21/03/2021

En forêt, les bûcherons abattent déjà les chênes centenaires qui répareront Notre-Dame Le Figaro

REPORTAGE - La reconstruction de la charpente de la cathédrale parisienne suscite un débat feutré. Le 25 mars, une commission doit statuer sur sa facture: à la main, avec le savoir-faire d’il y a 800 ans, ou à la machine. Nous avons accompagné des partisans de la méthode classique.
 
 Par Guyonne de Montjou (texte) et Jean-Michel Turpin (photos)

Il est à peine 9 heures et le soleil se fraie un chemin parmi les grands chênes de la forêt sarthoise. Sur l’écorce d’un tronc, à quelques mètres d’un groupe d’hommes et de femmes, se lisent, peintes en orange, les lettres «NDP»: Notre-Dame de Paris. Deux experts forestiers s’approchent de l’arbre qu’éclairent les rayons du soleil traversant la futaie. Leur emboîtent le pas trois bûcherons concentrés, une jeune architecte du patrimoine, comme envoûtée depuis l’incendie du 15 avril 2019, et un écrivain qui «ne perd pas une occasion pour découvrir une belle forêt».

«On a mis du temps à le trouver, celui-là, se réjouit Philippe Gourmain, élégant expert forestier, membre de France Bois Forêt, qui alloue son temps de façon bénévole à la collecte des chênes pour Notre-Dame. Regardez sa silhouette sans nœud, sa belle largeur jusqu’à 10-12 mètres de haut et sa rectitude», conclut-il en jetant un œil ébloui sur l’interminable colonne rugueuse et droite de plus de 18 mètres de haut jusqu’à la cime. Aussitôt les trois tronçonneuses se jettent à l’assaut des «hanches» de la bête. Le chêne pédonculé, vieux de 120 ans, peut réserver des surprises. La petite assemblée écoute les lames qui cisaillent le tronc, guettant si l’une d’entre elles rencontre un nœud, une cavité, de la moisissure. En moins d’une minute, l’arbre est sectionné mais toujours debout, plus digne que jamais.

 



Les bûcherons, Florian et Johann Rousseau, avec Simon Melin, diablement efficaces. Jean Michel TURPIN

On s’éloigne, on attend, et soudain l’immense forme verticale tombe, avec le bruit sourd et puissant d’un corps, jeté de toute sa masse. Dans sa chute, les branches et le houppier s’accrochent en craquant aux arbres voisins. Lorsque le chêne est au sol, sur un tapis de feuilles, tous se précipitent à son chevet. Comment est son cœur? Étoilé? Lisse? Creux? A-t-il un défaut de roulure? Des mains caressent la surface fraîche, y enfoncent une clé, palpent l’humidité en contact avec l’air pour la première fois.

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On évalue, on mesure, on inspecte, on commente et on «purge» le défaut, en recoupant le tronc de quelques centimètres afin que les scieurs, au terme du processus long de dix-huit mois, puis les charpentiers, trouvent en lui un cylindre parfait. «Il sera scié “à contrecœur”, autour de la fissure apparente qui traverse la grume en son diamètre, explique avec un brin de regret dans la voix Marc Cappelaere, l’expert forestier qui s’occupe de ce domaine privé de 425 hectares. Certaines pièces de la charpente sont plus fines que d’autres. Il en faut de différentes tailles. Tout servira.»

Après l’incendie, l’élan mondial de solidarité n’a pas découragé les propriétaires de forêts privées, dans l’Hexagone: 150 d’entre eux se sont mis sur les rangs, offrant leurs arbres afin de reconstruire la flèche d’Eugène Viollet-le-Duc calcinée. Quand on sait que la valeur marchande de ces chênes centenaires oscille entre 800 et 10.000 euros pièce, on apprécie la spontanéité de leur générosité. Le millier de chênes coupés à cette fin provient en majorité de cinq régions (Bourgogne, Centre-Val de Loire, Grand Est, Pays de la Loire, Normandie), pour moitié de forêts publiques, pour moitié de privées.

Nous abattons avant la lune noire du 15 mars, par sève descendante, comme l’ont toujours fait les anciens

Philippe Gourmain

Bientôt, il faudra refaire les charpentes médiévales de la nef et du chœur. Et pour cette partie dite «du grand comble», un autre millier de chênes, plus jeunes et moins larges cette fois, seront sélectionnés. Là encore, les offres abondent. «Les propriétaires à qui j’ai proposé de faire le don d’un arbre m’ont répondu “oui” sur-le-champ», s’étonne encore l’expert. «Une cliente m’a rappelé le lendemain de l’envoi de mon message, poursuit Philippe Gourmain, en éclatant d’un rire qui se faufile dans le sous-bois. Elle avait compris qu’elle donnerait, non pas un ou deux, mais 1200 de ses arbres à Notre-Dame! Elle était d’accord! Sa seule inquiétude concernait l’apparence de sa forêt une fois coupée. Je l’ai rassurée.»

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N’en déplaise aux militants écologistes qui manifestent leur indignation, les prélèvements pour Notre-Dame ne représenteraient que 0,1 % des coupes annuelles en France.«Nous abattons avant la lune noire du 15 mars, par sève descendante, comme l’ont toujours fait les anciens», explique Philippe Gourmain, qui n’a jamais vraiment pu asseoir cette loi mystérieuse sur des critères scientifiques mais qui la respecte religieusement.

 



Avant l’incendie, vue de la charpente de la nef, bâtie au XIIIe siècle. Pascal Lemaitre/Artedia/Leemage

Au XIIIe siècle, les bûcherons auraient également suivi le calendrier de la lune pour construire l’édifice parisien. «Les traités de charpente anciens précisent que le dernier quart de lune est la période opportune pour couper les arbres, confirme François Calame, secrétaire général de Charpentiers sans frontières, qui redynamise depuis vingt ans le travail de la main dans les professions du bois. L’expérience des gens de métier le confirme: les arbres coupés avant la lune noire ont la plus grande inertie, et la meilleure stabilité. En fin d’hiver, leur sève est basse. D’ailleurs, c’est un signe qui a son importance, les tonneliers sont toujours vigilants sur la date de coupe des bois qu’ils assembleront pour garder le vin.»

Au lendemain de l’incendie, effrayés par le spectacle de cette charpente de 800 ans réduite en cendres, des pseudo-experts assuraient que les bois d’une telle charpente devaient sécher trente ans durant. «Faux!» tonne François Calame, ethnologue et conservateur du patrimoine, pour qui travailler une charpente de bois vert est non seulement possible mais souhaitable.

Prouesses à la main

«Tandis que Viollet-le-Duc utilisait pour sa flèche des bois sciés relativement secs, les charpentiers de 1220 ont construit la “forêt” au-dessus de la nef, à partir de troncs dont le taux d’humidité avoisinait les 50 %. Regardez le résultat: ils ont séché ensuite pendant 800 ans et les assemblages étaient toujours parfaitement en place. Aujourd’hui, de nombreuses entreprises se sont dites capables de tailler à la main ces pièces de bois», insiste cet homme passionné, qui a remis un rapport à l’équipe du général Georgelin pour proposer «des règles de l’art». À rebours de la modernité frénétique et machinale, il défendait une reconstruction à hauteur d’homme, «sans faire perdre de temps au chantier de Notre-Dame», affirme-t-il encore. Pour le prouver, il a, cet été, dans une propriété normande, réussi la prouesse de tailler et de monter la charpente d’une des 25 fermes de la cathédrale, ces éléments structurant du comble, en un temps record. «Six jours et demi, moins d’une semaine, brandit-il, sans reprendre son souffle. Nous étions une équipe de 25 charpentiers pour tracer, tailler puis lever cette structure en forme de triangle qui est aujourd’hui encore en parfait état, impeccable. Nous l’exposerons au public en mai à Crèvecœur-en-Auge, comme nous l’avons déjà fait en septembre dernier à Paris. Notre idée est de prouver que travailler le bois à la main a du sens et s’avère durable.»

À l’occasion des dernières Journées du patrimoine, certains ont pu découvrir, sur le parvis de la cathédrale, les tenons et mortaises, les haches, les cordeaux, les maillets, les doloires, tous ces outils qui semblaient tombés des mains de Jésus lui-même, à l’occasion d’une démonstration d’équarrissage in situ. Contrairement aux engins mécaniques bruyants qui fabriquent de la poussière, la hache coupe le bois au plus près. Elle limite le gâchis et ne produit que des copeaux. «Les badauds parisiens, de tous les âges, étaient fascinés, raconte Marie-Amélie Tek, architecte du patrimoine qui participait à l’opération. Ils réclamaient des copeaux pour les emporter chez eux tant l’époque actuelle est avide de simplicité et d’incarnation.» Poussée dans cette forêt sarthoise par une passion dont elle reconnaît qu’elle frise l’obsession, cette énergique brune milite pour que la commission du 25 mars, qui doit réunir autour du général Georgelin les architectes en chef, défenseurs du patrimoine, experts, élus et représentants de l’État, opte pour une charpente travaillée «au plus près de l’homme, de sa main, plutôt qu’avec des machines comme sur un chantier lambda».


 

Fracas dans le sous-bois à la chute du chêne. Jean Michel TURPIN

Entre deux abattages, progressant dans les sous-bois, cette mère de deux enfants s’anime: «Si ce n’est pas pour un bâtiment comme Notre-Dame, alors pour quel autre projet nous incarnerons-nous? Il en va de notre corps, de notre rapport au temps, de la transcendance,s’emporte-t-elle. Il faut transformer l’émotion qui nous a tous envahis en énergie, et pas en processus mécanisés, aux mains des seuls gestionnaires.» Au-delà de l’efficacité et même de la beauté, cette charpente est devenue un symbole, un totem pour certains. L’enjeu pour le grand comble qui surmontera toute la nef et le chœur apparaît d’autant plus crucial que personne ne le verra. «Beauté du geste pour l’éternité.» Suspendu au-dessus de la voûte de pierre, à 40 mètres de hauteur, chaque arbre y restera vivant, imprégné de la région dont il vient, du travail des hommes qui l’ont équarri, taillé, levé, et portera en lui le secret message de cette France éternelle, ramifié mystérieusement à la cathédrale.

«Entretenir les savoir-faire que nous transmettons depuis la nuit des temps m’apparaît plus important que toute autre chose, à l’heure où nous nous sentons tous un peu perdus devant nos écrans d’ordinateurs», souffle Marie-Amélie Tek, qui a déjà écrit un livre et plusieurs articles sur le sujet.

Dame de cœur

De forêt en forêt, la journée s’étire. Le soleil a disparu lorsque le petit groupe gagne une ultime parcelle, à Colonard-Corubert, où un père et son fils donateurs l’attendent. Vêtu d’une soutane, le fils du propriétaire a traversé la France d’est en ouest pour assister à la coupe solennelle. Il en profite pour bénir la forêt qui appartient à sa famille depuis 1850, remercier pour «l’abondance et la gratuité de la création tout entière» avant de saluer «le travail des hommes qui la transforme». «Il faut du temps pour transformer notre cœur mais aussi pour faire pousser un arbre.» Soudain, son père, Jacques Bonnassieux, lance aux trois bûcherons: «Bourreau, fais ton office!»

Dans cette journée qui ne ressemble à aucune autre, mais qui en précède des milliers jusqu’à la réédification promise pour 2024, le bûcheron s’est transformé en bâtisseur. De loin, la Dame de cœur pose son regard patient sur les hommes et les femmes qui, chacun à leur tâche, sont déterminés à la réparer.


 

Admirable rectitude et absence de défauts apparents pour ces chênes centenaires. Jean Michel TURPIN



Source Figaro Par Guyonne de Montjou

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