19/03/2021

Le jour où la Chine commandera. Le Point

Suprématie. Dans un livre dérangeant, le grand penseur singapourien Kishore Mahbubani analyse comment Pékin pourrait bien remporter la nouvelle guerre froide. Entretien par Jérémy André pour le Point  (à Hongkong)

Trente ans après la disparition de l’Union soviétique, sommes-nous entrés dans l’ère d’une nouvelle guerre froide, qui opposerait cette fois-ci des États-Unis surpuissants mais déclinants à une Chine ambitieuse et totalitaire ? Donald Trump s’est effacé mais son successeur, Joe Biden, a repris, quasiment mot pour mot mais l’agressivité en moins, le discours de son prédécesseur sur la nécessité de contenir la superpuissance asiatique.

Le diplomate singapourien Kishore Mahbubani, universitaire de renom, ancien ambassadeur de son pays aux Nations unies, théorise depuis longtemps les conséquences de l’essor de l’Asie, qu’il a prédit avec justesse, et du déclin relatif de l’Occident. Dans son nouveau livre, Le jour où la Chine va gagner, dont nous publions les bonnes feuilles, il juge vaines et dangereuses les tentatives américaines d’entraver l’émergence de la Chine comme nouveau numéro un mondial. Il souligne que l’Europe a un rôle clé à jouer pour empêcher la rivalité des deux géants de devenir une confrontation dévastatrice. Une ode au multilatéralisme qui détonne dans le monde de la « realpolitik » qui est le nôtre. Peut-être nous offre-t-il la solution d’une nouvelle coexistence. 

Éclaireur. Kishore Mahbubani, 72 ans, théorise depuis trente ans l’essor de la Chine et ses conséquences sur le monde.

Vidéo. Entretien de notre correspondant Jérémy André et Kishore Mahbubani, diplomate singapourien.

Le Point : N’est-il pas prématuré d’affirmer que la Chine a déjà gagné ? 

Kishore Mahbubani : Il est en effet trop tôt pour dire qui l’emportera, de la Chine ou des États-Unis. Mais il n’est pas trop tôt pour affirmer que la Chine peut gagner. Pour les Américains, habitués à toujours triompher, l’idée qu’ils puissent perdre est inconcevable ! Pourtant, il est évident qu’un pays comme les États-Unis, qui n’a pas 250 ans, peut être vaincu par une civilisation qui a 4 000 ans. 

Vous-même, souhaitez-vous la victoire chinoise ? 

Mon travail consiste à être un analyste neutre, rationnel et objectif. Je ne formule pas un souhait mais une prédiction. La Chine a déjà émergé comme la deuxième économie du monde. Je prédis avec une certaine confiance qu’elle deviendra la première d’ici dix à quinze ans. Il n’y a rien que nous puissions faire pour arrêter son retour en force. Elle a été numéro un durant dix-huit des vingt derniers siècles. Qu’elle le redevienne constitue un développement parfaitement naturel. Ceux qui, aux États-Unis et dans le reste de l’Occident, versent dans la pensée magique en croyant qu’elle peut être stoppée ne comprennent pas la longue Histoire. 

Le gagnant ne pourrait-il pas être l’Asie orientale en général, plutôt que l’État chinois ? 

Je défends depuis plus de trente ans que le XXIe siècle sera celui de l’Asie. Mais mon nouveau livre porte sur la compétition géopolitique exceptionnelle entre les deux superpuissances rivales que sont la Chine et les États-Unis. Jamais, dans l’Histoire, un État n’a eu une puissance aussi grande que les États-Unis. Et aujourd’hui, ils sont défiés par la Chine. 

Qu’est-ce qui vous fait penser que la Chine est différente de l’URSS et peut vraiment surpasser les États-Unis ? 

J’étais déjà diplomate dans les années 1970, quand certains croyaient à tort à une victoire de l’URSS. Je resterai donc prudent. Les États-Unis peuvent gagner une fois de plus. Un de mes chapitres comprend un avertissement à Xi Jinping : ne sous-estimez jamais les États-Unis d’Amérique. Mais, pour l’instant, ce sont plutôt eux qui font cette énorme erreur de sous-estimer la Chine. L’URSS, qui a duré moins d’un siècle, était une création relativement neuve sur la scène mondiale. La civilisation chinoise est là depuis quatre mille ans. La population soviétique a toujours été moins nombreuse que celle des États-Unis ; celle de Chine lui est aujourd’hui plus de quatre fois supérieure. L’économie de l’Union soviétique n’a jamais pu ne serait-ce que talonner l’économie américaine. La Chine, elle, a déjà une économie plus forte en parité de pouvoir d’achat. 

Comment la Chine peut-elle surmonter son problème de vieillissement ? 

Ce problème de vieillissement de la population n’affecte pas seulement la Chine. Si les États-Unis cessent d’accueillir des immigrants, si Donald Trump revient, la population américaine ne croîtra plus aussi vite. Quant aux Chinois, s’ils reviennent à une politique nataliste, leur croissance démographique peut rebondir. Quoi qu’il en soit, même si la population chinoise diminue, elle restera toujours bien plus importante que la population américaine. 

Pourquoi écrivez-vous que le Parti communiste chinois (PCC) est plus chinois que communiste ? 

Tout observateur asiatique qui connaît la Chine sait que le but du PCC n’est pas de ressusciter ou d’exporter le communisme dans le monde. Ce dernier n’est qu’un instrument utilisé par les dirigeants chinois pour gouverner. Le rêve de ces dirigeants est de rendre sa grandeur à la Chine. La société chinoise est désormais capitaliste. Elle a produit plus de milliardaires que toute autre ces dix dernières années. 

Avant Donald Trump, Xi Jinping n’a-t-il pas abîmé la relation de la Chine avec les États-Unis ? 

En Occident, vous vous concentrez sur les individus. L’Histoire nous apprend à nous intéresser aux forces structurelles. Sur le temps long, à chaque fois qu’une puissance émergente est sur le point de surpasser la puissance établie, celle-ci tente de rabaisser celle-là. Même si la Chine était dirigée par une personne non violente comme Gandhi, les États-Unis tenteraient tout de même de la mettre à bas. La confiance en soi et l’ambition de Xi Jinping inquiètent les Américains mais elles répondent aux vœux des Chinois. Et, avec ou sans lui, les États-Unis considéreraient la Chine comme un grand challenger de leur hégémonie globale. 

Comment jugez-vous le style plus affirmé de la diplomatie chinoise, parfois agressive avec des ambassadeurs appelés « loups guerriers » ? 

Au temps de Deng Xiaoping, la diplomatie chinoise était plus humble et plus modeste. Mais son économie n’équivalait alors qu’à un dixième de celle des États-Unis, à parité de pouvoir d’achat. Maintenant que son PIB, toujours à parité de pouvoir d’achat, est beaucoup plus important, la diplomatie chinoise a pris de l’assurance. Certains diplomates ont été imprudents en pratiquant cette diplomatie des « loups guerriers », qui leur a aliéné certains pays, dont la France. Mais il reste des diplomates chinois qui portent un message d’apaisement convaincant, comme l’ambassadeur aux États-Unis, Cui Tiankai. Tous ne sont pas devenus des loups guerriers ! 

La Chine est accusée de bousculer le statu quo à ses frontières, avec l’Inde, Taïwan, le Japon ou en mer de Chine méridionale. Son expansionnisme menace-t-il la paix en Asie ? 

La Chine n’est pas expansionniste. Un État expansionniste emploie ses forces armées pour conquérir des territoires et s’agrandir. La Chine est la seule grande puissance qui n’a pas mené une seule guerre depuis quarante-deux ans, depuis la guerre sino-vietnamienne de 1979. Son armée n’a pas tiré un coup de feu depuis les dernières escarmouches avec le Vietnam à la fin des années 1980. Lors de l’incident de juin 2020 avec l’Inde, les pertes ont été causées par des combats au corps à corps. Les Chinois n’ont aucun désir de conquérir des territoires où que ce soit dans le monde. Il est naturel qu’à mesure que la Chine devient plus puissante elle gagne en assurance et en exigence et que cela mette mal à l’aise certains pays. Mais le monde devrait tout faire pour qu’elle reste pacifique et n’emploie pas la force pour étendre son territoire. Comme Napoléon l’a dit : « Laissez donc la Chine dormir, car lorsque la Chine s’éveillera, le monde entier tremblera. » Beaucoup de politiques occidentales sont imprudentes parce qu’elles contribuent à réveiller la Chine, plutôt qu’à l’endormir. 

Contre Taïwan, certains en Chine poussent à user de la force. Les dirigeants chinois ne devraient-ils pas tempérer le nationalisme, qui risque de compromettre l’ascension du pays ? 

Pour comprendre le problème de Taïwan, il faut revenir au siècle d’humiliation que la Chine a subi de 1842 – lors de la prise de Hongkong par les Britanniques – à 1949 – date de la fondation de la République populaire de Chine. Les Japonais se sont emparés de Taïwan en 1895. Du point de vue chinois, Taïwan a toujours été une partie de la Chine. Depuis la normalisation de leurs relations avec la République populaire de Chine en 1971, les États-Unis reconnaissent que la Chine et Taïwan sont un seul pays, ce qu’on appelle la « politique d’une seule Chine ». La question est donc de savoir quand les deux systèmes seront réunifiés. Nous tous dans le monde, nous aimerions voir une réunification pacifique. Il faut pour cela éviter toute tentative de faire de Taïwan un pays indépendant, qui obligerait l’armée chinoise à intervenir. Car si un dirigeant chinois, tel Xi Jinping, était perçu comme faible sur la question de l’indépendance de Taïwan, il serait renversé par le peuple chinois. 

Rivaux. En 2011, Joe Biden, alors vice-président d’Obama, lors d’une visite en Chine, et Xi Jinping, futur président.

Le Covid a-t-il rendu une nouvelle guerre froide inévitable ? 

Toute l’humanité, en principe l’espèce la plus intelligente de la planète, est dans le même bateau. La chose la plus stupide à faire, si un bateau prend feu, c’est de se disputer pour savoir qui a déclenché l’incendie. Il faut d’abord coopérer pour éteindre le feu. Ce que l’administration Trump a fait quand la crise du Covid-19 a éclaté était stupide : accuser la Chine, refuser de collaborer, quitter l’Organisation mondiale de la santé… Mon espoir est que l’administration Biden comprenne que, dans les problèmes globaux cruciaux, les États-Unis et la Chine partagent des intérêts communs, comme combattre le réchauffement climatique ou le Covid-19. 

Comment Joe Biden pourrait-il faire mieux que Donald Trump ? 

La tragédie est que l’atmosphère autour de la question chinoise est devenue si toxique aux États-Unis que, si le président Joe Biden paraît mou sur la Chine, il sera attaqué de toutes parts. Ce qu’il doit faire, c’est être très rusé, attaquer la Chine publiquement, mais en privé coopérer avec elle quand cela sert les intérêts américains. Les grands défis de Joe Biden sont de politique intérieure, pas extérieure. L’appauvrissement des moins riches a créé une « mer de désespoir » dans les classes populaires blanches, qui a mené à l’élection de Donald Trump et à l’invasion du Capitole le 6 janvier. Coopérer avec la Chine est une solution pour régler ces problèmes économiques. Sans quoi, Donald Trump reviendra. 

La Chine s’est refermée, notamment depuis le Covid. Retourne-t-elle à son isolationnisme du temps de Mao ou de l’Empire ? 

Je suis sûr d’une chose, la Chine ne s’isolera jamais de nouveau. Elle a bien étudié ce qui a causé son siècle d’humiliation : elle s’était isolée du monde et coupée des innovations. Dans son discours à Davos en 2017, le président Xi Jinping a dit que la Chine a réussi parce qu’elle a plongé dans l’océan de la mondialisation. Elle a bu la tasse et lutté, mais elle est devenue la première puissance commerciale au monde. La Chine continuera à se globaliser toujours davantage, parce qu’elle n’a pas perdu confiance en elle, contrairement aux États-Unis. Elle vient de rejoindre le Partenariat régional économique global en 2020 alors que les États-Unis se sont retirés de l’Accord de partenariat transpacifique en 2017. 

Comment la France et l’Europe peuvent-elles contribuer à éviter une nouvelle guerre froide ? 

La compétition géopolitique entre les États-Unis et la Chine offre une opportunité à l’Europe, qui peut jouer un rôle d’équilibre. Il y a cinquante ans, Henry Kissinger a opéré une révolution quand il a réussi à faire travailler la Chine dans le camp des États-Unis. De même, l’Europe peut renforcer son influence en maintenant ses liens politiques et culturels étroits avec Washington, mais aussi avec la Chine, entre deux « vieilles civilisations », et conserver ainsi l’accès aux deux marchés. Cela demande de la ruse géopolitique. Le problème avec l’Europe, comme le disait Kissinger, c’est qu’on ne sait pas quel numéro appeler ! Cependant, le départ du Royaume-Uni a le mérite de clarifier les choses. Sans lui, la France et l’Allemagne sont en mesure de se forger un rôle plus indépendant des États-Unis.

Source journal.lepoint.fr

1 commentaire:

  1. Ecrire de tels louanges sur la Chine sans mentionner les Ouighours, le fichage individuel, la pollution, c'est fort !

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