La science économique est censée nous apprendre à produire le plus de satisfaction possible en utilisant le moins de temps et d'efforts possibles. Plus nous économisons l'usage de ressources limitées, plus nous sommes « efficaces » pour obtenir ce que nous voulons. L'efficacité est une qualité précieuse, car elle permet de réduire le coût de la vie. La clé d'une vie meilleure est donc d'obtenir à moindre coût les biens et services dont nous avons besoin.
L'efficacité est au cœur de la théorie du commerce. Au début du XIXe siècle, l'économiste David Ricardo affirmait que chaque pays doit favoriser la production de ce qu'il peut vendre au prix relatif le plus bas. Pour l'économiste Paul Samuelson (1915-2009), prix « Nobel » d'économie, le principe de l'avantage comparatif de Ricardo est la plus belle théorie économique - applicable tout autant à la division du travail entre les personnes qu'entre les entreprises et les pays. Elle reste la justification théorique sous-jacente de la mondialisation.
L'état de la productivité du travail
C'est également au nom de l'efficacité que les économistes s'inquiètent de l'état de la productivité du travail dans les économies avancées. Au Royaume-Uni par exemple, la productivité des travailleurs est la même qu'en 2007 ; il n'y a donc pas eu de gain d'efficacité. Autrement dit, le niveau de vie au Royaume-Uni stagne depuis treize ans, du jamais-vu depuis le début de la révolution industrielle. Les économistes ont publié des centaines d'articles dans des revues spécialisées pour tenter d'expliquer ce « mystère de la productivité ».
Mais l'ambiance générale a changé. Les économistes qui pensent avant tout en matière d'efficacité ont un train de retard. Selon le Ngram Viewer de Google (un outil qui utilise une base de données constituée de millions de livres et de revues pour déterminer la fréquence d'apparition des mots), l'utilisation des mots « efficacité » et « productivité » a chuté depuis 1982, tandis que celle des mots « résilience » et « durabilité » est montée en flèche. Désormais on utilise souvent le terme de résilience de l'économie pour évoquer sa résistance aux chocs.
Trois facteurs peuvent expliquer ce changement. Le premier est la crainte de plus en plus vive que la focalisation sur le coût actuel des ressources ne conduise à l'épuisement des ressources naturelles à venir. Parce que ce qui est bon marché aujourd'hui peut devenir incroyablement cher demain, il faudrait investir dans des technologies durables, rentables à long terme pour l'humanité, plutôt que de rechercher à tout prix des gains à court terme pour les entreprises et les consommateurs.
Deuxièmement, du fait du Covid-19, nous avons pris conscience de la fragilité des chaînes d'approvisionnement mondiales. La belle théorie de Ricardo pourrait engendrer un cauchemar si certains pays perdent l'accès à des fournitures essentielles parce qu'ils ont choisi de s'approvisionner sur les marchés les moins chers. Pendant la pandémie, la plupart des Occidentaux ont été choqués par l'ampleur de leur dépendance à l'égard de la Chine pour des fournitures médicales essentielles.
Troisièmement, on reconnaît de plus en plus que la recherche de l'efficacité à tout prix (que ce soit par la mondialisation ou l'automatisation) constitue une menace pour la sécurité et la préservation de l'emploi à long terme. Adam Smith proclamait avec une logique irréprochable que l'objectif de la production est la consommation. Mais une consommation durable exige des revenus eux aussi durables, qui proviennent essentiellement des salaires ; or nous sommes loin d'avoir un système qui permette la consommation en l'absence de salaire. Au nom de l'efficacité, nous acceptons d'énormes inégalités de patrimoine et de revenus.
Gérer les risques
Les économistes sont généralement enclins à parler de compromis. Mais ils sont étrangement aveugles à la nécessité de faire un compromis entre efficacité et durabilité, c'est-à-dire d'étendre leur concept d'efficacité dans la durée. Cela tient en grande partie aux modèles d'équilibre des économistes contemporains qui ne prennent pas en compte le temps : ils considèrent l'avenir comme le simple prolongement du présent ; ce qui est efficace aujourd'hui le sera demain et pour toujours.
Le libre-échange, les chaînes d'approvisionnement mondiales, l'automatisation et les salaires de misère sont des facteurs d'efficacité, mais il n'y a aucune raison de croire que cette situation va perdurer
Or l'avenir est incertain. Dans le contexte actuel, le libre-échange, les chaînes d'approvisionnement mondiales, l'automatisation et les salaires de misère sont des facteurs d'efficacité, mais il n'y a aucune raison de croire que cette situation va perdurer.
Keynes a posé une question judicieuse dans une répartie adressée à l'économiste (et futur lauréat du prix Nobel) Jan Tinbergen : « Croit-on que l'avenir est entièrement déterminé par les données statistiques du passé ? Quelle est la place laissée aux attentes et à la confiance quant à l'avenir ? Quelle est la place accordée aux facteurs non quantifiables tels que les inventions, la politique, les conflits du travail, les guerres, les tremblements de terre ou les crises financières ? »
Nous pourrions dresser un tableau similaire des risques contemporains. C'est pourquoi les responsables de la politique économique doivent accorder beaucoup plus d'attention au principe de précaution ou au principe du moindre risque qui vise à limiter les risques plutôt qu'à rechercher le bénéfice maximum.
L'économiste Vladimir Masch qualifie d'optimisation avec limitation du risque (Risk-Constrained Optimization, RCO) la mise en œuvre de ce principe. Il affirme qu'elle « est nécessaire dans le contexte très dangereux, incertain et complexe de ce siècle ». Dans le cadre d'une aide à la décision, Masch propose d'utiliser des filtres mathématiques pour éliminer les stratégies les plus risquées.
Un tel processus de décision peut conduire à des réflexions inconfortables. Ainsi, dans quelle mesure une croissance démographique incontrôlée de la population mondiale est-elle durable ? Nous continuons à miser sur la science et l'éducation pour limiter la croissance de cette population, alors que nous ne savons pas de combien de temps nous disposons pour cela. Comme Malthus, on peut penser que les ressources disponibles ne pourront pas répondre à la croissance démographique, ce qui entraînera des famines, des inondations et des guerres à grande échelle – fléaux qui limitent généralement la surpopulation.
Sur un autre plan, nous considérons encore le progrès technologique exclusivement sous l'angle de l'efficacité ; nous laissons son rythme être déterminé par la concurrence à la baisse des coûts. Or, une technologie durable ne conduit pas à des licenciements et des fermetures d'usine à grande échelle, avec les conséquences politiques que cela entraîne. Le principe de précaution suppose d'adapter la technologie aux êtres humains, plutôt que l'inverse.
Enfin, quelle est la viabilité d'une économie capitaliste qui laisse son système financier s'effondrer périodiquement au motif que c'est « efficace » en matière de gestion des risques ?
Jusqu'à présent nous n'avons fait qu'effleurer ces questions. A juste titre, on tend maintenant à privilégier la résilience et à la durabilité plutôt que l'efficacité immédiate. La pensée économique doit s'adapter !
Traduit de l'anglais par Patrice Horovitz pour Project Syndicate
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