Mais depuis le début de la pandémie, à l'exception du rebond de l'été, les rues du quadrilatère sont presque désertes. D'après le cabinet Deloitte, le nombre de visiteurs y transitant a chuté de 8 à 3,4 millions entre 2019 et 2020. Et les touristes chinois ont disparu. « C'est une grosse perte pour Milan », se désole M. Miani. Il dirige la marque de confection Larusmiani, fondée en 1922 par son grand-père. « Les grands groupes compensent avec les ventes en ligne, mais pour les petits groupes familiaux comme le mien, où tout est fait main, c'est un peu plus difficile. »
Contexte : Coronavirus : visualisez l'évolution de l'épidémie en France et dans le mondeLe Sud touristique sinistré
Algarve, dans le sud du Portugal. En 2020, le tourisme régional a enregistré sa pire année de l'histoire, avec un nombre de nuitées tombé à 8,7 millions, contre 24 millions en 2019. « J'ai l'impression de revivre la crise de 2008 », confie Miguel Costa, 38 ans, cuisinier dans un restaurant dans la région. A l'époque, il avait choisi d'émigrer au Royaume-Uni, le temps que l'économie portugaise se relève. Il est rentré en 2015, alors que le tourisme décollait dans son pays. « Aujourd'hui, je songe à repartir. Les fins de mois difficiles, c'en est trop. »
Italie, Portugal, mais aussi Espagne, Grèce, Malte, Chypre : le sud de la zone euro, très dépendant du tourisme, est frappé de plein fouet par la pandémie et, surtout, par les restrictions de déplacements liées aux mesures sanitaires. « Le Covid-19 va aggraver les divergences déjà existantes entre le sud et le nord de la zone euro, c'est très préoccupant », souligne Patrick Artus, économiste chez Natixis.
Même s'ils sont eux aussi affectés, l'Allemagne, l'Autriche, les Pays-Bas et les pays nordiques tels que la Finlande ont enregistré une récession moins violente en 2020. Parce que leurs économies dépendent moins du tourisme international. Mais aussi parce qu'ils sont entrés dans la crise avec des finances publiques bien plus saines, leur permettant de déployer des plans d'urgence et de relance plus ambitieux que dans le Sud – celui de l'Allemagne dépasse 8 % du produit intérieur brut (PIB), contre 5 % en France, 4,3 % en Espagne et 3,4 % en Italie.
Au printemps 2020, ce fossé s'est cristallisé autour du plan de relance européen de 750 milliards d'euros, en partie financé par des dettes communes : pendant de longues semaines, les pays dits « frugaux » – Suède, Pays-Bas, Autriche, Danemark, auxquels s'est associée la Finlande – ont refusé de mettre au pot commun pour l'Italie, le Portugal ou la Grèce, les jugeant trop dépensiers. Face à l'aggravation de la pandémie, ils se sont néanmoins résolus à l'accepter. « Mais dans mon pays, l'idée que le Sud ne fait pas assez d'efforts est toujours très ancrée, souligne Philipp Heimberger, de l'Institut viennois des études économiques internationales (WIIW), en Autriche. Ces tensions risquent de ressurgir lorsque le débat sur les règles budgétaires européennes, pour l'instant suspendu, sera de nouveau sur la table. » Ce qui devrait arriver d'ici l'automne.
Article réservé à nos abonnés Lire aussi Le plan de relance européen de 750 milliards d'euros est très loin de faire l'unanimitéModèles de croissance très différents
En pénalisant les services plus que l'industrie, en accélérant la transition numérique et écologique, la crise jette les bases d'une Europe où l'Allemagne sortirait plus puissante encore de la récession. Car la pandémie a agi comme un électrochoc outre-Rhin. Berlin a pris conscience des fragilités de son modèle industriel, trop dépendant de la Chine, et de son retard en matière d'innovation face à l'Asie. « La leçon du Covid-19 est que nous devons investir plus dans les usines du futur », explique Rolf Najork, membre du directoire de Bosch, dans une tribune publiée par le géant industriel allemand. Et tout le secteur s'y est mis. « Notre tâche est désormais que l'industrie 4.0 devienne la norme du secteur. Voilà pourquoi nous investirons 500 millions d'euros dans la digitalisation de nos opérations industrielles ces cinq prochaines années. »
La Grèce et l'Espagne, luttant pour la survie de leur secteur touristique et dont l'industrie est spécialisée sur le moyen de gamme, sont loin de telles réflexions. « L'Espagne n'a aucune grande entreprise sur les créneaux d'avenir, le sud de l'Europe est en train de perdre la bataille de l'intelligence artificielle, loin derrière l'Allemagne », déplore Antonio Roldan, directeur du think tank EsadeEcPol, à Madrid. « L'industrie italienne est minée par une productivité stagnante et des investissements trop faibles », ajoute Nicola Borri, économiste à l'université Luiss Guido Carli, à Rome.
C'est qu'à bien des égards, en dépit des nuances régionales, les économies du nord et du sud de l'Europe ont choisi, dans les grandes lignes, des modèles de croissance très différents. « Le Sud repose plutôt sur la demande des ménages et les services, avec des institutions parfois déficientes », détaille Pawel Tokarski, spécialiste de la zone euro à l'Institut allemand pour les affaires internationales et de sécurité (SWP), à Berlin. Ce à quoi s'ajoutent un chômage structurel élevé et un niveau d'éducation de la population active relativement faible au regard de la moyenne européenne.
« A l'inverse, l'Allemagne ou les Pays-Bas sont tournés vers l'offre et l'export, avec de forts excédents extérieurs et des services publics plus efficaces », complète Pawel Tokarski. Une des illustrations de ce modèle est le fameux Mittelstand, le tissu de PME allemandes. « Celles-ci sont très réactives et fonctionnent en réseau pour coller toujours au plus près à la demande internationale, sans rien attendre de l'Etat », illustre Patrick Brandmaier, DG de la chambre franco-allemande de commerce et d'industrie.
La France, elle, est dans une position intermédiaire. Ses institutions et ses administrations fonctionnent bien, la rapprochant du Nord, souligne Pawel Tokarski. Mais les faiblesses de son industrie, son déficit commercial préoccupant et sa dette publique élevée (116,5 % du PIB fin 2020 contre 70 % en Allemagne) la font basculer du côté du Sud…
Si la crise du Covid-19 met douloureusement en lumière ces différences, elles ne datent pourtant pas d'hier. Elles ont des racines anciennes, liées aux cultures nationales, à la construction des Etats, à la géographie. « Elles étaient déjà présentes lors de la révolution industrielle du XIXe siècle, lorsque l'industrie s'est concentrée sur la dorsale européenne courant de la mer du Nord au nord de l'Italie, au détriment de la périphérie », détaille Laurent Chalard, docteur en géographie à Paris-IV-Sorbonne. Cette concentration a dessiné une carte de l'Europe où, au-delà des frontières nationales, certaines régions s'en tirent mieux que d'autres. En Italie, le fossé est ainsi vertigineux entre le Nord industriel, très connecté à l'Allemagne, et le Mezzogiorno du sud, plus pauvre.
Déséquilibres longtemps masqués
Lorsque, à l'après-guerre, les Européens se sont attelés à la construction du marché unique, ils savaient que l'intégration européenne était susceptible d'accentuer ces divergences, en favorisant les économies les plus productives.
« C'est précisément pour limiter les divergences que les fondateurs du marché unique ont très vite instauré les politiques de cohésion », rappelle Shahin Vallée, chercheur au Conseil allemand pour les affaires étrangères (DGAP)
« C'est précisément pour les limiter qu'ils ont très vite instauré les politiques de cohésion », rappelle Shahin Vallée, chercheur au Conseil allemand pour les affaires étrangères (DGAP). Ce sont les fonds structurels, visant à soutenir le développement des infrastructures, des institutions et des entreprises des régions européennes les moins riches.
Lorsque l'euro a été introduit, en 1999, les pères de la monnaie unique espéraient être allés suffisamment loin dans la convergence. Et que les règles budgétaires communes contribueraient à approfondir encore celle-ci. « Ce n'est pas exactement ce qui s'est passé », résume M. Vallée. Au contraire, en supprimant le risque de change, l'euro a accentué la spécialisation productive des pays – tourisme dans le Sud, industrie sur la dorsale européenne.
Article réservé à nos abonnés Lire aussi L'euro, une construction encore inachevéeLongtemps, ces déséquilibres ont été masqués par le creusement de l'endettement extérieur en Espagne, en Grèce, au Portugal et dans une moindre mesure en France. Jusqu'à la crise de 2008, qui les fit exploser au grand jour. Face aux fragilités locales, les spéculateurs se déchaînèrent sur les dettes grecque, italienne, portugaise, jusqu'à ce que la BCE intervienne pour y mettre un terme. « Les politiques de rigueur qui ont suivi, dans le Sud, ont accentué encore les divergences, alimentant précarité et stagnation des niveaux de vie », ajoute M. Heimberger.
Les profondes réformes menées en Grèce ou en Espagne, le boom du tourisme et la politique de taux bas de la BCE ont néanmoins permis à ces économies de renouer avec la croissance à partir de 2015. Sans pour autant résoudre le problème de divergence : les Grecs et les Italiens n'ont toujours pas retrouvé leur niveau de richesse de 2007… « Les exemples historiques montrent qu'une forme d'hétérogénéité est inévitable au sein d'une union monétaire, précisément du fait des spécialisations locales différentes », observe Laurent Chalard.
C'est notamment ce que l'on observe aux Etats-Unis, où la richesse par habitant varie plus que du simple au double entre les Etats les plus pauvres, comme le Mississippi, et les plus riches, comme New York. « Mais le budget fédéral, qui est de l'ordre de 23 % du PIB, compense ces écarts, explique Patrick Artus. Dans l'UE, le budget commun n'est que de 1,1 % hors plan de relance. »
« Il ne faut pas se résigner »
Est-ce à dire que la zone euro est condamnée à voir l'hétérogénéité se creuser entre ses membres ? Au risque que celle-ci se traduise par des tensions politiques croissantes, voire par la tentation d'une sortie de la monnaie unique, comme observé en Grèce, ou en Italie, lors de la dernière crise ? « Pas nécessairement, il ne faut pas se résigner », assure Shahin Vallée. Il estime qu'il convient d'aller plus loin dans les transferts budgétaires entre membres : Bruxelles en a pris la voie avec son plan de relance de 750 milliards, versé en partie sous forme de subventions.
Mais aussi, de poursuivre une politique industrielle commune, susceptible de profiter à tous les Etats membres. Comme l'UE a commencé à le faire, là encore, avec la construction d'une filière européenne des batteries électriques, par exemple. « Avec cette crise, les PME allemandes ont compris que de telles collaborations sont nécessaires, qu'il est parfois pertinent de construire des champions européens, tant qu'ils sont portés par une vraie logique économique », souligne Patrick Brandmaier.
Mais dans le Sud également, la pandémie a déclenché une prise de conscience. « Il est vrai que jusqu'ici, nos entreprises investissaient moins qu'au nord dans le numérique, mais elles s'y sont mises massivement ces derniers mois : des verrous ont sauté », constate Alessandro Cattani, PDG d'Esprinet. Implanté en Espagne et en Italie, son groupe aide des entreprises, en particulier des commerces, à déployer des solutions informatiques, notamment pour la vente en ligne. « Dans les deux pays, la demande a augmenté de plus de 10 % l'an passé, 2020 a été l'une de nos meilleures années, explique-t-il. On assiste à une petite révolution culturelle, et cela me rend optimiste pour l'avenir. »
Source le Monde Par Marie Charrel Publié le 7 février à 04h42, mis à jour à 11h21
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