Dans Pas une goutte de sang français (Grasset), on découvre un Valls intime, bouillonnant mais moins éruptif - la sagesse ? - et qui accepte de desserrer quelque peu son costume pour se livrer. Ses parents, ses femmes, la foi de son enfance, ses doutes, ses regrets, la manière dont il a vécu les attentats, ses goûts artistiques… Valls compose un autoportrait qui en surprendra plus d'un. On voyage de la chapelle d'Edmond Michelet, en Corrèze, aux tableaux impressionnistes de l'Orangerie de Paris ; de Romain Gary à Milan Kundera, de Jean Zay à Denis Favier, l'ex-patron du GIGN, de Pierre Desproges au chanteur Vianney ou à l'humoriste Blanche Gardin. Une France universaliste, républicaine et patriote. Car ce livre n'en demeure pas moins un livre très politique. Valls ne ménage pas sa famille, la gauche, dont il pointe les dérives, et brosse un portrait à la sanguine d'une France travaillée par les identités et les amertumes.
Le Point : Pensez-vous que la réussite d'un enfant de l'immigration espagnole, né dans les années 1960, puisse encore servir d'exemple aujourd'hui ?
Manuel Valls : Oui, bien sûr ! Je fais partie de l'une de ces générations à qui on a appris l'amour de la France. D'abord dans ma propre famille. Mon père, espagnol, et ma mère, suisse italienne, ont fait le choix de vivre à Paris dans les années 1950. Ils n'ont pas souhaité devenir français, mais ils aimaient profondément le pays qui les avait accueillis. Ma mère vit toujours à Paris, face à Notre-Dame, dans le même atelier familial. Il y avait chez mon père une volonté farouche de ne jamais se laisser enfermer dans des cercles d'Espagnols en exil. Au contraire, on croisait à la maison aussi bien Vladimir Jankélévitch que Simone Signoret. Et puis, bien sûr, il y a eu l'école de la République, l'école primaire du 4e arrondissement, le lycée Charlemagne ensuite, dans un Marais qui n'avait rien à voir avec celui d'aujourd'hui. Mes camarades étaient souvent des enfants de familles juives ashkénazes pauvres. J'ai découvert ainsi le judaïsme chez eux, le vendredi soir. Mes meilleurs amis étaient des fils d'Italiens qui habitaient rue de Charenton, dans des appartements quasi insalubres qui ont depuis laissé place à l'Opéra Bastille. Nous ne perdions rien de notre identité. Nous parlions nos langues respectives au sein de nos familles, mais nous nous sentions tous profondément français. Je crois qu'il est possible de faire aimer la France à tout le monde.
L'intégration des générations suivantes, venues d'Afrique, ne se passe pas aussi bien que la vôtre…
Ne généralisons pas, il y a de formidables exemples de réussite. Mais c'est vrai qu'il y a un échec aussi. J'évoque pour l'illustrer la victoire de l'équipe de France de football en finale de la Coupe du monde de 1998, qui nous a fait penser que cette intégration avait parfaitement réussi. Nous célébrions la France black-blanc-beur. C'était une illusion. En restant dans la symbolique sportive, trois ans plus tard, le public - essentiellement jeune - d'origine algérienne qui siffle La Marseillaise lors d'un match France-Algérie montre une forme de haine à l'encontre de la France. Et la fracture est en partie consommée depuis les émeutes de 2005. L'islam radical a prospéré sur le renoncement de beaucoup à défendre les valeurs républicaines et sur le terreau de la pauvreté et de la désespérance.
Vous vous estimez « intégré » ou « assimilé » ?
J'ai été assimilé avec bonheur. D'ailleurs, l'assimilation ne veut pas dire que l'on perd ou nie ses origines. J'ai grandi dans une double culture, mais je suis fondamentalement français ; je n'ai qu'une seule patrie, la France. Ce qui signifie aimer une langue, une histoire, une culture, des paysages, mais aussi partager des valeurs et appartenir à une communauté nationale. Personne dans ma famille n'a fait la guerre de 14-18 ; pourtant, je me sens héritier des poilus et je suis bouleversé face aux champs d'honneur de Verdun. « Je n'ai pas une goutte de sang français, mais la France coule dans mes veines »… Merveilleuse citation de Romain Gary, l'un de mes héros. Avec le recul que m'ont apporté ces années à Barcelone, j'ai acquis cette certitude : je suis français. Ma culture, c'est Hugo, Dumas, Péguy, Camus ; l'Histoire qui me fait vibrer est celle de Charlemagne, de Jeanne d'Arc, de la Révolution, de Napoléon, de Clemenceau, de De Gaulle… Dans mon livre, j'évoque mon admiration pour le couple Badinter, Edmond Michelet, le général Denis Favier et bien d'autres qui expriment le génie français.
La France de Manuel Valls
À vous écouter, être français en 2021, c'est pour ainsi dire la même chose qu'être français au Moyen Âge, par exemple…
J'aime les mots de Marc Bloch : « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l'histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. » Mais il y a un élément supplémentaire par rapport au Moyen Âge, c'est la République et son message universel. Lors de la Révolution française, la France décide de parler au monde, c'est le sens de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Cette prétention agace souvent, mais elle a fondé ce que nous sommes, un grand pays. L'Espagne, qui est pourtant un vieil État-nation, n'a pas cette ambition. C'est une sacrée différence.
Ce discours universaliste passe pour réactionnaire aux yeux de toute une partie de la gauche aujourd'hui : l'universalisme, c'est le colonialisme !
L'universalisme, c'est le progrès ! Il base une civilisation sur la démocratie et des principes. Nous avons oublié la force de notre histoire, de notre culture, de notre langue et cédé à une forme de flagellation permanente. Nous avons oublié notre rôle dans le monde. Le fait que ce pays de seulement 66 millions d'habitants, malgré la défaite de 1940, malgré la collaboration et grâce au génie de Charles de Gaulle, soit toujours aussi présent sur le plan économique, diplomatique ou militaire m'émeut et me rend fier. Il ne faut pas renoncer à peser dans les affaires du monde, à travers l'Europe, à travers l'espace méditerranéen et dans notre lien privilégié avec l'Afrique, le continent de demain. La France est membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU, elle dispose de l'arme nucléaire, elle est la 6e économie mondiale, même si elle doit récupérer une part de sa souveraineté. Notre langue est partagée par des centaines de millions de personnes et notre culture rayonne. Ne l'oublions jamais.
La France est contestée de toutes parts, notamment par une partie de la presse américaine, qui présente le modèle républicain et laïque comme un racisme institutionnalisé. Ce modèle-là n'est-il pas devenu incompréhensible, pour ne pas dire archaïque, aux yeux du reste du monde ?
On a le sentiment que l'exception française n'a jamais aussi bien porté son nom… Il y a quelque chose aujourd'hui qui ne semble plus compris, et pas seulement dans le monde anglo-saxon. Je n'oublie pas non plus la force de la culture américaine, qui s'immisce partout. Je suis frappé par les résultats des dernières enquêtes d'opinion sur la relation qu'entretient la jeunesse avec les valeurs de la République. Cela m'inquiète pour l'avenir et cela signifie que la bataille centrale est bien celle de l'école, tant pour la transmission des savoirs que pour celle des valeurs.
Outre-Atlantique, de grands journaux comme le Washington Post ou le New York Times ouvrent leurs colonnes aux égéries de la mouvance décoloniale, notamment françaises, et leur laissent développer leurs thèses simplistes. À les écouter, la France serait plombée par son passé colonial, aveuglée par le combat pour la laïcité qui encouragerait le racisme et l'exclusion de ces minorités. Notre État et notre police seraient racistes.
L'exception gauloise, Charlie Hebdo ou la loi de 1905 n'ont aucun sens pour les Américains. J'ai mal vécu l'absence de Barack Obama à la grande manifestation du 11 janvier 2015. On assiste à l'émergence d'un soi-disant progressisme, que l'on retrouve aussi dans le féminisme, déguisé en bien-pensance et en un redoutable puritanisme. Ce phénomène touche la gauche américaine depuis longtemps, mais aussi la gauche française. Il alimente notre crise culturelle et identitaire.
Dans ce débat-là, ce sont les identitaires de gauche et de droite qui sont les plus audibles…
Je consacre un chapitre à la France que je n'aime pas, celle d'Éric Zemmour et d'Assa Traoré. Ils sont en effet les deux bras de la tenaille identitaire et les caricatures de notre débat, alors qu'ils auraient pu incarner de beaux destins français. Leurs outrances contribuent à remplacer la confrontation d'idées par un affrontement binaire et stérile, dangereux pour la démocratie.
Dans les discours, les Français entendent beaucoup les mots « République » et « laïcité ». Mais, dans leur vie quotidienne, ils constatent que l'une et l'autre reculent… Comment comptez-vous rendre à nouveau audible et mobilisateur le discours républicain ?
Je crois qu'il faut remonter à l'effondrement du monde soviétique pour comprendre ce qui nous arrive. Nous avons cru à la fin de l'Histoire avec la victoire des démocraties libérales. Cela a eu pour effet de nous faire sombrer dans une grande paresse intellectuelle. Tout est allé très vite. Une partie de la gauche avait déjà commencé, dès la révolution des mollahs de 1979, en Iran, à épouser l'idée qu'une alliance était possible avec les islamistes, censés représenter les « damnés de la terre » et le « combat contre l'impérialisme américain ». Il y a eu la bataille perdue face à l'école privée avec le retrait de la loi Savary en 1984. Cet événement a durablement brisé le mouvement laïque, qui était pour ainsi dire la base militante du Parti socialiste. Puis il y a eu l'affaire du voile des trois collégiennes de Creil en 1989. Tout commence là. Une partie de la gauche a renoncé à défendre la laïcité. La tribune signée alors par Élisabeth Badinter, Alain Finkielkraut, Catherine Kintzler, Élisabeth de Fontenay et Régis Debray reste profondément d'actualité : « Personne, nulle part, ne défend la citoyenneté en baissant les bras avec bienveillance. »
La gauche a-t-elle eu alors conscience de passer d'un modèle laïque républicain à un modèle multiculturaliste ?
Elle s'est progressivement brisée sur ce sujet. Beaucoup d'intellectuels de gauche, Élisabeth Badinter, Caroline Fourest, Jacques Julliard, Laurent Bouvet, Jean Birnbaum, ont mis en garde… Ils défendent ce que pensent une grande majorité des Français. Il y a un travail de remobilisation de la société à mener pour défendre ce modèle, mais reconnaissons que la tâche est immense. Les alertes sur ce qui se passait dans les banlieues n'ont pourtant pas manqué, entre les travaux de Gilles Kepel, de Georges Bensoussan, de Bernard Rougier, de Jean-Pierre Obin… L'effroyable assassinat de Samuel Paty a provoqué une prise de conscience. Le discours d'Emmanuel Macron aux Mureaux a aussi marqué une étape importante. Mais le combat pour les valeurs de la République et la laïcité, actuellement, recule sous le choc de l'actualité, des événements, des maladresses et de la volonté de passer à autre chose. Des profs à Trappes ou à Grenoble sont accusés d'islamophobie - un mot inventé il y a trente ans pour clouer au pilori Salman Rusdhie - alors qu'ils disent la vérité sur ce qui se passe dans leurs établissements. Nous en sommes arrivés à cette curieuse situation : ceux qui, venus de la gauche, défendent la République et la laïcité sont soupçonnés d'en faire trop, de stigmatiser les musulmans, d'être complices du RN, voire d'être carrément d'extrême droite. Edwy Plenel ne nous a-t-il pas accusés, Riss, Charlie, Fourest et moi, d'engager une guerre contre les musulmans ?
Pourquoi la gauche tient-elle tant à se rassurer sur le fait qu'elle serait bien de gauche ?
On m'a souvent demandé : « Manuel Valls, êtes-vous de gauche ? » Derrière cette question, je sentais poindre le procès en trahison. C'est bien une question de gauche, car on ne connaît pas de tels procès à droite… Laurent Joffrin, à Libé ou à L'Obs, me posait régulièrement cette question à la suite de mes prises de position sur les 35 heures, les questions de sécurité ou la lutte contre l'islam politique. Alors, oui, je suis de gauche comme Camus lorsqu'il écrivait « malgré moi, malgré elle, je mourrai à gauche ». Je continue de penser qu'être de gauche c'est une quête permanente pour le progrès, pour améliorer la vie des gens, pour s'occuper de ceux qui souffrent le plus des inégalités. C'est justement par passion pour l'égalité que la gauche doit être intransigeante sur l'insécurité, qui touche d'abord les plus fragiles, ou sur les ravages de l'islamisme, qui s'attaque d'abord aux femmes en voulant les faire disparaître de l'espace public.
Que vous inspire le débat sur l'islamo-gauchisme ? Y a-t-il une forme de déni à l'égard de cette idéologie ?
Après les attentats du 11 septembre 2001 et avec le durcissement du conflit israélo-palestinien, on a vu converger la haine d'Israël d'un Soral ou d'un Dieudonné avec l'antisionisme virulent d'une partie de la gauche et l'antisémitisme islamiste. L'islamo-gauchisme est né de ces rapprochements improbables, contre nature, inimaginables il y a seulement trente ans. Le processus est parfaitement décrit par Pierre-André Taguieff ou Mohamed Sifaoui. Il a pris depuis d'autres dimensions dans la gauche politique, universitaire ou médiatique à travers les liaisons dangereuses avec l'islam politique. Les musulmans, perçus comme une masse indistincte, seraient les victimes expiatoires d'une société qui a échoué à les intégrer. Ils sont le nouveau prolétariat. Tout est alors excusable, y compris le fait que la religion s'impose aux lois de la République. Cette pensée a contaminé le syndicalisme enseignant et étudiant, la Ligue de l'enseignement ou la Ligue des droits de l'homme.
Vos analyses peuvent-elles se muer à nouveau en ambition politique ?
J'ai écrit un livre très personnel, qui n'est ni de Mémoires, ni de règlements de comptes, ni de justification de mon action. C'est un cri d'amour à la France. La voir souffrir d'une crise sanitaire interminable ou d'attentats terroristes barbares m'est insupportable. Quiconque a exercé des responsabilités ne peut qu'être frustré de ne pas participer directement à la lutte contre cette pandémie, de voir les erreurs qui ont pu être commises ou d'assister à des injonctions contradictoires. Je me suis trompé, j'ai commis des erreurs, je le dis dans le livre, mais pas sur l'essentiel : la défense de la République, de la laïcité, l'alarme contre l'islamisme, la lutte contre l'antisémitisme et la haine d'Israël, mon combat contre Dieudonné, mon engagement contre l'extrême droite. À ce titre, j'ai toute ma place pour participer à cette mobilisation pour la République. Seulement, je sais que la traduction politique de ces valeurs - pourtant largement partagées par les Français - est très difficile. Ici comme partout, le débat est écrasé sous une chape de plomb liée à la crise sanitaire et à ses conséquences.
Ce qui semble se dessiner en 2022 - une confrontation entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen - rend aussi difficile l'émergence d'alternatives. La droite ploie sous le joug de l'extrême droite et elle a du mal, pour l'instant, à proposer un chemin différent de celui du président de la République. La gauche s'est fracturée de manière durable, sinon définitive. J'avais raison de parler de deux gauches irréconciliables. Je ne suis pas en situation, je ne suis candidat à rien, mais je veux aider à la construction d'un nouveau projet républicain. Il faut réinventer une histoire collective, un imaginaire commun qui entraîne les Français.
On sent de la mélancolie dans votre livre. Vous avez l'impression d'être passé à côté de quelque chose ?
Il y a de la nostalgie, de la mélancolie, oui. De la douleur, aussi. Il y a une douleur personnelle qui, au fond, ne regarde que moi. Surtout face à des drames bien plus importants. Mais cette douleur est quand même là. La période des attentats a changé ma vie. Il n'y a pas un jour où je n'y pense pas. J'ai dû affronter des campagnes très violentes, même si, parfois, j'ai cherché les coups. Il a fallu aussi faire le deuil de quarante ans de militantisme au sein du Parti socialiste. Il était impossible de passer de Premier ministre à candidat à la présidence de la République, parce que, comme l'avait dit cruellement François Hollande, si on ne veut pas du président, pourquoi voudrait-on de son Premier ministre ? Et la primaire avait comme but de sanctionner la gauche de gouvernement. Mais je suis un homme de devoir et j'ai mené cette bataille jusqu'au bout. J'ai connu une grande popularité, le vertige du pouvoir, puis la détestation, les sifflets, j'ai été giflé, j'ai subi la violence d'une campagne aux relents antisémites à Évry. J'ai été de nouveau candidat aux élections législatives de 2017 parce que je ne voulais pas crever et être chassé par les électeurs d'une circonscription qui m'avait donné tant de légitimité pendant quinze ans. Je voulais pouvoir décider de mon destin.
Vous le pouvez encore ?
Oui. Mon destin personnel et politique, j'en ai de nouveau la maîtrise. Cela vous donne de la force et de la liberté. C'est le sens du livre que je publie. J'ai saisi le prétexte d'une candidature à Barcelone, en sachant que je ne gagnerais pas, pour me réinventer. Et je ne regrette aucunement ce choix. Bien au contraire, il m'a apporté de l'apaisement, du bonheur personnel puisque j'ai connu Susana. C'est aussi un privilège et une belle expérience de pouvoir réfléchir et vivre entre deux pays. Dans ce livre, je voulais aussi exprimer mon amour de la peinture et de la lecture, ma passion de la nature et ma profonde inquiétude face au réchauffement climatique, mes sensibilités à travers des personnages aussi différents que Gérard Depardieu, Vianney, Blanche Gardin, c'est-à-dire le cinéma, la chanson populaire et l'humour français.
Qu'est-ce qui vous fait rire ?
Une phrase de Desproges : « Il vaut mieux rire d'Auschwitz avec un juif que jouer au Scrabble avec Klaus Barbie. » Il fallait oser !
On rit beaucoup en politique ?
Oui. Des rires souvent nerveux, grinçants, cyniques, c'est une manière de soulager les tensions. Je ne suis pas connu pour mon humour et pourtant j'adore rire. L'humour de François Hollande et les imitations de Bernard Cazeneuve ont mis de la légèreté dans les situations les plus dramatiques… Je leur en suis profondément reconnaissant. Dommage que les Français ne connaissent pas ces facettes.
Vous évoquez aussi dans ce livre la manière condescendante dont les députés macronistes vous ont accueilli à l'Assemblée nationale… En avez-vous souffert ?
Non, j'en ai été plutôt amusé. J'étais un dinosaure et on venait toucher ma bosse… Le combat entre les anciens et les modernes, ce n'est pas très nouveau. Pourtant, l'expérience, la connaissance, l'enracinement sont essentiels. Si les partis traditionnels sont dépassés, la République en marche, censée incarner le nouveau monde, est une coquille vide, elle n'a pas d'histoire, pas de projet, pas de racines locales. C'est un sacré problème dans un pays qui vit toujours dans une nostalgie rurale, pastorale, celle de l'ancrage.
La nostalgie de la France d'Edmond Michelet, dont vous dressez un vibrant éloge dès le début de votre livre ?
Oui, une France de traditions, généreuse. J'ai découvert Edmond Michelet grâce à mon père, qui a dessiné les vitraux de la chapelle de Marcillac, en Corrèze, où il est inhumé. Nous allions la visiter en famille comme nous allions admirer les vitraux de la cathédrale de Chartres ou ceux de la Sainte-Chapelle, qu'il avait restaurés. Plus tard, j'ai pris conscience de ce qu'incarnait Michelet, son courage de résistant dès le 17 juin 1940, son humanité forgée dans le catholicisme et la déportation, son gaullisme.
Emmanuel Macron a-t-il été ingrat avec vous ?
Je ne situe jamais mes relations politiques et encore moins avec un président à travers des sentiments ou des ressentiments. Je décris dans le livre ce qui s'est passé en 2015 et en 2016, et comment il a imposé sa candidature. J'ai pu donner l'impression que j'étais envieux, que je ne supportais pas ce jeune et brillant ministre, c'était faux, mais cette idée s'est imposée. Cela ne m'a pas empêché d'appeler à voter pour lui dès le premier tour. Mais je viens aussi d'une autre histoire, d'un long apprentissage au sein d'une formation politique. Dans les partis, autrefois, on apprenait les rapports de force, la conquête du pouvoir, l'ingratitude, la méchanceté mais aussi le bonheur de militer et de participer à un collectif. En vingt, trente, quarante ans, vous vous constituiez un réseau, des amis, des compagnons, des camarades, et cela procurait une force incroyable. Aujourd'hui, rien de tout cela n'existe. Le Rassemblement national est une PME familiale, La France insoumise est organisée autour d'un « Lider Maximo », La République en marche n'a pas d'élus locaux… Tout cela manque. Mais c'est fini.
Les rares fois où vous évoquez Emmanuel Macron dans votre livre, ce n'est guère à son avantage. « Il s'est joué de notre faiblesse, de notre naïveté, de notre crédulité », écrivez-vous…
Il serait absurde de résumer mon livre à ces quelques phrases, qui expriment mes sentiments à l'époque. Il a gagné en comprenant que François Hollande avait renoncé ou était empêché depuis longtemps. J'évoque également nos désaccords de fond sur la laïcité ou son libéralisme libertaire très anglo-saxon, mais aussi nos discussions pendant le premier confinement. Et puis je respecte profondément nos institutions et celui qui les incarne, surtout dans une situation exceptionnellement difficile. Ce qui compte pour moi, c'est la France, son destin, la République, la laïcité, les espoirs, les doutes ou les peurs des Français. Je reconnais les qualités d'Emmanuel Macron. La France a eu la chance en 2017, contrairement à ce qui s'est passé dans beaucoup de pays, de pouvoir choisir un président jeune, moderne, progressiste et européen. De ne pas sombrer dans le populisme. Mais cela ne suffit pas. Macron a reproduit l'erreur de ses prédécesseurs : croire que la majorité absolue que lui donnaient les Français aux élections législatives valait approbation de son programme et d'une conduite du pouvoir assez solitaire, oubliant les scores du premier tour de la présidentielle ou les conditions de la victoire au second.
En 2012, l'erreur de François Hollande - il l'a reconnu - a été de ne pas intégrer dans la majorité présidentielle François Bayrou, qui avait appelé à voter pour lui. On ne peut pas s'en tenir non plus à des débauchages individuels, comme l'a fait Nicolas Sarkozy en 2007. La victoire de Macron est le fruit d'une envie profonde de renouvellement mais aussi de rejet, de dégagisme de la droite et de la gauche. Une fois élu, il a décidé, par méfiance des corps intermédiaires, de faire un parti unique, LREM, sans élargir sa base, sans former une vraie coalition politique et sociale. S'il y a un échec dans ce quinquennat, c'est l'absence de changement de la pratique politique pour faire face à la crise de confiance qui est là, encore plus profonde. Cette crise est celle de la démocratie, un ressentiment sourd menace la société, il rend possible la victoire du national-populisme de Marine Le Pen. Comment en est-on arrivé là ? Je ne peux pas être absent alors qu'une force réactionnaire menace nos valeurs. Voilà pourquoi je reviens dans le débat politique français. Je suis lucide, je connais le jugement des Français sur moi, je connais la situation du pays. Mais je veux m'exprimer, librement, être utile. Il reste…
Un an avant la présidentielle…
Non, il reste du temps. Je ne suis pas un personnage balzacien mû par la conquête du pouvoir ou une revanche personnelle sur je ne sais quoi. Je n'ai pas voulu dès mon plus jeune âge devenir président de la République, et, d'ailleurs, ce n'était même pas imaginable puisque je n'étais pas français. Je ne viens pas pour dire : je suis candidat à la présidence de la République, aimez-moi ! Cela n'aurait aucun sens. Mais, fort de mon expérience, des idées que je défends, parce que les faits m'ont aussi donné raison, je suis légitime pour participer à un débat crucial pour mon pays.
Depuis cinq ans, on ne vous entend que sur la sécurité et la laïcité. Y a-t-il un discours vallsiste sur l'économie ? Vous retrouvez-vous dans le libéralisme défendu par votre ami Mario Vargas Llosa dans son dernier livre ?
Justement, il défend d'abord la démocratie et les valeurs universelles contre les nationalismes et les populismes. Cependant, la crise sanitaire a bouleversé toutes nos certitudes sur la dépense publique, la dette. Je suis inquiet des conséquences sociales engendrées par la précarité qui touche de nombreux Français et notamment les jeunes… La crise sanitaire a mis en évidence des inégalités insupportables qui peuvent déstabiliser nos sociétés. Des secteurs entiers sont brisés. Il faut tout réinventer. Je m'exprimerai aussi sur ces sujets comme je l'ai toujours fait. Mais nous devons d'abord, comme le souligne Vargas Llosa, préserver cette alliance incroyable entre la démocratie, l'économie de marché et l'État social. Et j'y associe la culture. Cela fonde une civilisation, nos systèmes démocratiques, le libéralisme politique, c'est pour cela que je suis profondément européen.
La grande erreur d'Emmanuel Macron n'est-elle pas d'avoir pensé que l'économie résoudrait tous les problèmes ?
C'est paradoxalement la même erreur que la gauche a commise : croire que la baisse du chômage résoudrait l'insécurité et que la croissance réglerait les questions identitaires et culturelles. Une nouvelle majorité devait insuffler de la confiance partout. Les jours heureux étaient annoncés. Nous en sommes loin. On oublie souvent le sens tragique de l'Histoire. La crise sanitaire a bousculé le quinquennat, et l'élan réformateur de 2017 s'est brisé net. Cela avait d'ailleurs commencé avant, avec la crise des Gilets jaunes et la réforme des retraites. Notre destin tient à un fil. Collectivement, nous devons faire face à une crise sanitaire, à une crise économique et sociale, à une crise démocratique, à une crise identitaire.
Les responsables religieux s'inquiètent unanimement du projet de loi sur le séparatisme, qui selon eux menacerait la liberté religieuse. Qu'en pense l'ancien ministre de l'Intérieur ?
Les catholiques et les protestants, par un curieux paradoxe, sont depuis longtemps opposés aux modifications de la loi de 1905. Ils en sont devenus les meilleurs avocats, car elle préserve à leurs yeux la liberté de culte. Cela dit, à vouloir éviter le sujet central, à ne pas vouloir « stigmatiser » les musulmans, on se fâche avec tout le monde. Le sujet central, c'est l'islam politique, l'islamisme et sa contagion de la société française. Il faut l'éradiquer. Ce n'est pas un problème uniquement français, il est européen, car les Frères musulmans et les salafistes ont ciblé principalement les communautés musulmanes en Europe pour les séparer du reste de la société et créer les conditions d'une véritable confrontation. L'enjeu est donc d'aider les Français musulmans à rendre compatible l'islam avec la République, la démocratie, l'égalité femmes-hommes. Concentrons-nous là-dessus. Le problème, ce ne sont donc pas les autres religions.
Tout à l'heure, on vous a entendu confesser votre bonheur personnel… C'est nouveau, chez vous ?
La politique, c'est ma vie. Elle m'a apporté beaucoup de joies et j'ai accédé aux plus hautes responsabilités. J'ai servi mon pays dans une période dramatique. Inimaginable pour le petit Espagnol que j'étais. Mais, depuis mes 18 ans jusqu'à ma réélection comme député en 2017, je n'ai pas arrêté. Je l'explique franchement dans le livre. Cette année-là, j'étais sonné. J'ai tardé à prendre la mesure de l'hostilité de mon camp et surtout des Français. J'ai sous-estimé les conséquences de la remise en question de la parole donnée au moment de la primaire. Je suis devenu la figure du traître et de l'échec du quinquennat...
J'étais au bord de la rupture, d'une forme d'anéantissement psychologique. Il a fallu se réinventer et trouver un nouvel équilibre personnel. Ici j'étais mort, à Barcelone j'avais un avenir. J'ai vécu des divorces, des réussites et des échecs politiques, un départ pour un autre pays, mais pour moi, tous ces événements de la vie représentent une chance. Donc il est hors de question de se plaindre, ce serait indécent. J'ai vieilli, j'ai appris, je consacre plus de temps à mes enfants. Je suis heureux. Je peux parler plus facilement de ma mère, de mes passions, de mes amours, de la vie. En Espagne, on me dit : « Manuel, tu parles bien espagnol, catalan, merci pour tout ce que tu as fait à Barcelone. Mais tu restes profondément français. » Susana, mon épouse, francophone et francophile, qui m'a donné aussi ce bonheur, me dit que je pense comme un Français. Ils ont raison. La France me manque, elle me travaille, me taraude. J'ai besoin d'elle pour boucler l'aventure
c'est le seul qui me raccroche à la gauche les autres ce sont des baltringues
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