Le Point : Cette campagne présidentielle 2022 marque-t-elle l'entrée de Marine Le Pen dans une autre dimension politique ?
Jérôme Sainte-Marie : Indéniablement, oui. Malgré tout, Marine Le Pen a réussi à désenclaver son image personnelle. Elle a rejoint le petit groupe des personnalités les plus appréciées des Français dans les baromètres d'opinion. Elle bénéficie d'une image d'écoute, de proximité, de sincérité et surtout de courage, qui sont des qualités très appréciées, notamment chez les plus modestes. Plus que jamais, elle s'est affirmée comme la représentante de ces catégories populaires qui se sont mobilisées durant la crise des Gilets jaunes.
Comme Jean-Luc Mélenchon…
Beaucoup plus que lui. Le vote Mélenchon est fait d'un alliage hétérogène de plusieurs groupes. La strate dominante de cet électorat est cette petite bourgeoisie diplômée des centres-villes : c'est la fraction sociale motrice pour lui, celle où se recrutent ses dirigeants et la plupart de ses militants. Autour de cette population s'agrègent ou plutôt cohabitent deux autres groupes. D'une part, il y a un électorat issu de l'immigration extra-européenne : selon l'Ifop, les musulmans ont voté jusqu'à 69 % pour Jean-Luc Mélenchon. D'autre part, le candidat de La France insoumise a attiré des ouvriers et des employés, certes, mais appartenant surtout à la sphère publique ou bénéficiant d'un statut particulier, tel le personnel de la SNCF. Cet ensemble composite et instable est réuni par une promesse commune : la dépense publique comme solution à tous les maux. Marine Le Pen, elle, incarne plutôt la France des travailleurs modestes du secteur privé d'origine européenne, ce qui lui donne une endurance extraordinaire et lui a permis de résister à l'offensive Zemmour à l'automne 2021. Il reste que cette division des catégories populaires selon une ligne de partage culturelle constitue une aubaine pour le bloc élitaire au pouvoir, mais peut-être est-ce inévitable.
Cette base électorale de travailleurs modestes lui confère-t-elle, désormais, une stature autre ?
Elle l'amplifie. Pendant cette campagne, Marine Le Pen a acquis une dimension politique manifeste : elle est devenue une candidate crédible de second tour. En 2017, les personnes raisonnables et de bonne foi n'imaginaient aucunement sa victoire ; ce qui ne fut pas le cas en 2022. Aujourd'hui, le Rassemblement national s'installe dans un rapport de force avec La République en marche équivalent à celui que l'on connaissait dans les seconds tours opposant la gauche et la droite. À partir du moment où plus de 40 % des électeurs l'ont choisie au second tour, la stigmatisation de l'extrême droite devient très difficile. Marine Le Pen n'apparaît plus comme une candidate enclavée, mono-message, elle se projette dans la peau d'une responsable politique pouvant assumer des fonctions dirigeantes. Sous une forme ou sous une autre, le lepénisme façon Marine est durablement installé au cœur de la vie politique française.
À partir du moment où plus de 40 % des électeurs l’ont choisi au second tour, la stigmatisation de l’extrême droite devient très difficile.
Le vote Le Pen ne reste-t-il pas un vote protestataire ?
Je ne le crois pas. D'une part, par sa constance : il répond à une tradition électorale très large désormais : des familles, des quartiers, des régions votent de manière récurrente pour le Rassemblement national. Un vote protestataire est forcément contingent d'une situation. Qualifier ainsi le vote Le Pen est foncièrement dévalorisant et ne correspond plus à la réalité électorale. Il y aurait, d'un côté, un vote de proposition, d'adhésion, positif, et, de l'autre, un vote protestataire, de colère, négatif… Voyons, ce n'est pas sérieux ! On l'a oublié, mais celui qui a recueilli le moins de votes d'adhésion en 2017, c'est Emmanuel Macron. L'électorat lepéniste est porteur d'une véritable identité sociale, c'est pour cela qu'on peut parler d'un vote de classe exactement comme c'est le cas pour le vote Macron. Ce sont deux votes de classe qui s'affrontent. Certes, ceux qui votent pour Marine Le Pen sont beaucoup plus pessimistes mais ils ont d'excellentes raisons de l'être, quand ceux qui forment le noyau dur des électeurs d'Emmanuel Macron auraient bien tort de ne pas être optimistes.
Marine Le Pen continue quand même de surfer sur la colère sociale…
Oui, ainsi que sur l'angoisse existentielle des Français, sur laquelle a essayé de s'appuyer la candidature d'Éric Zemmour. Mais le problème de Zemmour, et la raison de son échec, c'est qu'il soutenait une proposition hémiplégique : les catégories populaires y retrouvaient leurs inquiétudes culturelles, mais n'y percevaient guère la défense de leurs intérêts matériels. À l'inverse, cette combinaison a permis le succès de Marine Le Pen.
Au cours de cette présidentielle 2022, peut-on dire, comme on l'entend beaucoup, que Marine Le Pen a crevé le plafond de verre ?
Le supposé plafond de verre constitue une facilité de langage qui n'est utilisée que pour définir le score des candidats du Front national. Il y a bien longtemps que Marine Le Pen a crevé ce soi-disant plafond de verre : au second tour de l'élection présidentielle de 2017, elle attirait déjà 34 % des votes. Les injonctions morales contre elle comptent désormais beaucoup moins que l'intimidation sociale produite par les élites. Lors de cette campagne de second tour, toutes les autorités, politique, économique, morale, intellectuelle et spirituelle, se sont mobilisées contre Marine Le Pen. C'était déjà le cas contre Jean-Marie Le Pen en 2002. Mais, vingt ans plus tard, il y a une différence majeure : la présence de Marine Le Pen au second tour n'a pas suscité de mobilisation dans les rues, ou si peu. La diabolisation est surjouée dans l'espace public par le sommet, mais ne trouve guère de résonance à la base.
Vingt ans après 2002, la présence de Marine Le Pen au second tour n’a pas suscité de mobilisation dans les rues, ou si peu. La diabolisation est surjouée dans l’espace public par le sommet, mais ne trouve guère de résonance à la base
Cette présidentielle marque-t-elle le coup d'envoi d'un chambardement politique ?
À mon avis, non, car il a déjà eu lieu. 2022 serait plutôt la conclusion d'une phase de réalignement électoral amorcé en 2017. Ce qui avait alors été rendu visible n'était pas un accident, la présente élection le confirme. Certes, aujourd'hui, il y a une nuance qui apparaît dans ce constat : c'est le résultat de Jean-Luc Mélenchon. Mais il faut faire attention à ne pas surestimer cette performance : cet électorat va-t-il survivre de façon homogène dans les prochains scrutins ? Question ouverte. C'est un électorat fragile dans sa construction idéologique, puisqu'il se fragmente immédiatement dès le second tour de la présidentielle. C'est pour cela que je préfère ne pas parler de bloc électoral mélenchoniste, comme il en existe un pour le macronisme et un autre pour le lepénisme.
Redoutez-vous un troisième tour social après les deux tours de la présidentielle ?
Cela me paraît fantasmatique, pour plusieurs raisons. Premièrement, Emmanuel Macron réélu bénéficie d'une forte légitimité. L'élection de 2017 avait installé dans l'opinion qu'il était un président par surprise, par défaut, ce n'est plus le cas en 2022. Il est un président sortant que les Français ont appris à connaître, et Emmanuel Macron a réalisé une forme d'exploit électoral puisque jusqu'à présent dans la période récente le président sortant était battu. Il est difficile d'aller manifester en criant « Macron démission » contre un chef d'État qui a été réélu à la loyale, quand bien même aurait-il bénéficié d'un soutien massif des élites sociales. Deuxièmement, on ne mobilise pas une foule sur une impression vague de mal-être mais sur un mot d'ordre précis, comme la levée d'une taxe sur les carburants. Pour une mobilisation sociale d'envergure, il faudrait un élément déclencheur que je ne perçois pas pour l'instant et qui ne peut pas se résumer aux difficultés matérielles que ressent la majorité des Français. Troisièmement, il y a une division politique importante au sein des catégories populaires. Le fait que la CGT appelle à voter Emmanuel Macron au second tour constitue un facteur de division profond et durable. Comment voulez-vous soutenir quelqu'un et expliquer après qu'il est un ennemi de la classe ouvrière ? De son côté, La France insoumise est devenue un élément très puissant de fracturation du mouvement social. Quatrième point, le pouvoir est bien plus réactif aujourd'hui qu'il ne l'était au moment de la crise des Gilets jaunes. Il y a une banalisation des formes policière et judiciaire de la répression populaire qui rend le coût de la mobilisation plus important. Il n'y a pas d'arrière-monde social annulant la victoire électorale et le contrôle de l'État.
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