Négocié et signé dans les années 1990 pour sécuriser les investissements énergétiques européens dans les ex-pays de l’URSS, le Traité sur la charte de l’énergie (TCE) est désormais fréquemment utilisé par les investisseurs du secteur des énergies fossiles pour protéger leurs intérêts face aux politiques énergétiques ou climatiques (présentation détaillée à lire ici).
Le dernier exemple en date illustre parfaitement le problème. La multinationale allemande RWE vient de décider d’utiliser le TCE pour attaquer les Pays-Bas suite à leur décision de sortie du charbon d’ici à 2030. Fruit de la mobilisation citoyenne et d’une décision de justice historique (affaire Urgenda), cette politique climatique est aujourd’hui fragilisée : RWE court-circuite les juridictions nationales et européennes, pourtant solides, pour réclamer, via une justice parallèle et réservée à laquelle le TCE lui donne accès1, des compensations exorbitantes (1,4 milliard euros) en contrepartie de la fermeture programmée de l’une de ses centrales à charbon.
A l’heure où l’impératif climatique devrait justement conduire à accélérer la sortie des énergies fossiles, arrêter de prospecter et mettre en exploitation de nouveaux gisements, rendre plus contraignantes les normes d’émissions, privilégier les sources renouvelables, le TCE induit un risque de « gel réglementaire ». Par exemple, en 2017, la loi Hulot sur les hydrocarbures avait été édulcorée suite à des pressions du pétrolier Vermilion qui menaçait d’utiliser le TCE contre la France.
Le Traité sur la charte de l’énergie fonctionne donc à la fois comme une arme de dissuasion massive pour ralentir ou bloquer des politiques de transition énergétique et comme un outil de sanction financière envers les pouvoirs publics lorsqu’ils décident néanmoins de mener des politiques climatiques plus ambitieuses.
Le TCE est à la croisée des chemins, Bruxelles également
Hormis quelques lobbys d’industriels et d’avocats d’affaires, chacun reconnaît que le statu quo est impossible. Aux alertes des ONG exprimées depuis des années, s’ajoutent désormais celles de centaines de scientifiques abasourdis d’apprendre qu’un tel traité international puisse exister, ainsi que les critiques de nombreux parlementaires. Plus récemment encore, alors qu’ils avaient oublié l’existence même d’un tel traité, plusieurs Etats, comme l’Espagne, la France, l’Autriche ou le Luxembourg ont émis de vives réserves sur l’avenir du TCE.
C’est dans ce contexte qu’un processus de modernisation du TCE a été entrepris. Jusqu’à présent, la cinquantaine d’Etats membres du TCE (de l’UE au Japon, en passant par le Kazakhstan et le Yémen) s’est limitée à lister les éléments à négocier et faire part de leurs positions respectives. Lors de la première des cinq sessions prévues en 2021, qui s’est tenue du 2 au 5 mars, les négociateurs sont entrés dans le vif du sujet : quels investissements doivent encore être protégés, et comment ?
A en croire Claude Turmes, ministre luxembourgeois de l’Energie, mais aussi le compte rendu officiel, pas grand-chose n’a avancé : ces négociations ne sont pas près d’exclure les énergies fossiles des protections offertes par le TCE. L’UE elle-même a une position plus qu’ambiguë à ce sujet. Elle propose que les investissements dans les énergies fossiles soient protégés de dix à vingt années supplémentaires selon les cas de figure, ainsi que d’étendre le champ d’application de la protection des investissements à de nouvelles technologies telles que la biomasse et l’hydrogène (voir notre analyse plus détaillée).
Qu’il apparaisse difficile de modifier le contenu du TCE concourt à donner encore plus de force à l’option du retrait
Reporter à 2030, voire à 2040, la date à partir de laquelle le TCE ne protégerait plus les investissements dans les énergies fossiles n’est-il pas trop tardif au regard de l’impératif climatique ? Cela ne revient-il pas à retarder encore plus les décisions de fermeture des centrales à charbon, ou à gaz, et à risquer de voir toujours plus d’Etats poursuivis par des investisseurs ? Des milliards d’euros supplémentaires risquent ainsi d’être engloutis dans la construction de nouvelles infrastructures et d’autres dans de nouveaux arbitrages coûteux, alors que ces sommes devraient être mobilisées dans la transition énergétique européenne.
A supposer que ces propositions européennes soient pleinement acceptées par les Etats membres du TCE, ce traité pourrait rester un obstacle majeur dressé devant les pouvoirs publics et leurs politiques de transition énergétique. Par ailleurs, bon nombre d’Etats membres du TCE, comme le Japon et des producteurs d’énergies fossiles, ont déjà fait savoir qu’il n’était pas question d’accepter ces propositions. Or, l’unanimité est requise pour modifier le contenu du TCE.
Vers vingt ans de négociations … ou une sortie organisée du TCE ?
Dans une interview récente, l’ancienne secrétaire générale adjointe de la direction du TCE, Masami Nakata, faisait remarquer qu’il n’était pas prévu de date de fin de négociation, suggérant que cela pourrait prendre vingt ans ou plus. Compte tenu de l’urgence climatique, a-t-on le loisir de négocier pendant des années sans garantie sur le contenu futur du TCE ? Sans doute pas. Surtout qu’une voie alternative pourrait être explorée : se retirer du TCE, au plus vite. C’est le sens de la pétition signée par un million de personnes en quelques jours, et de la proposition portée par 280 syndicats et associations depuis décembre 2019.
Ce n’est ni un objectif inatteignable ni idéaliste : l’Italie a déjà pris cette décision et son retrait du TCE est effectif depuis le 1er janvier 2016. L’Espagne et la France viennent également de demander à la Commission d’envisager les modalités d’un retrait du TCE si les négociations de modernisation n’avancent pas. Qu’il apparaisse difficile de modifier le contenu du TCE concourt à donner encore plus de force à cette recommandation : puisqu’il n’y a presque aucune chance que plus de 50 Etats membres du TCE se mettent d’accord pour subordonner le droit des investisseurs aux objectifs climatiques, ne vaut-il pas mieux, si possible conjointement au niveau européen, décider d’en sortir ?
Pourquoi conjointement ? Parce que ce traité, comme beaucoup d’autres, contient une clause crépusculaire (« sunset clause » en anglais) de vingt ans : les dispositions du TCE s’appliqueront, même une fois qu’un Etat décide de s’en retirer, pendant vingt ans. Néanmoins, si l’UE prenait une telle décision, alors elle pourrait éteindre cette clause par un traité entre Etats européens qui l’annulerait pour tous les investissements intra-EU : comme deux tiers des cas d’arbitrage actuels dans le cadre du TCE concernent un investisseur et un Etat de l’UE, une bonne part du problème serait réglé.
Quoi qu’il en soit, ce débat autour de l’avenir du TCE illustre la confrontation entre un droit du climat encore incomplet et peu contraignant, et un droit de l’investissement robuste et doté d’une puissante force exécutoire. Que la Commission et des Etats membres reconnaissent aujourd’hui que le TCE est problématique du point de vue de l’urgence climatique corrobore ce que nous pointons depuis des années : la transformation des soubassements énergétiques de notre formidable machine à réchauffer la planète qu’est l’économie mondiale ne saurait se mener sans réviser les droits acquis et protégés des investisseurs dans les secteurs les plus nocifs.
Maxime Combes est économiste, chargé des questions « commerce-relocalisation » à l’Aitec
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