26/06/2022

Jean-Marc Ayrault : « Le rôle du Premier ministre va redevenir central »

L'ancien Premier ministre de François Hollande (2012-2014 successeur Manuel Valls) analyse les marges de manœuvre parlementaires qui s'offrent à Emmanuel Macron. Pour l'actuel président de la Fondation pour la mémoire de l'esclavage, la situation n'est pas insoluble. Il faut cependant que le Premier ministre joue le rôle de pivot entre le gouvernement et les différents groupes parlementaires. Pour Jean-Marc Ayrault, l'intervention télévisée du président mercredi ne permet pas de lever les ambiguïtés sur la méthode… Jean-Marc Ayrault Wikipedia.
Le Point : Avec cette nouvelle assemblée, le président de la République est-il dans une situation inextricable ?

Jean-Marc Ayrault : Non, il a été réélu par les Français avec 58 % des voix, c'est un score tout à fait honorable pour un second mandat, il a une légitimité sur laquelle il doit s'appuyer. Cela ne l'empêche pas de se retrouver dans une situation inconfortable à l'Assemblée nationale. Plusieurs options s'offrent à lui : soit il finit par trouver un accord de coalition, sans doute avec les Républicains, soit il travaille projet par projet pour trouver une majorité. Mais cette dernière option est compliquée à mettre en œuvre.

La culture politique française n'est pas franchement propice au compromis… Les institutions permettent-elles d'encourager cette manière de gouverner ?

Les institutions sont très souples, au point de permettre des cohabitations, qui ne sont rien d'autre qu'une forme de régime hyper-parlementaire. Sans changer la Constitution, l'inverse est aussi vrai et l'exercice du pouvoir peut prendre un tournant très présidentiel, voire excessif comme lors des mandats de Nicolas Sarkozy et d'Emmanuel Macron. Lorsque tout est concentré à l'Élysée, le système démocratique finit par se bloquer. Au-delà de ce qui s'est passé à l'élection législative, il y a dans le pays une frustration qui n'a pas été prise en compte pendant les cinq dernières années qui viennent de s'écouler. Il faut articuler le pouvoir exécutif avec davantage de considération pour le Parlement, davantage de considération pour les partenaires sociaux et davantage de considération pour les collectivités locales. Aucune politique publique de l'État ne peut être menée sans l'appui des collectivités locales. Quand on veut faire des réformes, il n'y a pas d'autre choix que de travailler en amont avec les partenaires sociaux pour que ça fonctionne.

En gros, vous dites concertation, concertation, concertation…

J'ai réformé les retraites en 2014. On avait commencé par commander un rapport à Mme Yannick Moreau du Conseil d'État, suivi d'une très large concertation, et ébaucher des pistes de réforme, prendre acte des convergences et des divergences. Ensuite, Matignon et le ministère des Affaires sociales ont consulté les partenaires sociaux pendant très longtemps. Jusqu'au moment du vote, j'ai négocié avec les groupes parlementaires, notamment ceux de la majorité, qui considéraient que le compte n'y était pas. On avait fini par y arriver. C'est un travail énorme, mais il n'y a pas d'autre choix.

Faut-il encore disposer de partenaires qui ont envie de vous aider. Là, on a l'impression que personne n'a l'intention de participer à quoi que ce soit…

Oui, parce qu'il y a eu un vote sanction aux législatives qui vient rééquilibrer l'élection présidentielle. Il y a eu cette étrange période qui a suivi l'élection présidentielle pendant laquelle le président de la République a mis un mois pour nommer un gouvernement sans initiative et sans action. Cette non-campagne, les Français l'ont mal vécue, ils y ont vu un manque de considération qu'ils ont sanctionné.

Le président est-il démuni ?

L'exécutif n'est pas démuni puisque les institutions lui donnent quand même des pouvoirs très importants. Le « parlementarisme rationalisé » est quelque chose qui existe encore, même s'il n'y a pas de majorité absolue. Avec une majorité relative, il y a la possibilité d'utiliser le 49.3 pour voter un budget sans compromis avec l'opposition. Le vrai risque, c'est la motion de censure, mais il est peu probable que la gauche s'entende avec l'extrême droite et la droite pour faire tomber un gouvernement… Cela étant, je recommanderais l'usage du 49.3 avec beaucoup de parcimonie…

L'article 49.3 semble devenu socialement inacceptable… La dernière fois que le gouvernement a prévu d'y recourir, il y a eu des manifestations nocturnes plus ou moins spontanées dans l'heure qui a suivi l'annonce…

Il faut que ce soit exceptionnel. Pour le budget, ça peut se défendre, car c'est une question d'intérêt général, il faut bien que la France fonctionne. Il y a aussi le vote bloqué qui consiste à faire voter un texte en bloc en ne retenant que les amendements qu'il soutient. Je ne vous décrirai pas une situation idyllique, elle est complexe, c'est sûr, mais elle ne conduit pas l'exécutif dans une totale impuissance comme j'ai pu le lire, nos institutions restent assez solides. On a beaucoup théorisé la fin du Premier ministre… François Hollande est allé jusqu'à dire qu'il fallait le supprimer, Nicolas Sarkozy avait dit que c'était un simple collaborateur… quant à Emmanuel Macron, il a appliqué ces principes. Le rôle du Premier ministre va redevenir central, il va redevenir le vrai chef de la majorité, et consacrer une bonne partie de son temps à faire de la politique en travaillant avec différents groupes parlementaires de la majorité comme de l'opposition pour voir où sont les limites et les accords possibles. Je regrette que la proportionnelle n'ait pas été mise en place.

Faute d’avoir pris le risque de mettre en place la proportionnelle, Emmanuel Macron s’est vu imposer une situation qu’il n’avait pas du tout envisagée et qu’il ne sait pas trop comment maîtriser.

On peut considérer que les Français ont opéré une « proportionnelle sauvage »…

Le système dans sa violence écrasait tout, ce qui n'était pas normal. Les Français d'eux-mêmes ont corrigé ces dysfonctionnements. Si Emmanuel Macron avait mis en place la proportionnelle pour les législatives, se serait installée dans le pays une culture politique bien différente, car on aurait été quasi certains qu'aucun parti n'aurait obtenu la majorité à lui tout seul. Ce qui aurait obligé les partis à raisonner différemment et à renoncer à la radicalité absolue vers l'opposition pour exister. Là où il y a des systèmes proportionnels, c'est-à-dire dans la quasi-totalité du reste de l'Europe, on sait à l'avance qu'il va falloir négocier des accords de coalition, des hypothèses de travail. Faute d'avoir pris le risque de mettre en place la proportionnelle, Emmanuel Macron s'est vu imposer une situation qu'il n'avait pas du tout envisagée et qu'il ne sait pas trop comment maîtriser.

Cette situation ne va-t-elle finalement pas redorer le blason de la social-démocratie qu'une partie de la gauche a essayé de tuer ?

Les idées de la social-démocratie n'ont pas disparu ! Simplement, il faut que l'offre politique se réorganise. L'alliance électorale de la Nupes a permis de sauver des groupes parlementaires, mais maintenant, il va y avoir un travail de reconstruction. Tout est à faire.

Vous avez connu la gauche plurielle… C'est quoi la différence entre la Nupes et la gauche plurielle ?

Il y avait quand même une différence importante, c'est qu'il n'y avait pas de candidatures uniques au premier tour des élections législatives, sauf l'accord qui réservait aux écologistes un certain nombre de circonscriptions. C'était une gauche pluraliste au premier tour qui se rassemblait au deuxième tour. Le Parti socialiste était dominant dans la gauche plurielle qui dialoguait en permanence avec le pouvoir législatif. Je présidais ce groupe et Lionel Jospin m'associait toutes les semaines aux grandes décisions à Matignon. De retour à l'Assemblée, j'engageais les discussions avec les autres groupes, écologistes, radicaux et communistes. Il nous arrivait régulièrement avec Alain Bocquet de nous demander comment on allait s'en sortir pour sauver la majorité. En cas de désaccord, on pouvait se retrouver loin du compte. Comme on avait quand même un esprit un peu responsable et qu'on ne voulait quand même pas aller à la catastrophe, on trouvait des compromis parfois un peu compliqués, mais on y arrivait.

Et là, vous estimez qu'il y a une majorité d'esprits responsables ?

Le climat est très tendu, il est très polarisé, donc ça va être difficile. L'exécutif dispose de pouvoirs institutionnels qui lui permettent de faire passer des textes avec le risque d'une censure. Cela nécessite des discussions entre le Premier ministre et les groupes parlementaires et déminer les choses sur des questions essentielles. Le jeu tactique habituel continuera, le RN tapera tout le temps. La gauche reste faible et le RN a énormément progressé. Depuis le mouvement des Gilets jaunes, il y a quelque chose de cassé dans le pays… le pays ne peut s'accommoder « d'étrange période » comme celle que nous a fait vivre Emmanuel Macron après l'élection présidentielle. Il attendait que ça se passe, mais il n'a pas compris que le pays restait fragile et en colère.

Vous avez connu des moments politiques difficiles… Comment s'en sort-on ?

J'ai connu l'épisode des bonnets rouges. J'ai très vite considéré qu'il fallait absolument trouver une porte de sortie et retrouver une voie de négociation. À l'époque, le lien avec les élus locaux était encore fort, que ce soit les maires, les élus départementaux, ou régionaux… il existait donc un espace de négociation. J'ai aussi rencontré beaucoup d'organisations syndicales salariales et patronales pour régler la question. On a pu s'en sortir en réactivant le fil de la discussion, parfois même via des canaux officieux. Quand vous n'avez plus de canal de conversation, c'est difficile.

Des canaux officieux ?


J'ai passé quantité d'heures au pavillon de musique dans le fond du jardin de Matignon, recevant discrètement les grands patrons syndicaux pour essayer de voir comment on pouvait discuter des problèmes en amont. Parfois ça fonctionnait, d'autres fois non, mais il y avait une relation humaine, personnelle. Je me rappelle avoir reçu la présidente du Medef au Pavillon de musique pour une de ces réunions informelles, c'était la première fois qu'elle était invitée au Pavillon de musique. Discuter de ces sujets à l'avance permet de ne pas mettre les gens en porte à faux. Il faut remettre de l'huile démocratique dans toutes nos institutions.

Avec le conseil de la refondation par exemple ?

Je n'y crois pas, personne n'y croit. L'idée de mettre autour d'une table partenaires sociaux et représentants de la société civile n'est pas absurde, mais à partir du moment où le Parlement n'est pas considéré, c'est impossible. Il faut redonner leur rôle aux élus, redonner une place au dialogue social. C'est pour ça que ce conseil ne peut pas fonctionner.

Êtes-vous confiant sur l'avenir ?

Oui, mais il faut laisser retomber les choses. La responsabilité de l'exécutif est très engagée, elle doit donner des signes de rétablissement d'une confiance à l'égard du Parlement. Emmanuel Macron a prétendu vouloir changer, il doit changer. Il y a des crises dont il n'est pas responsable, mais malgré tout, c'est lui qui a été réélu président de la République. La situation de polarisation, de tensions et de radicalisation devrait inciter à la prudence. Le fait que le seul parti qui ait vraiment progressé en voix soit le Rassemblement national est une alerte, il est temps de songer d'abord à l'intérêt général du pays…

Vous appelez à la modération ?

Oui, car lorsque la polarisation s'installe dans le pays, elle demeure, l'exemple américain nous le prouve. Il faut que l'esprit de responsabilité l'emporte. Laurent Berger rappelle à juste titre que les élus sont là pour agir concrètement et utilement. L'animation politique ne peut pas être le monopole d'un seul homme. Le président doit expliquer ce qu'il veut faire et le traduire en actes. Son intervention à la télévision mercredi soir est insuffisante, il doit davantage dire ce qu'il va faire et comment il va conduire le pays.

Il reste aussi au président la possibilité de dissoudre ?

Il a le pouvoir de le faire, mais c'est à prendre avec des pincettes, c'est une arme à manier avec énormément de prudence… à n'utiliser que si on en arrivait à une situation de blocage total que les Français percevraient comme un désordre contraire aux intérêts du pays. À ce moment-là, il peut prendre le pays à témoin et dissoudre, mais ça ne peut pas être une dissolution de confort, auquel cas il perdra. Cela ne peut se faire que s'il y a une situation de blocage total et que le gouvernement est renversé par une motion de censure, qu'un nouveau gouvernement est encore renversé par une motion de censure…

S'il perd après une dissolution, il ne peut pas rester ?


Ça devient une crise politique majeure, en rajoutant de la crise à la crise.

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