En remplissant le questionnaire de recensement cette semaine, je me suis retrouvé face à un constat déprimant : ma vie, qui vue de l’intérieur m’avait toujours paru fascinante, originale et palpitante, se résumait en une série de données barbantes. Je doute que le directeur de l’Office national des statistiques, le professeur Ian Diamond, éprouve ne serait-ce qu’un début d’intérêt ou de curiosité en voyant atterrir sur son bureau un énième homme de 28 ans, blanc, hétérosexuel, titulaire d’un diplôme universitaire, ayant un emploi rémunéré et nommé James. “Encore un ? l’imaginé-je soufflant d’un air blasé à sa secrétaire. Mais combien de James y a-t-il ? Mettez-le dans la déchiqueteuse.”
Le fait est que, statistiquement parlant, nous sommes quasiment tous ennuyeux. Diamond va voir passer des milliers, que dis-je, des centaines de milliers de personnes qui, du point de vue du formulaire de recensement, se ressemblent toutes.
Le recensement est une sorte de memento mori du XXIe siècle. Au Moyen Âge, la réalité la plus cruelle à laquelle un individu devait faire face était : “Tu es poussière et tu retourneras à la poussière.” Aujourd’hui, dans notre société qui dépeint chacun d’entre nous comme uniques, merveilleux et fragiles à la fois, la terrible vérité est : “Tu n’es pas spécial, tu n’es qu’une donnée dans une masse de données similaires.” Pourtant des esprits brillants ont passé leur vie à bâtir des systèmes philosophiques entiers pour protéger les humains de leur banalité. Heidegger disait que l’épanouissement ultime de l’homme résidait dans sa libération par rapport à l’action, et Nietzsche croyait en l’apparition future d’une race de “surhommes”, capables de construire leur propre système éthique.
L’oiseau migrateur
Mais être banal, c’est être humain, et accepter cette réalité apporte beaucoup de liberté et de sagesse. Les psychologues mesurent la personnalité d’un individu à l’aune de cinq dimensions qu’ils appellent les “Big Five” : l’extraversion, l’agréabilité, la conscience, le névrosisme et l’ouverture.
La répartition de ces caractéristiques dans la population donne une courbe en cloche : la grande majorité des gens se situe entre les deux extrémités. Il en va de même pour le QI. Sauf quelques exceptions, nous ne sommes ni stupides ni géniaux, juste dans la moyenne.
Et non seulement nous sommes des individus moyens, mais nous sommes aussi très prévisibles. En remplissant le questionnaire, j’ai pensé à l’autobiographie de Claire Tomalin, A Life of My Own [littéralement “Une vie à moi”, non traduit en français]. À la fin, l’auteure se demande ce qu’elle a appris sur sa vie après l’avoir passée à la loupe de l’octogénaire qu’elle est aujourd’hui sur 300 pages. Voici sa conclusion : “J’ai toujours cru que je faisais mes propres choix et maintenant, avec le recul, je vois clairement que je suivais des tendances et des modèles généraux de comportements auxquels j’étais aussi incapable de résister que l’oiseau migrateur qui suit les autres ou le saumon qui remonte le courant.”
Voilà comment nous vivons : de façon aussi automatique et prévisible que les oiseaux migrateurs. Lorsqu’on compare la vie de Tomalin à la mienne, il saute aux yeux qu’elles sont toutes deux un produit de leur temps. Tomalin s’est mariée peu de temps après avoir obtenu son diplôme, et à mon âge elle était mère de famille et habitait dans une maison de trois étages à Greenwich, à Londres. Quant à moi, je suis aussi allé à l’université mais je ne suis pas marié, je loue une chambre dans l’est de Londres et je n’ai pas d’enfants.
Parmi les inquiétudes et les expériences qui ont façonné la personnalité de Tomalin lorsqu’elle avait entre 20 et 30 ans figurent les enfants, l’infidélité conjugale, l’accession à la propriété et la révolution sociale des années 1960. Chez moi, on trouve : payer le loyer, draguer sur Internet et la “guerre culturelle”. Les choses qui nous semblent les plus personnelles et uniques, dont nous pensons qu’elles n’appartiennent qu’à nous (ce dont nous avons peur, notre façon d’aimer), sont façonnées par des forces sociales et économiques si impétueuses et évidentes qu’on en parle même dans les livres d’histoire.
Qu’est-ce qui nous définit ? Notre identité sexuelle ? Nos valeurs morales ? Un récent sondage Ipsos Mori sur l’orientation sexuelle montre que 84 % des baby-boomers (les 55-75 ans) se définissent comme hétérosexuels, contre 72 % de la génération X (41-55 ans), 60 % des milléniaux (25-40 ans) et 54 % de la génération Z (les moins de 25 ans). Il est difficile d’imaginer une chose plus personnelle que notre orientation sexuelle, mais il semblerait que même cela est déterminé par les tendances démographiques.
Notre morale est soumise au même phénomène. Dans un nouveau livre fascinant intitulé Beyond Bad [“Au-delà du mal”, non traduit en français], le biologiste de l’évolution Chris Paley explique que les valeurs morales sont des “marqueurs de groupe” apparus pour lier les individus les uns aux autres au sein de groupes sociaux. Nous partageons les valeurs des gens qui nous ressemblent. Aux États-Unis, où la politique est de plus en plus régie par la morale, les gens sont plus susceptibles de vivre dans les quartiers dont les habitants partagent les mêmes idées qu’eux. Cela vaut aussi bien pour les démocrates que pour les républicains. En Grande-Bretagne, vos opinions sur des questions telles que le Brexit, Harry et Meghan ou la liberté d’expression peuvent être prédites avec une grande exactitude sur la base de votre année de naissance, de vos revenus et de votre lieu de résidence.
Des habitants anonymes
Nous sommes quasiment tous des individus moyennement intelligents et moyennement agréables, avec des goûts musicaux et des convictions politiques prévisibles et menant le genre de vie auquel les démographes s’attendent complaisamment. Nous sommes probablement trop prévisibles pour changer, et dans notre époque si individualiste il serait bon que nous nous en souvenions avec, au moins, un peu d’humilité. Nos opinions, nos sentiments et notre mode de vie ne sont ni supérieurs ni originaux, ils sont simplement dans la norme et échappent largement à notre contrôle.
Le temps emporte toujours le narcissisme des hommes. J’ai récemment trouvé sur YouTube des images de villes européennes au début du XXe siècle. On voit des rues de Londres, de Paris et de Berlin, toutes remplies de gens qui devaient croire qu’ils étaient spéciaux et que les autres l’étaient aussi. Mais, pour nous, ce ne sont que des habitants anonymes du passé, sans originalité sous leur chapeau melon, se comportant et pensant de manière attendue. Et, un jour, nous serons à leur place.
Source Courrier International
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