On n’a pas à vivre dans un monde fait de privations, terrifié par la dette et les déficits, assure l’économiste Stephanie Kelton
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- Le Mythe du déficit, de l’économiste américaine Stephanie Kelton, ambassadrice de la Théorie monétaire moderne (TMM), est disponible depuis cette semaine en France.
- Alors que la crise du coronavirus a mis en lumière la question de la dette des Etats, de nombreux économistes rejettent la TMM, qui plaide pour des dépenses financées par de la création de monnaie. Mais elle gagne du terrain chez des élus comme Alexandria Ocasio-Cortez aux États-Unis.
Non, la dette et les déficits ne sont pas forcément mauvais pour un pays. Non, le budget d’un Etat n’est pas comparable à celui d’une famille. Non, créer de la monnaie pour financer des réformes ambitieuses n’engendre pas fatalement de l’hyperinflation. C’est ce que soutient l’économiste américaine Stephanie Kelton dans Le Mythe du déficit, disponible depuis mercredi en France (éd. Les Liens qui libèrent).
Celle qui a conseillé les démocrates américains au Sénat en 2014 et 2015, puis Bernie Sanders lors de sa campagne de 2016, est l’une des ambassadrices de la Théorie monétaire moderne (TMM, ou MMT en anglais), qui défend des dépenses financées par de la création de monnaie. Et si de nombreux économistes – y compris de gauche – hurlent, la TMM commence à gagner du terrain chez des élus progressistes américains comme Alexandria Ocasio-Cortez, notamment pour s’attaquer au défi climatique.
Quels sont les principes fondamentaux de la « Théorie monétaire moderne » ?
La TMM explique comment une monnaie souveraine fonctionne. Un État qui émet sa propre monnaie, qui collecte un impôt, emprunte dans sa monnaie et ne la convertit pas dans quelque chose de limité, comme l’or, ou dans une devise étrangère, comme les États-Unis, le Canada ou le Japon, ne peut jamais être à court d’argent. Vous ne pouvez jamais avoir de factures que vous ne pouvez pas payer ou être en faillite.
Car un État souverain peut toujours créer davantage de monnaie ?
Exactement. Quand j’étais étudiante à Cambridge, le livre référence d’Olivier Blanchard (chef économiste du FMI de 2008 à 2015) expliquait que les États peuvent payer leur facture de trois façons : lever des impôts, emprunter ou faire tourner la planche à billets. Mais cette option était vite laissée de côté, car vue comme inflationniste voire hyper-inflationniste. Ça vous laisse deux options : l’impôt ou l’emprunt. La TMM dit : « Tout ça est faux ». Il n’y a qu’une seule façon : toutes les dépenses des gouvernements sont financées avec de la monnaie créée.
L’idée qu’un État souverain peut se financer en faisant « tourner la planche à billets » est ancienne. Qu’y a-t-il de « moderne » dans la TMM ?
Cela aurait été une bonne chose que les économistes qui assurent aujourd’hui qu’il n’y a rien de neuf dans la TMM tiennent ce discours lors de la crise de 2008. Cela nous aurait épargné beaucoup de souffrance, car les leaders politiques les ont écoutés sur les déficits et la rigueur. Ce qu’il y a de moderne, c’est la compréhension des mécanismes des finances d’un État et du système monétaire.
Quand j’enseignais la finance internationale, le manuel de Paul Krugman (Nobel d’économie en 2008) et Maurice Obstfeld ne faisait aucune distinction entre les pays avec une monnaie souveraine et les autres. Du coup, Krugman était perplexe. Il disait : « Le Japon a une énorme dette comparée à son PIB, et les taux d’intérêt sont près de zéro. L’Italie a une dette plus petite mais des taux d’intérêt astronomiques ». Pour lui, c’était un paradoxe. La TMM a toujours compris ce qu’il se passait : la dette du Japon est en yens, celle de l’Italie en euro, car elle a abandonné la lire.
L’approche a changé sur le Covid-19, avec notamment un plan de relance américain de 1.900 milliards de dollars. Le « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron est-il justifié ?
Bien entendu. Face à une telle crise, on ne s’inquiète pas des déficits budgétaires à la fin de l’année. Ce qui inquiète, c’est une pandémie massive, la perte de vies et des moyens de subsister. La priorité est de protéger autant que possible des retombées économiques, d’assurer la survie d’industries et des communautés.
La France n’émet pas sa propre monnaie, c’est la Banque centrale européenne. La BCE peut autoriser les gouvernements à gérer leur budget avec davantage de flexibilité, comme en ce moment. La question, c’est ce qui vient après. Est-ce qu’on dit « ouf, tout le monde est immunisé contre le Covid-19, revenons au pacte de stabilité des critères de Maastricht avec une dette inférieure à 60 % du PIB » ? Selon moi, ça ne doit pas être la priorité.
Avec des taux d’intérêt faibles, comme c’est le cas actuellement, une majorité d’économistes ne sont pas très inquiets de l’envolée de la dette. N’y a-t-il aucun seuil critique, selon la TMM, par exemple si les taux remontent et que la confiance des créanciers s’effondre ?
On panique en entendant « déficits » et « dette », en pensant que c’est une menace nationale, que ça met en danger le futur de nos enfants, alors que ces concepts sont bénins. La dette existe car un État choisit de compenser son déficit budgétaire en vendant des bons du Trésor. La dette, c’est ce qu’on voit dans le rétroviseur, c’est une archive historique de toutes les fois où l’État a dépensé plus qu’il n’a collecté en impôts. Elle n’a pas à faire peur. On devrait simplement la considérer comme une partie du système monétaire. C’est une autre façon de payer les factures.
Est-ce cela peut devenir trop gros ? Bien sûr. Si on paie des intérêts énormes et que les créanciers dépensent ces gains dans une économie en surchauffe, on peut créer des problèmes d’inflation.
Une immense majorité d’économistes rejettent la TMM, car émettre une quantité importante de monnaie a souvent été associé à une inflation incontrôlée. Que leur répondez-vous ?
Je ne minimise pas le risque de l’inflation. Mais il faut être humble : c’est de l’arrogance de dire qu’on comprend tous ces mécanismes, qu’on a un unique modèle et le seul outil dont on aura besoin pour la combattre est une hausse des taux des banques centrales.
Je n’écarte pas la possibilité d’une inflation plus forte dans une période de transition, ou à cause de perturbations sur la chaîne d’approvisionnement. Mais pour des raisons démographiques et technologiques, avec les gains de productivité, les risques sont plus limités que par le passé. Avec la mondialisation, on est dans un marché global, les taux d’inflation dans le monde ont tendance à évoluer dans le même sens.
Pour lutter contre l’inflation, vous préconisez d’augmenter les impôts quand c’est nécessaire. N’est-ce pas dangereux de faire confiance aux élus pour prendre de telles mesures impopulaires ?
Le message de la TMM et de mon livre n’est pas « Dépensez jusqu’à créer de l’inflation puis taxez-la ». Il faut d’abord faire de la prévention, notamment en déterminant quelles dépenses doivent être compensées par des revenus. Et pour les hausses d’impôts, les projets de loi peuvent avoir des seuils de déclenchement automatiques. Par exemple : une hausse si l’inflation augmente de plus de 0,5 % en six mois.
Vous suggérez aussi de créer des emplois publics garantis par l’État. N’y a-t-il pas un risque que ces personnes ne retournent jamais dans le privé ?
Avec la TMM, vous pouvez payer pour tout ce qui est disponible dans votre monnaie, y compris la main-d’œuvre qui ne travaille pas. Cela veut dire que le chômage est un choix politique qu’on peut toujours éliminer. Il y a de nombreux avantages à avoir un programme d’emplois garantis pour éviter les coûts socio-économiques associés au chômage.
Selon notre modèle, en moyenne, on aurait 15 millions de personnes aux États-Unis (environ 10 % des actifs) dans ce programme. Quand le Covid-19 est arrivé, on aurait eu la capacité de les employer immédiatement. Par exemple pour faire du contact-tracing, de la livraison de repas aux personnes à mobilité réduite… Les emplois seraient temporairement financés par le gouvernement mais administrés par les villes et les États.
Vous avez conseillé Bernie Sanders. La TMM semble séduire certains élus, comme Alexandria Ocasio-Cortez, qui en parle pour financer le « Green New Deal ». C’était votre objectif ?
Je veux que les gens prennent conscience que le budget de l’Etat ne fonctionne pas comme celui d’une famille. Que les élus ont le pouvoir de voter pour financer la santé, l’éducation et lutter contre le changement climatique. C’est un message d’optimisme. Ce n’est pas la vision de Margaret Thatcher, dans laquelle il n’y aurait pas d’alternative.
Le futur n’a pas à être dur et fait de privations car on a vécu au-dessus de nos moyens, et que l’heure de payer a sonné. C’est un monde misérable. Ce n’est pas juste une crise sanitaire ou économique. Cela fait des générations que l’on fait face à la crise du climat et on commence seulement à la prendre au sérieux. Concentrons-nous sur les vrais problématiques : le budget carbone et la hausse des températures à limiter à 1,5 ou 2 °C. C’est ce budget qui est important. Tout le reste est accessoire.
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