23/02/2021

« En matière de violences sexuelles, la justice n’a pas de rôle thérapeutique » - Le Point

Le Point :
Avec cinq autres avocats pénalistes, vous venez de cosigner dans Le Monde une tribune dans laquelle vous dénoncez le « tribunal médiatique » qui, selon vous, a fini par « contaminer l'ordre judiciaire » dans le traitement des violences sexuelles. Ce n'est pas la première fois que vous prenez publiquement position sur ces sujets. Pourquoi ?

Marie Dosé : Un avocat est un acteur du système judiciaire, il en est donc aussi le témoin direct. Et il est insupportable d'entendre constamment des contre-vérités sur la justice et son fonctionnement. Par exemple, que, pour qu'un violeur soit condamné, il faut démontrer l'absence de consentement de la victime à l'acte imposé. Ce n'est pas vrai, ce n'est pas ainsi qu'on caractérise ce crime : on recherche chez l'auteur l'existence d'une violence, d'une contrainte, d'une menace ou d'une surprise. Le focus n'est pas mis sur le prétendu consentement de la victime, mais sur le comportement de l'auteur : le droit se concentre sur le mis en cause, pas sur la victime. Cela n'est qu'une illustration. Je crois que notre pays est malade de mal connaître ou de ne pas connaître la justice. Je ne dis pas que celle-ci fonctionne toujours bien, mais l'image désastreuse qui est régulièrement véhiculée ne correspond pas à la vérité.

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Les affaires Duhamel, Richard Berry, Polanski, les faits dénoncés par Adèle Haenel et Vanessa Springora : les victimes d'infractions sexuelles semblent aujourd'hui préférer s'en remettre aux médias – y compris en publiant des livres – plutôt qu'à la justice, pour des faits d'ailleurs souvent prescrits. Qu'est-ce que cela dit de notre société ?

Le mouvement de libération de la parole est une grande avancée, et il était temps qu'il surgisse. Mais une question demeure : de quelle façon, et sur quel terrain, faut-il la libérer ? #MeToo, au départ, ne se définissait pas comme une réaction à une justice défaillante qui n'entendait pas les victimes. Via #MeToo, des femmes disaient ne plus supporter, dans leur quotidien, d'être victimes d'agissements à connotation sexuelle qui les rabaissent et les humilient, même s'il ne s'agissait pas forcément d'infractions. C'était la libération d'une parole sur un problème récurrent de société. Elles s'adressaient aux hommes, pas aux juges. Mais, peu à peu, certaines femmes ont commencé à révéler publiquement des faits susceptibles d'être poursuivis, tout en refusant parfois de saisir la justice. Le parquet a donc ouvert des enquêtes préliminaires à partir du moment où des crimes ou délits étaient dénoncés. Et c'est son rôle puisqu'il est maître de l'opportunité des poursuites : ce n'est pas à une « victime » – qui parfois refuse d'être plaignante et s'arroge le statut de « victime » tout en rejetant la sphère judiciaire – de décider d'une culpabilité.

Mais l'intervention du parquet me pose un problème lorsque les faits sont prescrits. Enquêter sur des faits prescrits est inaudible puisque, par définition, la prescription, comme la mort du mis en cause, est une cause d'extinction de l'action publique. D'un autre côté, étaler sur la place publique des accusations qui ne pourront jamais trouver de résolution judiciaire et inviter l'opinion publique à décider qui est coupable ou innocent est extrêmement dangereux. Regardez ce qui se passe dans l'affaire mettant en cause Richard Berry. « Je sais que les faits sont prescrits, mais je dépose une plainte et j'ai confiance en la justice », dit la plaignante. Et lui de répondre : « C'est prescrit, elle a déposé une plainte, j'ai confiance en la justice pour démontrer mon innocence. » Mais ce n'est pas l'autorité de poursuite qui peut décider d'une innocence ou d'une culpabilité sur des faits prescrits !

Bien souvent, la justice fait plus de mal que de bien, et son rôle n’est pas d’aider psychologiquement les victimes à se réparer.

Pourquoi le parquet ouvre-t-il alors tout de même, dans le cas de faits prescrits, des enquêtes préliminaires ?

La première raison avancée est la recherche d'autres victimes, ce que l'enquête peut s'attacher à vérifier. Je peux l'entendre. Le parquet justifie aussi cette pratique par la nécessité de s'assurer que les faits sont bien prescrits ; or les magistrats sont suffisamment compétents pour ne pas ouvrir une enquête préliminaire pour le savoir ! La troisième raison, dominante, est que la « victime », selon le parquet, « doit pouvoir être entendue ». Et cette justification me paraît éminemment dangereuse. D'abord, la « victime » en langage judiciaire n'en est pas une tant qu'un tribunal correctionnel ou une cour d'assises composés de magistrats indépendants et impartiaux ne se sont pas prononcés sur la culpabilité du mis en cause. Ensuite, il n'y a pas d'enquête préliminaire à vertu thérapeutique.

Mon expérience me fait dire qu'on ne se répare pas seulement par la justice et jamais en médiatisant sa souffrance et ses accusations. Parfois, il arrive qu'une procédure judiciaire puisse aider à la réparation. Souvent, c'est le contraire qui se produit, même lorsqu'une déclaration de culpabilité est prononcée. Cessons de propager cette contre-vérité qui veut qu'il n'y ait pas de deuil possible sans condamnation judiciaire. Le procès pénal est quelque chose d'éprouvant ; l'audience est une seconde violence, une nouvelle souffrance. Bien souvent, la justice fait plus de mal que de bien, et son rôle n'est pas d'aider psychologiquement les victimes à se réparer ; le droit pénal vise à qualifier des faits, à déclarer que l'accusé est coupable ou innocent et à le sanctionner le cas échéant. Le vrai deuil, j'en suis convaincue, se construit dans la sphère de l'intime.

Qu’il y ait enquête préliminaire ou pas, la présomption d’innocence n’existe plus.

Dans votre tribune au Monde, vous expliquez que les personnes accusées, quand les faits sont prescrits, sont jetées en pâture à l'opinion publique. Aux yeux du monde, elles seront doublement coupables : coupable d'avoir commis les crimes prescrits, coupables d'avoir échappé à une condamnation grâce au mécanisme de la prescription. À vous lire, on pourrait être tenté de vous répondre : supprimons la prescription, si c'est elle le problème !

Après des semaines de déferlante médiatique dans toutes ces affaires, je me suis surprise à penser que l'imprescriptibilité allait finir par être le meilleur moyen de faire respecter la présomption d'innocence. Mais, en réalité, et il suffit de regarder autour de nous, la présomption d'innocence est tout autant bafouée lorsque la justice est saisie que lorsqu'elle ne l'est pas. Le véritable enjeu est de faire comprendre pourquoi la présomption d'innocence est essentielle. Il est faux de prétendre qu'il suffit de déposer une plainte (pour violation de la présomption d'innocence, dénonciation calomnieuse ou diffamation) pour forcer le respect de ce principe à l'agonie. Je suis l'avocate de Philippe Caubère [le comédien a été accusé de viol en 2018. Sa plainte a été classée sans suite début 2019, NDLR] : mon client a subi un an d'enquête préliminaire et a été placé en garde à vue avant d'être innocenté. Voilà deux ans que j'ai porté plainte pour diffamation et dénonciation calomnieuse et aucun jugement n'est encore intervenu. La plaignante ne se présente pas aux convocations et se contente de fustiger une justice « patriarcale ». Dans l'affaire Berry, comment voulez-vous effacer tout ce qui, aujourd'hui, porte atteinte à sa présomption d'innocence sur Internet ? Il faudrait 50 ans pour recenser toutes les atteintes et 300 avocats pour agir !

Qu'il y ait enquête préliminaire ou pas, la présomption d'innocence n'existe plus. Pour la respecter, il ne suffit pas aux journalistes d'écrire à la fin d'un article reprenant complaisamment les accusations d'une plaignante que « M. X est présumé innocent ». Je reproche précisément au parquet de participer à ce petit jeu-là en concluant presque systématiquement ses enquêtes par ce constat : les faits sont prescrits, mais « l'infraction est susceptible d'être constituée ».

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Pourquoi défendre la prescription ?

Parce qu'après 20, 30 ou 40 ans on ne peut plus rien prouver, la force probante des éléments rapportés devient quasi nulle. Que reste-t-il alors ? Des poncifs tels que « quel intérêt aurait la plaignante de mentir ? » ou « pourquoi dit-elle cela si c'est faux ? ». On va donc condamner quelqu'un sur la seule parole de l'autre ? Ce serait un glissement assumé vers l'arbitraire. Ensuite, la prescription a aussi son importance pour les « victimes ». Certaines d'entre elles ont besoin de cette limite temporelle qui leur permet de ne pas se demander tout au long de leur vie si elles doivent ou non porter plainte. Beaucoup attendent d'ailleurs que les faits soient prescrits pour s'exprimer parce qu'elles refusent que ce qu'elles ont vécu soit judiciarisé. Et c'est là, précisément, que le couperet de la prescription est important. Enfin, il est essentiel, pour la société, de ne pas nourrir de haine éternelle. Elle doit avoir la force, non pas de nier, d'oublier ou de pardonner, mais de ne plus poursuivre. L'homme qui a commis un crime quand il avait 20 ans n'est plus le même à 60 ans. Une société apaisée doit savoir tourner des pages. Son rôle n'est pas de punir éternellement.

La meilleure illustration de la nécessité de la prescription est dans Les Misérables : Jean Valjean est poursuivi éternellement, même quand il devient le merveilleux monsieur Madeleine qui recueille Cosette. L'imprescriptibilité que certains réclament, c'est ça, et il faut l'expliquer. Du reste, les crimes sexuels sur mineurs sont devenus quasiment imprescriptibles. Un(e) justiciable violé(e) à 5 ans peut déposer une plainte jusqu'à 48 ans, ce qui veut dire que le mis en cause alors âgé de 35 ans en aura près de 80.

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Pourquoi ce principe est-il si dur à intégrer ?

En France, la justice n'est enseignée nulle part sauf en faculté de droit. Dans mon cabinet, je reçois souvent des stagiaires de troisième qui ne savent rien du fonctionnement de la justice mais en parlent sur tous les tons. Tous ces adolescents de 13 ou 14 ans dénoncent la « culture du viol » en matière judiciaire, ne savent même pas ce qu'est un procureur et n'ont jamais assisté à une audience. Alors, nous les emmenons en audience de comparution immédiate, et les stagiaires remplissent des colonnes : « Qu'a-t-il fait ? », « Qu'a-t-il dit ? », « Que dit le plaignant ? », « Que demande le procureur ? », « Quelle est la peine prononcée ? ». Et je peux vous assurer que peu d'entre eux prétendent après plusieurs jours d'audience que la justice méprise les victimes ou est trop laxiste envers les prévenus. Tout cela devrait être fait dès le collège par les enseignants. Au fond, la colère sociétale est juste sur ces questions, mais je supporte difficilement qu'on la renvoie systématiquement à la sphère judiciaire à défaut de savoir où la déposer ou la ranger.

Cette méconnaissance n'est-elle pas due également au fait que certaines personnalités médiatiques insistent pour que les victimes ne dépassent jamais leur condition ? On pense, par exemple, à Muriel Salmona, psychiatre et présidente de l'association Mémoire traumatique et Victimologie.

Muriel Salmona m'est apparue, dans sa vidéo de janvier dernier sur Brut, comme une personne dangereuse, aussi bien pour les victimes que pour la société tout entière. Reprenons quelques extraits : « À toi, future victime d'inceste, je suis désolée car tu vas subir un viol commis par l'un des membres de ta famille. […] Ton beau-père, ton père, ton frère, ton oncle reviendront certainement plusieurs fois. […] Peut-être que certains membres de ta famille comprendront ce qui se passe mais ils choisiront de ne rien dire pour se ranger du côté de l'agresseur […] et tu resteras seule. » Et de poursuivre en expliquant que personne n'entendra sa souffrance : ni la justice, ni les professionnels, ni sa famille, ni ses amis. Sauf elle. Cela porte un nom : le déterminisme. Je ne comprends même pas comment l'Ordre des médecins peut permettre une chose pareille. Je comprends encore moins que les médias préfèrent Muriel Salmona à la psychanalyste Cynthia Fleury sur ces questions. Que des centaines de milliers d'adolescents, victimes qui plus est, puissent regarder une telle vidéo m'inquiète au plus haut point. Ce n'est pas le rôle d'une psychiatre d'assurer à ceux qui souffrent qu'ils sont des victimes éternelles et ne s'en sortiront pas. Certains avocats, certaines associations y contribuent aussi. En voulant enfermer les victimes dans leur traumatisme, on leur construit une identité victimaire dont elles auront beaucoup de mal à se débarrasser : parce qu'elles acquièrent, ainsi, un statut qui les place au centre de l'attention et les conforte dans leur souffrance. Ce qu'il faut expliquer et asséner aux victimes, c'est qu'elles vont s'en sortir parce qu'elles en ont la force : nous en avons tous et toutes !

Une autre chose vous agace : à chaque fois qu'une affaire éclate, on légifère. Que pensez-vous des dernières propositions sur la prescription glissante [si des faits sont prescrits mais que l'auteur en a commis d'autres, ils ne le seront plus, NDLR] et la qualification systématique de viol pour un acte de pénétration sexuelle d'un adulte commis sur un mineur de (moins de) 15 ans ?

J'appelle cela des projets de loi compulsifs. Éric Dupond-Moretti, quand l'affaire Duhamel a éclaté, a exhorté les uns et les autres à ne pas céder à la précipitation. Il a changé d'avis trois semaines plus tard et nous assure aujourd'hui qu'il faut légiférer et vite ! Ces projets de loi sont soutenus par un garde des Sceaux qui est devenu, en six mois, l'ennemi contre lequel il a combattu durant trente ans. Certes, un avocat ne reste pas avocat quand il devient garde des Sceaux, mais de là à se métamorphoser à ce point…

S'agissant de la prescription glissante, on va donc réveiller des faits prescrits. C'est délirant ! Le fondement de la prescription, que je viens de rappeler, volerait donc en éclats parce qu'un autre crime commis par le même homme ne serait pas prescrit ! Philosophiquement, juridiquement, judiciairement, c'est déplorable et pathétique.

Quant à la nouvelle infraction proposée, c'est exactement ce que madame Schiappa voulait faire en 2018, alors qu'elle était secrétaire d'État chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes : instaurer une présomption quasi « irréfragable », en d'autres termes irréfutable et incontestable, de non-consentement d'un mineur de 15 ans pour un rapport sexuel avec une personne majeure. Elle y a renoncé après un avis du Conseil d'État, lequel avait attiré l'attention du gouvernement sur les risques d'inconstitutionnalité d'une telle disposition car les présomptions de culpabilité sont très rares en droit français. À la place, le gouvernement a tenu à inscrire dans les textes la vulnérabilité de la victime liée à son âge et à l'autorité de fait ou de droit qui s'exerce sur elle. Mais cette réforme n'a toujours pas rencontré les juges et les juridictions ! Que dit ce texte ? Il rallonge les délais de prescription [30 ans au lieu de 20, toujours à compter de la majorité de la victime, pour un viol, NDLR] et élargit la définition de la contrainte et de la surprise. Je cite : « Lorsque les faits sont commis sur la personne d'un mineur de 15 ans, la contrainte morale ou la surprise sont caractérisées par l'abus de la vulnérabilité de la victime ne disposant pas du discernement nécessaire pour ces actes. » La contrainte morale ou la surprise « peuvent résulter de la différence d'âge existant entre la victime et l'auteur des faits et de l'autorité de droit ou de fait que celui-ci exerce sur la victime ». Dans le cas de Vanessa Springora, qui pose dans son livre la question du consentement à sa relation avec l'écrivain Gabriel Matzneff alors qu'elle avait 13 ans, cette définition aurait permis la condamnation de celui-ci et les faits ne seraient pas prescrits puisqu'elle a moins de 48 ans. Mais on est déjà en train de réformer la réforme ! Cette juxtaposition de textes nous fait prendre, à tous, le risque de l'illisibilité.

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N'y a-t-il pas aujourd'hui une incompréhension du rôle du procès pénal, qui est devenu, du procès de l'auteur, celui qui doit venger et réparer la victime ?

Dans un procès pénal, les juges recherchent si la personne est ou non coupable et décident, le cas échéant, de la peine la plus juste. Pendant très longtemps, tout au long de l'instruction, la victime n'avait pas voix au chapitre : elle était le parent pauvre de la procédure pénale. Tout a changé aujourd'hui, et je m'en réjouis. Mais la partie civile qui saisit la justice ou y prend part doit le faire en toute connaissance de cause : s'il n'y a pas d'éléments de preuve contre celui qu'elle accuse, la justice le relaxera ou l'acquittera parce que c'est son devoir. La vérité judiciaire est une vérité parmi d'autres, mais elle doit être la vérité de référence dans une société démocratique… Sinon quoi ?

Comment faire pour prendre en charge les plaignantes quand il y a prescription, plus généralement les victimes qui se sentent lésées par la justice ?

Il est temps de privilégier d'autres endroits de recueil de la parole, en dehors du tribunal médiatique et de la sphère judiciaire. La justice restaurative a fait son entrée en France en 2014, mais demeure très limitée et peu pratiquée. Surtout, elle n'est proposée que dans des conditions strictes qui sont notamment liées à la reconnaissance des faits par l'auteur de l'infraction. Il faut aller plus loin, instaurer des mécanismes ou des « processus restauratifs » sous le contrôle des institutions où victimes, condamnés et mis en cause de faits prescrits, par exemple, se rencontrent et se parlent, dans un espace dédié, en présence de psychologues, d'anciens magistrats, de professionnels… Ne plus laisser cette parole se fracasser dans la frustration judiciaire ou l'excitation victimaire.

Source le Point  par Laetitia Strauch-Bonart, Nicolas Bastuck

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