Jean-Jacques Kupiec. Depuis le début de la pandémie, confrontés à un virus totalement inconnu, scientifiques et médecins se sont exprimés à tout-va, dans un sens ou dans l’autre, produisant une folle cacophonie. Certains ont tenu des propos alarmistes, anxiogènes, ceux du Pr Delfraissy sont assez incroyables, quelle que soit l’immense difficulté de sa tâche. A vouloir se faire entendre, il en a oublié les fondamentaux de la science, les principes mêmes des lois de la sélection naturelle, ce moteur de l’évolution. Le public va finir par ne plus rien y comprendre. Dans ce moment où les mutations du coronavirus sont devenues un sujet central, il me semble important d’en rappeler les principes.
Comment fonctionne donc l’évolution ?
Elle repose sur deux mécanismes disjoints et indépendants l’un de l’autre. D’un côté, et c’est là le principe premier du vivant, la variation aléatoire, sans intention ni finalité. Lorsque des organismes se reproduisent, leur ADN se copie, et des erreurs peuvent alors survenir et modifier leurs protéines. Sans ces mutations au hasard, nous n’existerions pas, ni vous ni moi ; la vie aurait très vite disparu, incapable de s’adapter. Neutres dans leur immense majorité, elles surviennent en tous sens, ni bonnes ni mauvaises, et le diable n’a rien à faire là-dedans. D’un autre côté, dans un environnement donné, certaines variations du génome procurent un avantage en s’accumulant progressivement. Par exemple – c’est évidemment une simplification –, si un quadrupède en Afrique naît avec un cou un peu plus long que celui de ses congénères, il peut attraper les feuilles situées en hauteur, se nourrir mieux et se reproduire davantage. Au fil du temps ces « mutants » deviennent plus nombreux : ils sont sélectionnés. Ce concept de sélection naturelle est une métaphore, comme l’avait expliqué Darwin. Il ne s’agit pas d’une lutte pour l’existence entre les individus mais d’une pression de l’environnement qui tend à réduire et canaliser les variations. Les êtres et les espèces dépendent les uns des autres au sein d’écosystèmes extraordinairement complexes, où compétition et coopération se conjuguent.
Le virus a-t-il des « intentions » ?
Concernant le coronavirus, les chercheurs ont d’abord dit qu’il mutait peu, nettement moins, par exemple, que le virus de la grippe.
Comme tout organisme, son génome évolue en permanence au gré des générations, à raison de 3 mutations en moyenne sur ses 30 000 nucléotides. En octobre dernier, il en présentait déjà des milliers, et plus le virus se répand, plus celles-ci sont nombreuses. Mais elles ne sont pas guidées, comme l’avance le Pr Delfraissy, par les « intentions » du coronavirus vers sa fameuse protéine Spike, celle qui lui permet de s’accrocher à nos cellules ; seulement nous, nous ne regardons que ces mutations-là. Le rétrovirus du sida, la dernière pandémie que nous ayons connue, mute, lui, bien davantage, au point qu’il n’a pas été possible de fabriquer un vaccin, et seulement de freiner sur le long terme les effets de la maladie. Une fois entré dans notre organisme, il résiste à la réponse immunitaire par des variations plus rapides, une course-poursuite où il l’emporte.
Mais des épidémiologistes s’alarment : les variants du coronavirus convergeraient pour devenir de plus en plus « efficaces ». Faut-il s’en inquiéter ?
Certaines mutations confèrent un tel avantage qu’elles mènent à des évolutions convergentes, même dans des lignées très éloignées, comme celles qui ont conduit à la formation d’une aile chez la chauve-souris et chez les oiseaux. Aujourd’hui, l’environnement de ce virus, c’est nous et certaines mutations concernant différents segments de sa protéine Spike semblent si cruciales qu’une telle convergence évolutive est possible. Les unes favorisent l’entrée du virus, comme pour le variant anglais, ou lui permettent d’échapper à la réponse immunitaire, comme dans le cas du sud-africain. Devenu majoritaire et se répliquant rapidement, le variant britannique pourrait en effet peu à peu acquérir la résistance très avantageuse développée par le sud-africain.
Vous estimez cependant qu’il convient de regarder les publications à ce sujet avec une certaine prudence…
On le voit bien avec la course aux masques, puis aux vaccins, cette crise a conduit au durcissement d’un certain nationalisme, même parmi les scientifiques. Des enjeux politiques considérables se greffent sur la recherche et la polluent. C’est palpable, notamment en Grande-Bretagne où le désir de prouver les bienfaits du Brexit peut conduire à privilégier une telle hypothèse plutôt que de remettre en question les choix des autorités sanitaires. Le Royaume-Uni se félicite d’avoir vacciné 15 millions de Britanniques, mais ils n’ont reçu qu’une seule dose. Reculer ainsi de plusieurs semaines l’injection de la deuxième, c’est assumer une expérimentation hasardeuse à l’échelle de toute une population. En ne tuant qu’une partie des agents infectieux, on risque de favoriser la sélection des plus résistants comme lorsqu’on interrompt trop tôt un traitement aux antibiotiques. L’urgence, c’est de vacciner les personnes les plus vulnérables pour diminuer les décès et les formes graves. Concernant le reste de la population, nous ignorons toujours si la vaccination empêche ou freine significativement la contagion, et donc s’il peut enrayer la pandémie.
Des images qui reflètent nos préjugés
En bouleversant nos vies, nos sociétés, ce parasite sans cervelle montre combien notre notion de hiérarchie des espèces est illusoire. Dans votre livre « Et si le vivant était anarchique », vous reprochez à la génétique moderne de l’avoir remise au goût du jour…
Dès la fin du XIXe siècle des généticiens comme August Weismann ou Hugo De Vries se sont mis à considérer les mutations comme des accidents par rapport à un modèle fixe. Le génome contenait à leurs yeux un plan spécifiant l’espèce et guidant la genèse de chaque individu. J’y vois une résurgence de l’essentialisme d’Aristote ou de Platon, qui veut que le monde s’organise et se reproduise à partir d’entités fixes : les essences. Aujourd’hui encore, quand la physique laisse sa part à l’aléatoire, la biologie reste empêtrée dans ce déterminisme étroit, une entreprise de rationalisation de la nature. S’en écarter, ce serait prendre le risque de renoncer à une espèce humaine fondée sur des différences réelles. Il s’agit là d’un blocage épistémologique majeur. Ce n’est pas le seul. N’étant pas une science mathématique, la biologie recourt au langage pour formuler et expliquer ses travaux, avec des images qui reflètent nos préjugés. Elle affectionne les métaphores autoritaires ou hiérarchiques ; ainsi les signaux reçus par les cellules sont des « instructions », on assimile le noyau à un centre de commandement, les enzymes sont des « ouvriers » qui exécutent les ordres, etc. Ces images ne sont jamais remises en question, comme si elles allaient de soi, mais si l’on recourt à des analogies égalitaires ou anarchistes pour décrire les mécanismes du vivant, avec des arguments solides, on vous reproche aussitôt d’être un provocateur.
La vie, dites-vous, n’est écrite nulle part, ni dans les astres ni dans l’ADN…
Ma théorie, c’est que les gènes, comme les électrons en physique quantique, fonctionnent de façon aléatoire, probabiliste. Il existe aujourd’hui des preuves expérimentales de ce modèle, un déterminisme qui ne procède pas de l’enchaînement certain d’une cause et de son effet mais où les conditions matérielles ont une influence. Prenez une pièce à deux faces, ou bien un dé qui en compte six : leur structure physique détermine la probabilité, une sur deux ou une sur six. Il existe toujours des conditions matérielles qui conditionnent des probabilités. Or la plupart des biologistes restent persuadés qu’existe un phénomène déterminé, le développement embryonnaire, avec une origine – l’œuf – et un point d’arrivée – nous-mêmes –, guidé par l’information génétique.
Abandonner les modèles déterministes
En quoi est-ce erroné ?
Chez certaines espèces, comme des champignons microscopiques, par exemple, il est bien difficile de désigner un début et une fin. Des cycles continus existent chez des êtres cellulaires ou multicellulaires mais nous voudrions y voir un déroulement finaliste. Or, même une lignée généalogique humaine s’opère à travers une succession de phases cellulaires. Jusqu’à assez récemment, si vous parliez de la probabilité qu’un gène s’exprime ou non, on vous regardait avec de grands yeux ! Les modèles strictement déterministes restent dominants et enseignés, comme les découvertes de Mendel sur la transmission des caractères héréditaires. Celles-ci constituent, au mieux, une exception, mais elles ont été érigées en loi. Il faudrait s’interroger sur les causes d’une telle résilience. Sans doute, cela tient à la capacité de la génétique à légitimer l’ordre établi : chacun est à sa place dans la société, en fonction des gènes qui sont les siens
Pourtant, la manipulation génétique sur les plantes, les animaux, semble bien fonctionner, sans parler du vaccin à ARN messager…
La connaissance a progressé. Nous avons compris comment fonctionnent les protéines, les acteurs réels de l’ADN. Cela nous permet de le modifier de façon empirique, de la même façon qu’un bon mécanicien peut réparer un moteur, ou même améliorer son fonctionnement, sans pour autant connaître les lois de la physique. Des microscopes très puissants et des méthodes chimiques nous ont permis d’analyser le contenu du vivant, mais cela ne tient pas à la théorie génétique qui entend découper un être vivant en entités que l’on appelle des caractères génétiques, indépendants les uns des autres et déterminés par des gènes particuliers. Ils sont supposés déterminer sa taille, son nez, ses prédispositions, etc. Quels sont les critères pour opérer un tel découpage ? Mystère ! Les habitants du Groenland sont capables de percevoir une centaine de nuances de blanc, pas nous, est-ce un caractère ? Au moment du séquençage du génome, on nous a annoncé qu’on allait lire le grand livre de la vie, qu’il existait un « code » du vivant, et que, si on le déchiffrait, nous pourrions guérir toutes les maladies. Dès qu’il est devenu une réalité, il n’en a plus été question. Nous devons apprendre à considérer le développement d’un être vivant comme un système où tout interagit.
Jean-Jacques Kupiec, bio express
Ingénieur de recherche en biologie moléculaire à l’Inserm, Jean-Jacques Kupiec a ensuite créé un séminaire d’histoire et philosophie de la biologie pour l’ENS (Ecole normale supérieure). Coauteur du best-seller « Ni Dieu, ni gène », il a publié en 2019 l’essai passionnant « Et si le vivant était anarchique » aux Liens qui Libèrent.
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