Malgré le coût exorbitant du nucléaire, EDF continue de développer la filière. Pour affronter le mur d'investissement qui se dresse, le gouvernement veut scinder l'entreprise en deux avec le projet Hercule.
[Cet article est le premier épisode de notre série : Hercule finit de détricoter le service public
Episode 1 : EDF empêtré dans le nucléaire
Episode 2 : Un démantèlement au profit du privé ?
Episode 3 : Concurrence et électricité sont-ils compatibles ?, à suivre mercredi]
Les enjeux sont tellement lourds qu’il a fallu mobiliser un personnage de la mythologie pour s’y atteler : Hercule. Depuis plus d’un an, le gouvernement et la direction d’EDF préparent un « plan de réorganisation » de l’entreprise du nom du héros romain. En résumé, il s’agit de couper EDF en deux et d’en ouvrir une partie au privé. Ce projet cristallise toutes les oppositions, rassemblant contre lui la totalité des syndicats, la gauche et une partie de la droite, mais pas forcément pour les mêmes raisons.
Le dossier a en effet tout pour être explosif tellement il soulève de points sensibles : de la question du nucléaire à la transition énergétique, en passant par la privatisation d’un service public ou encore la souveraineté énergétique de la France. Toucher à EDF, c’est toucher à la politique énergétique du pays et tout ce qu’elle implique. Malgré les multiples oppositions, toutes et tous concèdent que le statu quo n’est pas tenable, tant EDF est dans une impasse financière et industrielle.
Le poison était dans l’Arenh
Le PDG de l’entreprise ne cache pas ses motivations et la gravité de la situation : « Le principal enjeu, le point de départ de la réforme, c’est de mettre fin à l’Arenh », a déclaré début février Jean-Bernard Levy devant le Sénat. « Je comparerais l’Arenh à un poison qui, en dix ans, a directement contribué à faire d’EDF un acteur surendetté […]. Pour ne pas arrêter nos investissements, nous avons cédé ces dernières années pour plus de 10 milliards d’euros d’actifs, et nous avons été recapitalisés à hauteur de 4 milliards d’euros, dont 3 milliards d’euros par l’Etat. »
Ce « poison », c’est l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh), un dispositif mis en place en 2010 pour permettre à la concurrence d’exister dans le secteur de l’électricité. En clair, EDF a l’obligation de vendre à ses concurrents un quart de sa production nucléaire de l’époque, soit 100 térawattheures (TWh) par an et ce à un tarif prédéfini de 42 euros/MWh. L’idée est que le nucléaire ayant été financé par le contribuable et la production d’électricité étant en situation de quasi-monopole au bénéfice de l’opérateur public, pour permettre à des fournisseurs concurrents comme Direct Energie d’exister, le législateur leur donne un accès à la « rente nucléaire » à un prix censé refléter le coût de production. En effet, les fournisseurs dits alternatifs n’ont pas ou très peu de capacités de production et achètent donc à EDF de l’électricité pour nous la revendre.
Effets mortifères pour les finances d’EDF
Les prix de marché sont cependant restés bas au début des années 2010, si bien que les concurrents de l’opérateur historique ont acheté le courant via le marché et non via ce mécanisme de l’Arenh, qui a donc très peu servi. Mais, à partir de 2017, les prix sont repartis à la hausse et ont dépassé le seuil de 42 euros/MWh, les concurrents se sont donc précipités sur ce dispositif. Celui-ci s’est avéré mortifère pour les finances d’EDF : quand les prix sont bas, EDF vend à tarif faible et quand ils remontent, l’énergéticien ne profite pas de la hausse puisque le prix est plafonné.
Les fournisseurs alternatifs représentant actuellement un peu plus d’un quart du marché, les volumes et sommes en jeu sont conséquents. D’autant plus que le total de la production nucléaire ayant un peu diminué du fait d’un accès non prioritaire au réseau, les 100 TWh représentant un quart des électrons sortis des centrales en 2010 en pèsent désormais près du tiers.
C’est pour obtenir de la Commission européenne une réforme de ce dispositif et surtout une hausse de ce tarif préférentiel de 42 euros le MWh, qu’EDF et le gouvernement français ont proposé ce projet Hercule.
« Le projet Hercule est un millefeuille à plusieurs étages, qui vise à répondre à toutes une série de sujets », résume Nicolas Goldberg expert énergie chez Colombus Consulting. « Les investissements que nous devons faire dans le système électrique sont colossaux. Avec le nucléaire dont les centrales sont vieillissantes, nous arrivons à la fin d’un cycle industriel, alors que dans le même temps nous assistons à des transferts d’usage de certaines activités, comme pour la voiture, qui fonctionnait jusqu’alors aux énergies fossiles et sera appelée à être alimentée à partir d’électricité bas carbone [émettant peu ou pas de CO2, NDLR]. »
Continuer l’aventure nucléaire
En effet, si l’objectif d’assainir ses finances se fait si pressant pour l’entreprise, c’est que celle-ci fait face à un mur d’investissements tout à fait considérable. Mais celui-ci est surtout la résultante du choix de l’entreprise de continuer à parier sur le nucléaire. Elle a d’ailleurs reçu fin février ce qu’elle espérait depuis longtemps : l’autorisation de prolonger ses centrales au-delà de 40 ans de fonctionnement.
Plus précisément, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a listé les conditions à remplir pour permettre à l’énergéticien de faire tourner une décennie de plus 32 de ces 56 réacteurs, ouvrant ainsi la voie à la prolongation du parc nucléaire français, qui fournit aujourd’hui les deux tiers des électrons. EDF croit dur comme fer à l’atome, et même si la loi le contraint à ce que le nucléaire ne représente plus que 50 % du mix électrique français en 2035, EDF fait tout pour continuer l’aventure.
Ce qui passe en premier lieu par la prolongation de la durée de vie de ses centrales. Mais cela demande un investissement très conséquent, avec le remplacement de certains équipements. Ces travaux, qu’on nomme le « grand carénage », s’étalent sur plus d’une décennie et l’entreprise les chiffre à 49,4 milliards d’euros sur la période 2014-2025.
Chantier jusqu’au XXIIe siècle
A côté de ces travaux, l’électricien doit également commencer à démanteler certains de ces sites nucléaires, conséquence de l’arrêt des deux réacteurs de Fessenheim en 2020. EDF prévoit d’en arrêter douze de plus d’ici 2035. Un chantier inédit dans son ampleur, dont on peine par conséquent à chiffrer les coûts et qui devrait s’étaler jusqu’au XXIIe siècle. Un rapport parlementaire de 2018 estimait cependant la facture à 75 milliards d’euros pour l’ensemble du parc.
Au-delà, EDF ambitionne surtout de construire de nouveaux réacteurs, avec la nouvelle génération de centrales nucléaires, les fameux EPR. Le chantier, lancé sur le site de Flamanville en Normandie, prévoyait initialement une mise en service du réacteur en 2012 pour un coût de 3 milliards d’euros. La facture atteint désormais 12,4 milliards d’euros pour une mise en production en 2022. Une énième prolongation n’est pas à exclure : EDF vient d’être mise en demeure début mars par l’Autorité de sûreté nucléaire, après une visite surprise sur le chantier, et doit donc améliorer sa gestion des situations d’urgence.
Vous reprendriez bien un petit EPR ?
Estimant qu’il est trop tard pour reculer, EDF veut montrer que ces dépenses n’ont pas été vaines. Censée servir de tête de série à cette nouvelle génération, Flamanville n’a d’intérêt sur le plan financier que si elle est répliquée ailleurs, le modèle économique de construction de centrales reposant sur un effet de série. L’objectif est donc de relancer la filière industrielle de construction nucléaire française, dans la lignée des années 1980-1990 où des dizaines de réacteurs sont sortis de terre.
Malgré le fiasco du chantier de Flamanville, EDF ambitionne toujours de construire six nouveaux réacteurs EPR, pour un coût estimé à 46 milliards d’euros. L’énergéticien mise sur un apprentissage croissant dans leur construction pour faire baisser les coûts. Une vision très optimiste du fait de la complexité du nucléaire qui limite les effets d’échelle et de la standardisation.
Toute cette logique économique découle de la technologie nucléaire, qui repose sur des coûts irrécupérables importants. En somme : une centrale coûte très cher à construire et à démanteler, mais relativement peu à faire tourner. Les coûts de fabrication et de déconstruction sont en quelque sorte irrécupérables, mais amortis sur la durée de vie de la centrale. Ainsi, plus celle-ci est longue, plus le coût de production de l’électricité lissé sur le temps est faible.
Des coûts irrécupérables
Néanmoins, l’ensemble des coûts, du grand carénage au démantèlement en passant par la construction des EPR, sont considérables. Et certains sont potentiellement sous-évalués.
Le problème est que face à ce mur d’investissements de plus de 100 milliards d’euros, la situation financière d’EDF est très fragile et ne cesse de se dégrader. L’entreprise présente déjà une dette de 42,3 milliards d’euros, dont la soutenabilité est fragile puisqu’elle représente une part croissante de ses revenus, presque le triple, qui est un seuil jugé critique par les financiers1.
A cela, il faut ajouter les titres hybrides, une forme de dette qui a la particularité d’être considérée comme des fonds propres, et s’élève pour EDF à 11,4 milliards d’euros, portant l’endettement total à plus de 50 milliards. Pour limiter les sorties de liquidités, l’Etat actionnaire perçoit d’ailleurs depuis 2015 ses dividendes sous forme de nouvelles actions, après avoir cependant bénéficié de généreux versements.
La dette d’EDF provient en partie de ses aventures internationales dans le courant des années 2000, où l’énergéticien français a profité d’ouvertures de marchés à l’étranger pour racheter des concurrents. Mais plusieurs de ses tentatives se sont soldées par un échec : le seul rachat de British Energy au Royaume-Uni a fait bondir la dette de 13,5 milliards d’euros et celui de Constellation aux Etats-Unis de 3,5 milliards d’euros.
« Dans les décennies d’après-guerre, nous sommes parvenus à construire un parc hydraulique, thermique et nucléaire ainsi qu’un réseau de très bonne qualité, et aujourd’hui nous sommes endettés et nous n’arrivons même plus à finir la fabrication d’une centrale », résume Anne Debrégeas, porte-parole de la fédération SUD énergie.
EDF paie donc aujourd’hui le prix de ses erreurs stratégiques et du délitement d’un savoir-faire industriel. L’Arenh n’en est pas à l’origine, mais n’a fait qu’aggraver les choses.
Le financement public moins cher que le privé
Pour relancer le nucléaire malgré le boulet de sa dette, EDF a donc plus que jamais besoin du financement public. Les capitaux privés demandent en effet un taux de rémunération trop important, un coût du capital de 9 % ou 10 %, participant à rendre l’électricité nucléaire encore plus chère.
Les coûts de production de l’électricité nucléaire proviennent à plus de la moitié de l’amortissement dans le temps du coût de fabrication d’une centrale. C’est donc par une réduction de ce coût du capital que les énergéticiens ambitionnent de faire diminuer le prix du nucléaire. Ce dernier, en particulier celui des EPR, apparaît en effet de moins en moins compétitif par rapport aux énergies renouvelables. Seul un financement des Etats, qui offre des taux de rémunération du capital bien plus faible, peut le faire diminuer.
« Le problème c’est que l’Etat ne peut pas donner une subvention pour ce nouveau nucléaire à une entreprise qui est en concurrence avec d’autres », pointe Jacques Percebois, économiste. « L’idée du plan Hercule est donc d’isoler le nucléaire dans une structure entièrement publique et de le considérer comme une infrastructure essentielle, comme une part du réseau, auquel tout le monde peut avoir accès, et donc qu’à ce titre il puisse bénéficier de financement public. »
Un EDF bleu pour l’atome
Le projet Hercule prévoit de créer une filiale « EDF bleu » – qui serait 100 % publique et qui intégrerait la production nucléaire, thermique (ce qui reste de charbon et de gaz) et la filiale RTE2 – chargée du transport de l’électricité. Cette structure serait à 100 % publique et échapperait au champ concurrentiel, pour pouvoir bénéficier d’argent public. L’Arenh serait alors largement réformé, si bien que la totalité de la production nucléaire serait accessible aux fournisseurs d’énergie, mais à un tarif plus élevé, sûrement aux alentours de 50 euros le MW/h.
Pour sauver le nucléaire, le plan proposé par la direction d’EDF et le gouvernement est donc de scinder l’entreprise en deux. En effet, qui dit isoler le nucléaire implique de le séparer du reste mais surtout de ce qui est amené à devenir central : les énergies renouvelables. Alors que le gouvernement propose que l’Etat assume financièrement le nucléaire, il promet dans le même temps d’ouvrir aux capitaux privés celles de ses activités qui croissent le plus et voient leurs coûts de production sans cesse diminuer.
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