26/02/2021

La consommation : un moteur de l'économie et de l'estime de soi

Sortir de la société de consommation ?  Clé de l'emploi et de la croissance, élément de différenciation sociale, menace pour la planète… la consommation a fait l'objet d'une grande variété d'analyses.

Dans la pensée économique, la consommation occupe une place importante, mais bigarrée. Certains y voient le moteur de l'économie, d'autres le produit des stratégies des firmes pour écouler leurs produits, d'autres encore une façon de se situer dans la hiérarchie sociale ou un danger pour une planète aux ressources en voie d'épuisement. Revue des approches par Denis Clerc via Alternatives économiques

La production crée le besoin

En 1890, un économiste anglais, Alfred Marshall, publiait ses Principes d'économie politique, ouvrage fondateur du courant « néoclassique ». Pour lui, « chaque progrès [synonyme ici de croissance économique] est dû à de nouvelles activités qui suscitent de nouveaux besoins, bien loin d'être dû à de nouveaux besoins provoquant des activités nouvelles ». Marshall voyait donc dans la production le moteur de l'activité économique, suscitant l'envie ou le désir du consommateur qui, ensuite, passait à l'acte (l'achat) dans la mesure où il le pouvait.

Trois quarts de siècle plus tard (1961), John K. Galbraith, un économiste américain, publiait L'ère de l'opulence, un livre qui le rendra célèbre. Tout comme Marshall, mais en termes bien plus vigoureux, il soutenait que « les besoins sont en réalité le fruit de la production ». Imagine-t-on, écrivait-il, « qu'un homme se levant chaque matin soit assailli par des démons qui lui insufflent une folle envie tantôt de chemises de soie, tantôt d'ustensiles de cuisine (…), tantôt de jus d'orange ? » Les producteurs, s'appuyant sur la publicité, mais aussi sur l'attrait de la nouveauté, suscitent un désir, qui se transforme vite en besoin, puis en achat lorsque les amis ou connaissances ont acquis le nouveau bien.

« [Imagine-t-on] qu'un homme se levant chaque matin soit assailli par des démons qui lui insufflent une folle envie tantôt de chemises de soie, tantôt d'ustensiles de cuisine (…), tantôt de jus d'orange ? »

Quelques années plus tard (Le nouvel Etat industriel, 1968), il s'oppose vivement à l'approche néoclassique du « consommateur-roi » : l'expression était de Paul A. Samuelson, alors le plus respecté des économistes états-uniens, pour illustrer la thèse que, dans l'économie, le consommateur commande et le producteur obéit. Pour Galbraith au contraire, les grandes entreprises, grâce à leur pouvoir d'influence, s'organisent « pour diriger le comportement de marché et modeler les attitudes sociales de ceux qu'apparemment elle sert ». Le consommateur suit le plus souvent, en achetant au prix qu'elles fixent ce qu'elles ont lancé sur le marché. Rares sont les loupés, du fait de leur capacité de persuasion. Bref, la production décide, la consommation suit plus ou moins docilement.

Un révélateur de la hiérarchie sociale

Et la frime dans tout cela ? Dans un petit ouvrage (Philosophie économique, 1962), Joan Robinson, une des rares femmes économistes à l'époque, s'interrogeait : « Est-ce que produire des colifichets pour lesquels il faudra faire de la publicité serait une plus grande contribution au bien-être humain qu'un investissement améliorant le service de santé ? Il me semble que la réponse saute aux yeux. » La réponse, oui, mais pas la réalité : dans les faits, on préfère acheter des colifichets que subir des hausses de cotisations d'assurance maladie. Cela se voit, et vous classe dans la société, expliquait (en 1899 !) un économiste états-unien d'origine norvégienne, Thorstein Veblen, dans Théorie de la classe de loisir : « Le consommateur n'améliore vraiment sa réputation qu'en dépensant pour des superfluités. »

Les colifichets de Joan Robinson participent de la course à l'apparence et à la position sociale. Toutefois, il est vain de tenter de brûler les étapes, de vouloir, comme le résume éloquemment le dicton, « péter plus haut que son cul », ce que traduisait plus élégamment Joan Robinson : « Toute classe est mue par l'envie et rivalise avec la classe qui lui est immédiatement supérieure dans l'échelle sociale, alors qu'elle ne songe guère à se comparer (…) à celles qui la surpassent de très loin. » Un peu de strass vous permet de briller, mais personne ne le prendra pour des diamants. La consommation vous classe aux yeux de chacun.

Le bras armé de la régulation économique

Avec John Maynard Keynes, changement de lunettes. Il ne s'agit pas de savoir si la consommation mène le jeu économique ou non, mais si son montant – et plus largement la dépense, qu'elle soit de consommation ou d'investissement – assure une activité économique permettant d'atteindre le plein-emploi ou de s'en rapprocher. Dans son livre majeur (Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, 1936), il avance une « loi psychologique fondamentale » : au fur et à mesure que le revenu d'une famille augmente, « une proportion de plus en plus importante de ce revenu est épargnée », par souci de précaution le plus souvent car nul ne sait ce que la vie lui réserve.

Ce comportement, sage et prudent dans une famille, est un risque pour la société tout entière. Car si l'épargne ainsi constituée n'est pas réinjectée par d'autres dans le circuit économique pour financer des investissements ou des prêts, la demande globale est réduite d'autant : moins d'achats, donc moins d'emplois, moins de revenus et davantage de chômage, etc. Loin d'être imaginaire, ce fut le cercle vicieux de la « Grande Crise », ou celui de la « crise des subprime » (2008-2015), lorsque les banques cessèrent de prêter, de peur de ne jamais être remboursées. En période de crise (économique, ou sanitaire, comme actuellement), la responsabilité de l'Etat est, même en s'endettant, de dépenser pour regonfler la consommation et empêcher le cercle vicieux des « déflations » (réduction des salaires et de la consommation).

Paul Krugman (un économiste keynésien, lauréat du Prix de la Banque de Suède en 2008) se demandait, dans Sortez-nous de cette crise… maintenant ! (Flammarion, 2012), pourquoi la production diminuait et le chômage grimpait. Réponse : « Parce que nous – et par "nous", j'entends les consommateurs, les entreprises et les gouvernements, tous confondus – ne dépensons pas assez (…). Les débiteurs ne peuvent pas dépenser et les créanciers ne veulent pas dépenser. » La consommation est, avec l'investissement, la clé de l'emploi et de la croissance économique.

Cet éloge de la consommation a perdu de son lustre : à force de progresser, une « surconsommation » menace la planète, exerçant une pression excessive sur la biosphère, le climat et les ressources naturelles. Keynes, dans un texte de 1928 intitulé « Perspectives économiques pour nos petits-­enfants », nous livre la solution : « D'ici cent ans [nous y sommes presque], le niveau de vie des pays les plus avancés sera de quatre à huit fois supérieur à ce qu'il est aujourd'hui. » Bingo : dans le cas de la France, malgré la guerre, la multiplication est de l'ordre de 6 par habitant. Il ajoutait alors : « Le problème économique [ainsi appelait-il la « lutte pour la subsistance »] pourra être résolu, (…) l'homme sera (…) dégagé de l'emprise des préoccupations économiques » et pourra ainsi s'occuper de l'« art de vivre et de le cultiver jusqu'à la perfection », au bénéfice de l'environnement. Ce qui passe, chacun le sait, par la réduction des inégalités et du temps de travail.

Retrouvez l'intégralité de notre dossier : Peut-on sortir de la société de consommation ?

PUBLIÉ LE 25/02/2021

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Ce blog est ouvert à la contradiction par la voie de commentaires. Je tiens ce blog depuis fin 2005; je n'ai aucune ambition ni politique ni de notoriété. C'est mon travail de retraité pour la collectivité. Tout lecteur peut commenter sous email google valide. Tout peut être écrit mais dans le respect de la liberté de penser de chacun et la courtoisie.
- Je modère tous les commentaires pour éviter le spam et d'autres entrées malheureuses possibles.
- Cela peut prendre un certain temps avant que votre commentaire n'apparaisse, surtout si je suis en déplacement.
- Je n'autorise pas les attaques personnelles. Je considère cependant que ces attaques sont différentes des attaques contre des idées soutenues par des personnes. Si vous souhaitez attaquer des idées, c'est bien, mais vous devez alors fournir des arguments et vous engager dans la discussion.
- Je n'autorise pas les commentaires susceptibles d'être diffamatoires (au mieux que je puisse juger car je ne suis pas juriste) ou qui utilisent un langage excessif qui n'est pas nécessaire pour l'argumentation présentée.
- Veuillez ne pas publier de liens vers des publicités - le commentaire sera simplement supprimé.
- Je suis pour la liberté d'expression, mais il faut être pertinent. La pertinence est mesurée par la façon dont le commentaire s'apparente au sujet du billet auquel le commentaire s'adresse. Si vous voulez juste parler de quelque chose, créez votre propre blog. Mais puisqu'il s'agit de mon blog, je vous invite à partager mon point de vue ou à rebondir sur les points de vue enregistrés par d'autres commentaires. Pour ou contre c'est bien.
- Je considère aussi que la liberté d'expression porte la responsabilité d'être le propriétaire de cette parole.

J'ai noté que ceux qui tombent dans les attaques personnelles (que je supprime) le font de manière anonyme... Ensuite, ils ont l'audace de suggérer que j'exerce la censure.