l'Europe et la démocratie libérale qu'elle incarne. « Pourquoi pas nous ? » demandent aujourd'hui les Ukrainiens. « Pourquoi nos voisins peuvent-ils vivre ainsi et pas nous ? » demanderont un jour les Russes à leurs dirigeants. Ces questions et ces revendications mettent en danger le système autoritaire de Poutine. C'est l'Union européenne et non l'Otan qui fait peur à Poutine. C'est elle qui le déstabilise.
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