De prime abord, il peut sembler étonnant de déployer tant d'enthousiasme pour le bilan démographique de la France en 2020 et les documents préparés, toujours par l'Insee, pour la séance du 11 février 2021 du Conseil d'orientation des retraites ; mais la démographie parle de façon originale d'histoire, de géographie, de politique sociale, d'économie, de santé, de médecine et… de Covid-19. Elle peut donc être révélatrice de phénomènes aussi profonds que méconnus.
Bien entendu, pour l'essentiel, les travaux de l'Insee confirment des tendances anciennes, mais on y trouve aussi de réelles nouveautés et notamment les spécificités des générations (1) nées entre 1941 et 1955, les générations que l'Insee qualifie de « palier », mais qui sont aussi les générations « 1968 », intéressantes tant elles ont fait parler d'elles. Rappelons à cette occasion, qu'en démographie il faut distinguer l'effet de « génération », c'est-à-dire un effet qui suit cette génération à tous les âges, de l'effet « période » qui marque une époque donnée comme, par exemple, la canicule de 2003 ou la pandémie actuelle.
Le Covid a tué autant que la canicule
Commençons par quelques mots sur la pandémie, car, à ce jour, de ces publications, les médias ont surtout retenu l'effet Covid. Il est vrai qu'en 2020, la baisse de l'espérance de vie à la naissance des Françaises a été de 0,4 année (2) et de 0,5 pour les Français. En revanche, il n'a pas été rappelé que l'épidémie de grippe de 2015 avait fait baisser l'espérance de vie des femmes de 0,3 an et celle des hommes de 0,2 an. En outre, la comparaison des décès bruts observés pendant la canicule de 2003 (15 000 morts « supplémentaires » entre le 1er et 24 août) et l'épisode de printemps de la Covid-19 (27 000 décès « supplémentaires » entre le 10 mars et le 8 mai 2020) donne à réfléchir.
De prime abord, la conclusion est évidente : la pandémie est d'une plus grande gravité. Toutefois, si en 2003 la population française avait été aussi âgée qu'en 2020, d'après l'Insee, le nombre de décès aurait été, non pas de 15 000 décès supplémentaires, mais de 23 700, chiffre à peu près du même ordre de grandeur que l'épisode de printemps de l'épidémie (27 000). Rappelons, en outre, que la canicule a été moins longue et, pour l'essentiel, limitée au centre de la France, alors que la pandémie a, certes, frappé le centre, mais aussi, durant la première vague, l'est du pays.
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Outre ce chiffre inattendu, la plus grande surprise de ces travaux a été de découvrir que la mortalité à l'âge adulte des générations nées entre 1941 et 1955 a stagné et stagne. Or, ce n'est ni le cas de celles qui les précèdent ni de celles qui les suivent. La santé des baby-boomers est relativement mauvaise.
En effet, les enfants de la guerre (1941-1945) restent, des décennies plus tard, marqués par les difficultés de leur petite enfance. Pour des raisons qu'explique en détail cette étude (3), il ne s'agit pas d'un effet « guerre », mais du fait que la baisse de mortalité périnatale de cette période a permis à des enfants fragiles de vivre ; leur fragilité constitutionnelle les a frappés plus tard alors qu'il n'existait pas de thérapie pour les soigner.
Quant à ceux de la fin de période (1953-1955), ils ont eu la malchance d'avoir vingt ans quand se déclenchait l'épidémie du sida au début des années 1980. On constate donc une croissance des décès dus à cette terrible maladie entre 1985 et 1993, avant que les effets des mesures de prévention ne se fassent sentir, avant les trithérapies.
Tous ceux qui sont nés ces années-là ont payé un lourd tribut aux accidents de la route (16 545 morts en 1972), mais on ne descendra au-dessous de 10 000 décès qu'en 1987 (9 865), de 5 000 qu'en 2006 (4 709), pour atteindre 2 250 personnes en 2020.
Le mauvais sort s'acharne sur ces générations libérées
Mais ce n'est pas tout, car les hommes et les femmes de ces générations sont aussi ceux qui auront le plus fumé au cours de toute leur vie. Les conséquences de ce tabagisme se font sentir jusqu'en 2020. Pour les hommes, le record des fumeurs revient à la génération 1948. Les Français ne réduiront leur consommation de tabac qu'à partir de 1980 ! Pour les femmes, il existe un décalage : le record des fumeuses est attribué à celles nées en 1963 et le tabagisme des Françaises ne baisse qu'à partir de 2000 ; ceci explique, plus tard, la forte prévalence des cancers du poumon, de la bouche et du larynx.
La consommation d'alcool joue aussi un rôle. En 1960, en France, on buvait encore 25 litres d'alcool pur, par personne et par an et « seulement » 11 litres en 2018 ! Or l'on sait, notamment depuis l'étude récente de Hill et Bonaldi, que l'alcool est un facteur de risque qui contribue pour 10 % à la survenue des cancers, 7 % à celle des maladies cardiovasculaires et pour 30 % à celle des maladies digestives.
Enfin, il semblerait que ces générations aient une particulière fragilité mentale. On constate, notamment entre 1976 et 1985 en France, chez les moins de quarante ans, une augmentation du taux de suicide ; elle accompagne la croissance du taux de chômage de ces années-là. Rappelons à cette occasion que la France a toujours eu un taux de suicide très élevé, voire considérable dans certaines parties de son territoire, comme l'ouest de la Bretagne. Il reste en 2020 le plus élevé de l'Union européenne, après la Belgique et la Hongrie, mais est le double de celui de l'Espagne ou de l'Italie.
Le mauvais sort s'acharne donc sur ces générations libérées : fragilité constitutionnelle à la naissance, épidémie du sida, accidents de la route, tabagisme, alcoolisme, propension suicidaire et plus grande sensibilité à la Covid : on constate en effet aujourd'hui un excès de décès de ces générations, attribuable à une plus grande fréquence chez elles de certains facteurs de risques. Mais, malgré l'accumulation des caractéristiques qui fragilisent les générations des « soixante-huitards » que l'on envisagerait aujourd'hui de confiner d'autorité, terminons par de bonnes nouvelles.
Si, hors Covid, en France, à la naissance, la croissance de l'espérance de vie ralentit, elle se poursuit. Elle fut d'une année pour les femmes et de1,7 années pour les hommes au cours de la dernière décennie. En outre, depuis 1970, les femmes ont gagné cinq ans et demi et les hommes sept ans. Certes, ces derniers rattrapent leur retard, mais il demeure considérable : la différence de l'espérance de vie à la naissance entre les deux sexes, en 2020, est de six années (85,2 pour les femmes et 79,2 pour les hommes) ; moins marquées par la Covid, elles ont d'ailleurs repris de l'avance l'année passée.
Si, grâce à la médecine et à la quasi-gratuité des soins, tous les Français bénéficient d'un plus long passage sur Terre que leurs aînés, la différence entre les milieux sociaux demeure considérable ; il s'agit de revenus, d'éducation, de conditions de travail, mais aussi de situation géographique car, « toutes choses étant égales par ailleurs », on vit plus vieux dans certaines régions françaises. Le diagnostic est connu depuis des décennies grâce aux travaux d'Henri Picheral (4), fondateur de l'école de géographie de la santé de l'université de Montpellier. Toutefois, les raisons pour lesquelles on vit plus vieux au soleil, ou pourquoi la position relative de l'Île-de-France régresse demeurent hypothétiques. Nous reviendrons sur ces passionnantes questions dans des prochaines chroniques.
En attendant, car il y a urgence, je suggérerais à mesdames Hidalgo et Pompili de se plaindre auprès de l'Insee, car les travaux de cet institut qui portent sur les causes de mortalité et leurs facteurs de risque ont fait disparaître les 100 000 décès de la pollution atmosphérique. On en serait là : 44 fois plus que les accidents de la route ! Mais oubliée ou à peine décelable ?
(1) L'Insee utilise le pluriel et considère qu'une génération est constituée des personnes nées une année donnée.
(2) Les données sont ici calculées en pourcentage d'année, il faut y veiller, car on les donne parfois en mois.
(3) Méthode et résultats Nathalie Blanpain, division Enquêtes et études démographiques, document de travail Insee n° F2020-04, novembre 2020.
(4) avec J. de Kervasdoué : Santé et territoire. Carnet de santé de la France, Paris Dunod, 2004.
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