Cet article a été publié dans « l’Obs » le 9 juin 2005.
A deux ans de la fin de son second mandat, Chirac est plus affaibli que jamais, au lendemain de la victoire du non au référendum européen. Portrait d’un animal politique plus appliqué à conquérir le pouvoir qu’à l’exercer.
La
fin, déjà ! Deux ans avant l’expiration de son mandat, le crépuscule de
Jacques Chirac est là. Une longue agonie politique commence, trop
longue pour une France qui va mal. […] Chirac est victime de l’usure, du
slogan meurtrier : « Dix ans, ça suffit ! » Il n’est certes
pas le premier. La gauche l’utilisa en 1968 contre de Gaulle, qui ne
s’en remit pas. La droite tenta de le retourner contre Mitterrand, qui
connut une fin de règne difficile. Mais l’un et l’autre ont, à l’Elysée,
marqué l’Histoire. De Gaulle a fondé la Ve République et
redressé la France. Mitterrand a fait accéder la gauche au pouvoir,
aboli la peine de mort, rendu leur liberté aux médias, fait avancer la
construction européenne, notamment avec l’adoption de l’euro par le
peuple. Les autres prédécesseurs de Chirac ont eux aussi laissé leurs
marques. Pompidou a modernisé l’économie, Giscard déverrouillé la
société avec la majorité à 18 ans ou la loi sur l’interruption de
grossesse. Ils ont eux aussi fait avancer l’Europe.
Que restera-t-il des années Chirac ? Fillon a raison : rien ou presque [François Fillon vient alors de déclarer au “Monde” : « Quand on fera le bilan de Chirac, on ne se souviendra de rien. »] ! Ni grand dessein comme avec de Gaulle, ni grands travaux comme avec Mitterrand. On retiendra tout juste sa résistance à Bush lors de la guerre d’Irak et la reconnaissance controversée – de Gaulle et Mitterrand ne l’avaient pas jugée opportune – de la responsabilité de l’Etat français sous l’Occupation. C’est peu. Même à Paris, dont il a été maire pendant dix-huit ans, Chirac ne laisse pas de traces. Seulement des factures pour avoir confondu les caisses de la ville et celles du RPR.
Le bilan économique et social est catastrophique. Chirac a été élu en 1995 en promettant de réduire la fracture sociale. Dix ans après, elle s’est encore creusée. La France croule sous les dettes et les déficits. Le chômage est toujours là. La précarité galope, les inégalités augmentent. Dix années perdues ?
En fait, si Chirac s’est incrusté au pouvoir, il ne l’a jamais gardé longtemps. […] Ce que l’on a appelé la malédiction des deux ans est d’abord une incapacité à exercer le pouvoir. Chirac est un don juan de la politique : il aime conquérir le pouvoir, et en jouir, mais il se lasse vite de ses conquêtes. Il ne sait qu’en faire. Chirac n’a jamais su donner de sens à son action. Il n’a jamais montré la voie, jamais porté de grands projets. Gouverner pour lui, c’est s’opposer à l’adversaire, tisser sa toile, distribuer des postes, récompenser des amis. Il a si peu de convictions qu’il en change en fonction de son intérêt politique du moment. Il aura été libéral façon Reagan en 1986 après cinq ans de pouvoir socialiste, libéral toujours mais plus modérément en 1988, social, carrément social, en 1995 pour devancer Balladur au premier tour, rassembleur au second tour de 2002 pour obtenir les voix de gauche contre Le Pen. Il choisit ses thèmes de campagne en fonction de ses adversaires de gauche ou de ses rivaux de droite.
La succession de ses échecs n’est pas due au hasard. Chaque fois, il accumule les promesses démagogiques, souvent contradictoires. Aussitôt élu, il leur tourne le dos. En 1995, c’est Séguin qui incarne et anime la campagne sur la fracture sociale, mais Chirac appelle Juppé à Matignon pour faire une tout autre politique. En 2002, Chirac a la chance historique d’être réélu par tous ceux qui ne sont pas d’extrême droite. « Ce choix m’oblige », dit-il. Que fait-il ? Le contraire de ce qu’il suggère. Il ne choisit pas un Premier ministre rassembleur à la fibre sociale. Il nomme Raffarin, un notable droitier de province, venu de chez Madelin, qui ne cessera, au nom du libéralisme, de rogner les acquis sociaux. On connaît la suite…
Le
drame de Chirac, c’est qu’il n’a jamais su rassembler. Son assise
électorale a toujours été faible, très inférieure à celle de ses
prédécesseurs. Il a été candidat à la présidentielle à quatre reprises ?
1981, 1988, 1995, 2002, et il n’a jamais franchi la barre des 20 % au
premier tour ! Difficile de gouverner avec aussi peu de soutien
populaire. A l’intérieur de son camp, il n’a cessé de diviser. En 1974,
il a fait battre Chaban, le candidat de son parti, en se ralliant à
Giscard. En 1981, il a fait battre Giscard, lui mettant sans cesse des
bâtons dans les roues pendant cinq ans et demandant aux cadres du RPR de
voter pour Mitterrand. En 1995, il s’est imposé après un combat
fratricide avec Balladur, qui a cassé la droite pour longtemps. Chirac
est le serial killer de la droite française. On ne compte plus
ses victimes : Chaban, Giscard, Balladur, Séguin, Pasqua. Et même,
involontairement, Juppé, qui a payé pour lui la note des emplois fictifs
de la mairie de Paris. Il aimerait bien, pour finir en beauté, ajouter
Sarkozy à cette liste déjà longue. Peut-être y parviendra-t-il : il
garde encore une forte capacité de nuisance.
Chirac a la rancune tenace. On le dit sympathique, amical, chaleureux. Il peut l’être en effet. Mais il ne pardonne rien. […] Ses choix à tous les niveaux, de la tête du gouvernement à la plus banale nomination, sont toujours inspirés par un esprit de clan ou la rancœur. […]
S’il est à ce point atteint, c’est qu’il est le symbole de cette classe politique dont les Français ne veulent plus. Depuis près d’un demi-siècle, il n’a connu que les ors des palais nationaux, que les logements et les voitures de fonction. Il a été successivement membre de cabinets, secrétaire d’Etat, ministre, président de parti, Premier ministre, maire de Paris, président de la République. Il incarne jusqu’à la caricature les dérives de la politique, les promesses démagogiques, les engagements non tenus, le cynisme, le mépris des électeurs, et, aussi longtemps qu’il est à l’Elysée, l’impunité judiciaire. On ne s’étonnera pas que, sous ses deux mandats présidentiels, le rejet de la politique ait beaucoup progressé.
Récemment encore, Chirac semblait jouir d’une certaine impunité politique. Son Premier ministre Raffarin, qui appliquait scrupuleusement sa politique, battait des records d’impopularité, lui pas. Brusquement le 29 mai, le voile semble s’être déchiré. Le 25, Bernadette Chirac avait fait un curieux lapsus : « Le rejet du référendum fragiliserait le chef de l’Etat dans les sommets internationaux. » Elle voulait dire « fragiliserait la France », mais elle ne pensait qu’à son mari, qu’aux Chirac. Elle était en deçà de la vérité. Chirac n’est pas affaibli, il est presque anéanti, et pas seulement sur la scène internationale. Sa dernière arnaque ne trompe personne. L’après-Chirac a commencé.
Que restera-t-il des années Chirac ? Fillon a raison : rien ou presque [François Fillon vient alors de déclarer au “Monde” : « Quand on fera le bilan de Chirac, on ne se souviendra de rien. »] ! Ni grand dessein comme avec de Gaulle, ni grands travaux comme avec Mitterrand. On retiendra tout juste sa résistance à Bush lors de la guerre d’Irak et la reconnaissance controversée – de Gaulle et Mitterrand ne l’avaient pas jugée opportune – de la responsabilité de l’Etat français sous l’Occupation. C’est peu. Même à Paris, dont il a été maire pendant dix-huit ans, Chirac ne laisse pas de traces. Seulement des factures pour avoir confondu les caisses de la ville et celles du RPR.
Le bilan économique et social est catastrophique. Chirac a été élu en 1995 en promettant de réduire la fracture sociale. Dix ans après, elle s’est encore creusée. La France croule sous les dettes et les déficits. Le chômage est toujours là. La précarité galope, les inégalités augmentent. Dix années perdues ?
Un don juan de la politique
Le bilan politique est pire encore. Chirac était depuis 1997 le premier président de la Ve République à perdre des législatives qu’il avait lui-même provoquées avec la dissolution. Il est désormais le premier à perdre un référendum et à rester à l’Elysée. Seul de Gaulle en avait perdu un lui aussi, en 1969, mais il était parti aussitôt.En fait, si Chirac s’est incrusté au pouvoir, il ne l’a jamais gardé longtemps. […] Ce que l’on a appelé la malédiction des deux ans est d’abord une incapacité à exercer le pouvoir. Chirac est un don juan de la politique : il aime conquérir le pouvoir, et en jouir, mais il se lasse vite de ses conquêtes. Il ne sait qu’en faire. Chirac n’a jamais su donner de sens à son action. Il n’a jamais montré la voie, jamais porté de grands projets. Gouverner pour lui, c’est s’opposer à l’adversaire, tisser sa toile, distribuer des postes, récompenser des amis. Il a si peu de convictions qu’il en change en fonction de son intérêt politique du moment. Il aura été libéral façon Reagan en 1986 après cinq ans de pouvoir socialiste, libéral toujours mais plus modérément en 1988, social, carrément social, en 1995 pour devancer Balladur au premier tour, rassembleur au second tour de 2002 pour obtenir les voix de gauche contre Le Pen. Il choisit ses thèmes de campagne en fonction de ses adversaires de gauche ou de ses rivaux de droite.
La succession de ses échecs n’est pas due au hasard. Chaque fois, il accumule les promesses démagogiques, souvent contradictoires. Aussitôt élu, il leur tourne le dos. En 1995, c’est Séguin qui incarne et anime la campagne sur la fracture sociale, mais Chirac appelle Juppé à Matignon pour faire une tout autre politique. En 2002, Chirac a la chance historique d’être réélu par tous ceux qui ne sont pas d’extrême droite. « Ce choix m’oblige », dit-il. Que fait-il ? Le contraire de ce qu’il suggère. Il ne choisit pas un Premier ministre rassembleur à la fibre sociale. Il nomme Raffarin, un notable droitier de province, venu de chez Madelin, qui ne cessera, au nom du libéralisme, de rogner les acquis sociaux. On connaît la suite…
Forte capacité de nuisance
Chirac a la rancune tenace. On le dit sympathique, amical, chaleureux. Il peut l’être en effet. Mais il ne pardonne rien. […] Ses choix à tous les niveaux, de la tête du gouvernement à la plus banale nomination, sont toujours inspirés par un esprit de clan ou la rancœur. […]
S’il est à ce point atteint, c’est qu’il est le symbole de cette classe politique dont les Français ne veulent plus. Depuis près d’un demi-siècle, il n’a connu que les ors des palais nationaux, que les logements et les voitures de fonction. Il a été successivement membre de cabinets, secrétaire d’Etat, ministre, président de parti, Premier ministre, maire de Paris, président de la République. Il incarne jusqu’à la caricature les dérives de la politique, les promesses démagogiques, les engagements non tenus, le cynisme, le mépris des électeurs, et, aussi longtemps qu’il est à l’Elysée, l’impunité judiciaire. On ne s’étonnera pas que, sous ses deux mandats présidentiels, le rejet de la politique ait beaucoup progressé.
Récemment encore, Chirac semblait jouir d’une certaine impunité politique. Son Premier ministre Raffarin, qui appliquait scrupuleusement sa politique, battait des records d’impopularité, lui pas. Brusquement le 29 mai, le voile semble s’être déchiré. Le 25, Bernadette Chirac avait fait un curieux lapsus : « Le rejet du référendum fragiliserait le chef de l’Etat dans les sommets internationaux. » Elle voulait dire « fragiliserait la France », mais elle ne pensait qu’à son mari, qu’aux Chirac. Elle était en deçà de la vérité. Chirac n’est pas affaibli, il est presque anéanti, et pas seulement sur la scène internationale. Sa dernière arnaque ne trompe personne. L’après-Chirac a commencé.
Jacques Chirac en dix dates:
29 novembre 1932 Naissance à Paris
1967 Devient député de la 3e circonscription de Corrèze, une fonction qu’il occupera au total pendant dix-sept ans
1970-1979 Président du conseil général de la Corrèze
1971-1974 Ministre de Georges Pompidou, d’abord aux Relations avec le Parlement, puis à l’Agriculture
1974 Devient le Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing
1976 Après sa démission du poste de Premier ministre, il crée le Rassemblement pour la République (RPR), dont il sera président jusqu’en 1994
1977-1995 Maire de Paris
1986-1988 Premier ministre de François Mitterrand
1995-2007 Président de la République
26 septembre 2019 Mort à Paris, à l’âge de 86 ans
1967 Devient député de la 3e circonscription de Corrèze, une fonction qu’il occupera au total pendant dix-sept ans
1970-1979 Président du conseil général de la Corrèze
1971-1974 Ministre de Georges Pompidou, d’abord aux Relations avec le Parlement, puis à l’Agriculture
1974 Devient le Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing
1976 Après sa démission du poste de Premier ministre, il crée le Rassemblement pour la République (RPR), dont il sera président jusqu’en 1994
1977-1995 Maire de Paris
1986-1988 Premier ministre de François Mitterrand
1995-2007 Président de la République
26 septembre 2019 Mort à Paris, à l’âge de 86 ans
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