À chaque crise internationale majeure provoquée par un gouvernement violant ostensiblement le droit international, le bien-fondé des sanctions revient en Occident tel un serpent de mer. L’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, est un cas chimiquement pur des débats autour de cette question. Affirmons-le d’emblée: si les sanctions ne constituent pas un remède miracle à l’impérialisme ou à la violation massive des droits de l’homme, leur rejet représente bien pire encore, tout particulièrement dans le cas de figure ukrainien. Faisons à cet égard un sort aux trois principaux arguments anti-sanctions.
En premier lieu, les sanctions économiques, financières, technologiques et diplomatiques contre le Kremlin seraient inefficaces, la meilleure preuve étant qu’il poursuit et accroît son offensive sur l’Ukraine. Démonstration par l’absurde! Qui pouvait croire naïvement qu’en pleine attaque, le tenant idéologique d’une Grande Russie montrerait piteusement qu’il ploie sous les pressions de l’Occident «décadent»? Inversons le postulat: sans l’effectivité des trains de sanctions, pourquoi Vladimir Poutine - qui depuis deux décennies pense et agit principalement en termes de rapports de force bruts - n’irait pas plus loin, plus violemment, plus dangereusement? En géopolitique, démonstration de force vaut force, et de ce point de vue l’amplitude, l’immédiateté et la quasi-unanimité des sanctions imposées ne peut pas ne pas influer sur son expédition dans le sens de la (très relative) retenue ; après tout, l’offensive sur Kiev a été abandonnée, aucun soldat russe n’a été déployé aux abords des frontières de l’Otan, et la pré-alerte nucléaire n’a jamais été enclenchée. En outre et surtout, imposer de lourdes sanctions ici et maintenant, c’est placer ailleurs et demain une épée de Damoclès au-dessus de régimes tentés par un aventurisme militaire de même nature. On ajoutera que des sanctions non létales constituent le juste équilibre entre, d’un côté, une coupable complaisance, de l’autre, la cobelligérance, rejetée à très juste titre puisque l’Ukraine n’est pas membre de l’Otan, la Russie disposant de six mille têtes nucléaires…
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En second lieu, les sanctions coûteraient cher à ceux qui les imposent. Toute politique a un coût, toute politique de défense efficace a un coût majeur. La seule question qui vaille est la suivante: si nous renonçons aux sanctions devant permettre de sauvegarder l’indépendance de l’Ukraine et de dissuader son agresseur (et d’autres) de faire pire, ne faudra-t-il pas abandonner notre politique de défense - y compris, naturellement, notre dissuasion nucléaire - sous prétexte de son coût considérable? En d’autres termes très concrets, faut-il sacrifier l’Ukraine contemporaine sur l’autel honteux et incertain de gains budgétaires au détriment vraisemblable de notre sécurité future? On suivit une logique assez similaire dans les funestes années 1930 avec le succès qu’on sait… Par ailleurs, si, en effet, les sanctions de l’UE coûtent cher, elles présentent au moins l’avantage considérable de réadapter des circuits d’approvisionnement technique, alimentaire et surtout énergétique en vue d’une moindre dépendance à venir vis-à-vis de la Russie. Soit dit en passant, nous serions bien inspirés de revoir, dans la foulée, notre dépendance vis-à-vis d’un pouvoir chinois lui aussi sans cesse plus répressif à l’intérieur et menaçant à l’extérieur.
En troisième lieu, imposer des sanctionsprésenterait un problème moral car nous nous prendrions - nous autres démocrates occidentaux - pour des justiciers, et nous n’interviendrions que dans certains cas et pas d’autres. D’abord, battre sa coulpe devant un pouvoir autoritaire dont la variable primordiale de prise de décision est tout sauf éthique, et qui frappe hors de ses frontières depuis au moins la Géorgie en 2008 est assez cocasse! Les États occidentaux - États-Unis en tête - n’ont hélas pas toujours été respectueux du droit et de la morale, cela ne fait guère débat ; sont-ils pour autant disqualifiés à jamais? Si oui, qui serait légitimé à les défendre? Ceux qui les transgressent brutalement aujourd’hui? Certes pas. Ensuite, ce n’est pas parce qu’on ne peut (ni ne doit) intervenir partout qu’on ne doit le faire nulle part. Dans le cas ukrainien, un État souverain situé sur le continent européen et jouxtant nos alliés de l’Otan est nié et envahi, et son gouvernement démocratiquement élu délégitimé comme «nazi». Tels sont objectivement les faits.
Défendre nos propres intérêts
Au fond, l’unique argument fort des anti-sanctions consiste dans la crainte que celles-ci ne pénalisent avant tout le peuple russe lui-même. Ce à quoi l’on rétorquera que Poutine, soucieux d’éviter des émeutes sociales et le vacillement conséquent de son règne, a immédiatement adopté des mesures et dégagé des fonds pour soutenir le pouvoir d’achat.
En définitive, sauf exceptions notoires, ceux qui rejettent les sanctions contre le Kremlin se retrouvent chez les (autoproclamés) tenants du «réalisme» - en réalité d’un cynisme souvent mâtiné d’une fascination pour l’exercice de la force brute par des régimes autoritaires - et les sympathisants d’extrême gauche et d’extrême droite unis dans la détestation fantasmée et complotiste des États-Unis qui seraient une fois de plus à la manœuvre. Plutôt que de suivre ces postures encourageant les nationalismes impérialistes, mais aussi afin de défendre nos propres intérêts face à ceux des Américains, nous devrions d’urgence, nous autres Européens, commencer à penser sérieusement l’Europe-puissance. Or la puissance, tant pour défendre ses intérêts stratégiques que ses valeurs morales, ça se projette et ça s’assume.
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