Philippe Corcuff assume son évolution – et il a raison – mais aussi ses contradictions. Il n'en demeure pas moins qu'il reste, des années 1990 à aujourd'hui, l'un des représentants français les plus emblématiques de la pensée critique et qu'il s'attache à illustrer abondamment ses démonstrations, en l'occurrence ici celle sur le déploiement d'un confusionnisme endémique dans l'espace public.
Un théoricien critique contre les confusionnistes
C'est en théoricien critique qu'il livre donc ce nouvel et imposant ouvrage qu'est La grande confusion. La qualité du type de travail exercé par Corcuff dans ce nouvel ouvrage se mesure évidemment à la qualité de la démonstration et à la clarté de l'écriture, mais aussi au nombre de notes et références de bas de page qui confirment une étude attentive et très vaste du sujet. Il n'est nul besoin d'approuver toutes ses thèses pour s'en rendre compte et le reconnaître. Le livre s'attache donc à expliquer «comment l'extrême droite gagne la bataille des idées».
C'est à partir de leurs idées et non de racontars ou de simples ressentis que Corcuff essaie, sinon de définir précisément la sociogénèse d'un grand basculement à droite de nos espaces publics, du moins d'en établir l'une des généalogies possibles. Sa démonstration opère par salves successives. Le premier trio passé au crible peut sembler si dissemblable qu'on le soupçonne d'être totalement disparate: Jacques Julliard, Frédéric Lordon et Mathieu Bock-Côté. Corcuff a une relation suffisamment distanciée avec le concept de nation pour que son attaque en piqué sur ce trio à ses yeux confusionniste soit aussi feutrée que décisive pour la compréhension de la suite du livre. La focalisation, la fétichisation de la nation par les deux premiers –Julliard et Lordon– aboutit à leur mise à l'unisson d'un «ultranationalisme conservateur» importé par le troisième du Québec. L'exégèse de leurs textes peut sembler relativement partiale mais l'intuition de Corcuff à propos du «brouillage des repères politiques» se précise avec leur mise en perspective par le sociologue, qui montre ainsi comment cette perte de repères est propice à l'avancée des thèses d'extrême droite.
Nouvelle Droite, Nationaux-républicains, etc.
Si l'estime intellectuelle de Philippe Corcuff pour Alain de Benoist, le penseur de la Nouvelle Droite, est avérée, la place qu'il lui confère dans le processus confusionniste est sans doute quelque peu exagérée. Il questionne en revanche d'autres évolutions, dont celle de celui qui fut un des fondateurs du courant auquel il appartint dans sa jeunesse, Jean-Pierre Chevènement, ou de Marcel Gauchet, dans le droit fil des travaux de Daniel Lindenberg ou ceux de Ludivine Bantigny. Corcuff considère que cette évolution est emblématique d'un basculement à droite et comment celui-ci s'opère avec constance depuis plus de deux décennies en ciblant Jean-Pierre Chevènement et son républicanisme ou national-républicanisme (ou «national-souverainisme» selon Justine Lacroix).
Ainsi, dans sa démonstration sur l'effet du confusionnisme, Corcuff désigne à la fois le MDC auquel il appartint, la Fondation du 2-Mars (ex-Fondation Marc Bloch) ou le courant de l'association altermondialiste ATTAC emmenée par Bernard Cassen, ancien directeur du Monde diplomatique et cofondateur des Forums sociaux internationaux; il pointe aussi l'évolution d'Élisabeth Lévy, patronne de Causeur, dont le lecteur qui n'était pas au courant apprendra qu'elle fut proche de cercles trotskistes voici un peu plus de deux décennies. Cependant, la démonstration achoppe sur un moment situé entre les attentats du 11 septembre 2001 et la chute de Bagdad le 9 avril 2003. Un moment qui englobe la campagne électorale présidentielle de 2002 et le fameux «21 avril», période où nombre de protagonistes de la campagne Chevènement se sont déchirés dans un débat influencé par les néoconservateurs américains. Tandis qu'une partie des anciens soutiens du «Che» disaient «non» au «non à la guerre» des peuples européens et du couple franco-allemand, d'autres manifestaient et se rapprochaient des altermondialistes. C'est sans doute là une relative faiblesse de la démonstration de Corcuff qui pointe néanmoins un paradoxe plus récent et plus immédiatement intéressant comme la jonction de personnalités comme Jacques Julliard avec le chevènementisme actuel.
Du sarkozysme à la «gauche trumpienne»: une décomposition?
Le sarkozysme est analysé avec finesse tant sur le brouillage de repères liés à l'ouverture à gauche qu'à la rupture rapprochant droite et extrême droite notamment. L'anti-intellectualisme sarkozyen et ses avatars (que Corcuff nomme «hyper-criticisme») ont des traits communs avec le trumpisme, mais l'hyper-criticisme touche d'autres milieux que ceux conquis par l'ancien président américain. Corcuff pointe aussi le divertissement, avec «Les Guignols de L'Info», auxquels il reproche une hyper-personnalisation de la critique ou la critique des médias, qui flirte parfois avec le complotisme dans des publications comme Pour lire pas lu –PLPL– et Le Plan B. Corcuff, à certains égards, y voit les prémisses des théories du complot, aujourd'hui à la viralité endémique sur internet.
La critique de Frédéric Lordon, comme de ses amis du Monde diplo Serge Halimi et Pierre Rimbert, est assez radicale tant sur le fond que sur le style. Ainsi du blog «La pompe à phynance» de Lordon, Philippe Corcuff écrit qu'il s'agit d'une «mise en forme de ressentiment petits-bourgeois au nom du “peuple” à travers la posture d'arrogance surplombante de dominant issue de l'expérience d'un membre de la bourgeoisie intellectuelle venant de la bourgeoisie économique». Ce qui correspond, au mot près, au comportement de Lordon au cœur de Nuit Debout en 2016.
Selon Corcuff, l'égarement d'une certaine gauche à l'égard du conspirationnisme serait incarnée par le même Lordon qui se serait fait l'apôtre «du dénigrement de la critique du conspirationnisme».
L'une des qualités de Corcuff est qu'il prend soin de définir ses concepts et ne tombe pas dans la délation ou la dénonciation même s'il pointe ceux dont les positions, évolutions ou errements éventuels, lui semblent les plus emblématiques du confusionnisme qu'il dénonce. Le discours d'une certaine gauche sur le néolibéralisme faite de diabolisation lui semble suspecte, tant les effets du néolibéralisme comme ce qu'il nomme le «post-fascisme» lui semblent relativisés par rapport à la cause première (le néolibéralisme). Le confusionnisme complotiste est aussi pointé en conséquence par Corcuff lors du mouvement des «gilets jaunes» ou lors de la pandémie de Covid-19 avec, notamment, le mouvement des anti-masques. En maintes occasion le conspirationnisme a ainsi pu, selon Corcuff, imprégner la gauche, y compris les socialistes lors de l'affaire DSK ou avec l'évolution de Claude Allègre, électeur revendiqué de Nicolas Sarkozy en 2012 et climatosceptique affiché jusque dans les librairies. La France insoumise est elle-même pointée du doigt.
C'est avec une réelle finesse qu'est aussi abordée la question de l'islamophobie et de l'antisémitisme au sein du pôle le plus à gauche de l'espace public. Sur ce dernier point, il cible la responsabilité intellectuelle de Frédéric Lordon, qu'il ne soupçonne nullement d'antisémitisme, dans la construction d'une rhétorique dangereuse, car fragile, faisant de l'antisémitisme une des modalités des disqualifications de la contestation de l'ordre social dominant. Sur tous ces sujets, Corcuff parle à raison de «polarisations manichéennes» qui rendent la gauche impuissante.
C'est aussi les errements trumpiens d'une partie de la gauche qui sont soulignés. En effet, Corcuff aborde sourcilleusement «l'étrange trumpisation de gauche à la française». Sont visées les positions d'Ignacio Ramonet, de Laurent Bouvet, de Jean-Luc Mélenchon, d'Emmanuel Todd, de Jean-Claude Michéa et d'Arnaud Montebourg… En mêlant, selon lui, à la victoire de Trump des analyses du type «la victoire du Peuple contre les élites», «les ennemis sont (presque) mes amis» ou encore «le national c'est le Bien, le mondial c'est le Mal», tous auraient mené à un grave confusionnisme avec les droites extrêmes. Ajoutons au phénomène Trump, décrit par Corcuff, un autre phénomène plus ancien et non abordé: celui du rôle de Berlusconi et de la berlusconisation depuis quarante ans en Europe et qui, de la gauche mitterrandienne à la droite sarkozyste en France, a imprégné l'espace public de codes nouveaux, dont les conséquences ont été massives et décisives.
Corcuff, Errejón et Mouffe
Trop souvent, les débats français sur le «populisme de gauche» sont biaisés par le fait que peu de monde a lu à la fois Antonio Gramsci, les principaux travaux d'Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, ou encore ceux des cofondateurs de Podemos, le parti de la gauche radicale espagnol. La critique à leur égard est aussi implacable que stimulante et dépourvue des désormais habituels sous-entendus calomniateurs du débat public. Pour comprendre le «populisme de gauche», il faut se replonger dans le livre de Laclau et Mouffe Hégémonie et stratégie socialiste qui, notamment en prenant en compte la pluralité des mouvements sociaux et en partant d'un anti-essentialisme, ouvre sur une perspective portant un projet de «démocratie radicale et plurielle».
Plus récemment, Chantal Mouffe a, avec Íñigo Errejón, abordé l'hégémonie comme étant une affaire de discours. Ce qu'elle reproche, in fine, après une démonstration étayée mais qui est aussi stimulante qu'elle mérite débat c'est bien la tendance que Corcuff pense déceler à une «paradoxale tendance “postmoderne” à un essentialisme du moment» ainsi que le fait que «l'unité» a progressivement vampirisé ce qui faisait une force des thèses de Mouffe et Laclau en 1985: le référent libertaire. Observons néanmoins qu'Íñigo Errejón, coauteur du Populisme de gauche est assez fidèle à ce référent dans sa pratique politique au Parlement espagnol, à la tête de la petite alliance Más País–Equo (les écolos espagnols).
Une intéressante boussole
Le constat, largement étayé, est là: les gauches, polarisées, manichéennes, cédant à des «intersections confusionnistes avec l'ultra-conservatisme» sont devenues impuissantes. Or, pour Corcuff, il y a urgence à réinventer «une gauche d'émancipation dotée d'une portée spirituelle, en réinvestissant la question du sens et des valeurs de l'existence».
Avec cet imposant opus, il offre une fenêtre intellectuelle et théorique rafraîchissante dans un moment soumis aux intersections hasardeuses entre gauches et droites, assommé par une vie intellectuelle et politique faite non de radicalité démocratique mais d'une pluie quotidienne de polémiques vaines, de procès idéologiques mal ficelés, de clashs, de tweets haineux, de harcèlement numérique et surtout d'impuissance complète du politique et, a fortiori, de tout mouvement émancipateur. Son livre est à la fois un document édifiant, une salutaire boussole et une invitation au débat civique éclairé par la raison.
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