16/07/2022

Comment les Saoudiens ont engendré un monstre

Pierre Conesa est un ancien haut-fonctionnaire au ministère de la Défense, spécialiste des questions de politique étrangère. (Sipa)

Il est bien des écueils dans la difficile confrontation qui nous oppose à Daech, et l'absence de sang-froid n'est pas le moins dommageable. On pourrait se rassurer en arguant que la campagne électorale qui s'annonce n'est pas propice à la raison (les postures belliqueuses, l'hubris ne nous dispenseront pas d'inventer une vraie politique de contre-radicalisation). Gageons pourtant que nos handicaps excèdent la conjoncture. La France, malgré son passé colonial, méconnaît la civilisation arabo-musulmane et ses complexités. Son enseignement est en recul, les débats sont l'apanage d'une poignée de spécialistes qui s'écharpent aussitôt qu'ils se parlent.

Impunité du royaume pétrolier

Qu'Éric Zemmour, par exemple, puisse affirmer que le problème, c'est l'islam, de toute éternité, religion qu'il estime "incompatible avec la République et la France", c'est non seulement une bêtise (des courants de l'islam ont porté la modernité comme le penseur Averroès au XIIe siècle qui professait le concept de double vérité, vérité divine et vérité scientifique) mais aussi un cadeau à la propagande djihadiste qui n'attend que les amalgames pour semer la confusion chez une majorité des musulmans attachés à la République française .

Pour Pierre Conesa, agrégé d'histoire, ancien haut fonctionnaire au ministère de la Défense, le problème n'est pas l'islam mais le salafisme (ou wahhabisme), idéologie politico-religieuse, "version la plus antisémite, homophobe, sectaire, misogyne et raciste de l'islam". Il vient de publier un livre* passionnant, d'une grande sévérité ("trop?", s'interroge son préfacier, Hubert Védrine) sur les menées de l'Arabie saoudite et l'impunité dont jouit le royaume pétrolier. Le sujet est si brûlant que plusieurs universitaires arabophones ayant collaboré à l'ouvrage ont réclamé le plus parfait anonymat.

L'ouvrage explique comment le wahhabisme, dénoncé dès l'origine comme une dérive sectaire par les autorités musulmanes, est devenu à ce point dominant. Tout a commencé en 1744 avec le pacte de Nadjd, quand Muhammad Ibn Saoud, imam du premier État saoudien (seul État au monde à porter le nom de sa dynastie), accueillit Abd al-Wahhab et maria leurs enfants. Le djihad se développa d'abord contre le pouvoir ottoman. Il s'attaqua ensuite au panarabisme nassérien ; aux 66 branches du chiisme surtout après la prise du pouvoir de Khomeyni en Iran (la question du contrôle des lieux saints est centrale) puis elle muta en projet quasi-planétaire après l'invasion de l'Afghanistan par les Soviétiques puis la première guerre du Golfe et l'installation en Arabie de troupes américaines "impies".

Les interactions entre salafistes et djihadistes

À travers de multiples exemples de financement d'associations, Conesa montre le projet d'extension de la charia un peu partout dans le monde. Le Canada et la Grande-­Bretagne sont particulièrement visés ; la laïcité française nous sera-t-elle un bouclier suffisant? Le travail de Conesa sera utile pour mieux comprendre les interactions entre salafistes et djihadistes.

Les Saoud n'ont pas seulement investi dans de (mauvaises) œuvres religieuses, ils ont aussi financé le terrorisme. Après le 11-Septembre, 28 pages ont été expurgées d'un rapport sénatorial, à la demande de l'administration Bush : elles démontrent que "plusieurs des 19 kamikazes ont reçu le soutien financier de plusieurs entités saoudiennes, y compris du gouvernement". Il aura fallu attendre juillet dernier pour que Barack Obama déclassifie ces 28 pages.

Conesa analyse comment les Saoudiens, à la manière du Dr Frankenstein, ont engendré un monstre. Les Frères musulmans sont entrés en dissidence, leur conflit avec les wahabbites explique les remous en Égypte. Les djihadistes ont pris leur autonomie. La baisse des prix du pétrole affaiblit l'Arabie, et Baghdadi, calife autoproclamé de Daech, rêve d'étendre son influence. Cette menace, pourtant, n'incite pas Riyad à s'engager, au-delà des mots, dans la lutte antiterroriste, préférant concentrer ses coups contre la rébellion chiite au Yémen. Aujourd'hui, l'ennemi principal des démocraties, c'est l'État islamique, mais la conclusion de Conesa est terrible : "On peut toujours réduire le califat de Daech à une portion de territoire, cela ne tuera pas la matrice idéologique qu'est ­l'Arabie saoudite."

*Dr. Saoud et Mr. Djihad, la diplomatie religieuse de l'Arabie saoudite, Pierre Conesa. Préface d'Hubert Védrine. Robert Laffont, 300 p., 20 euros.

Source: JDD papier

 

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