lefigaro.fr Alexis Feertchak entretien avec Jean de GLINIASTY
LE FIGARO. - Avec l’accord russo-turc, peut-on parler d’une victoire politique pour Moscou sur le théâtre syrien?
Jean de GLINIASTY. - Ce sont bien les Russes qui ont obtenu l’arrêt des combats [entre Kurdes et Turcs dans le Nord de la Syrie], pas les Américains. Mais, au-delà, je ne parlerais que d’une victoire partielle. Ça fait longtemps que Moscou a gagné la première manche, militaire, mais, aujourd’hui, la seconde se joue: elle concerne la stabilisation politique de la région. Il faut aux Russes montrer qu’ils sont capables d’y faire progresser la paix.
L’accord avec la Turquie est une première étape, mais il y en aura beaucoup d’autres. Les patrouilles russo-turques et la création d’un cordon sécuritaire au nord ne sont pas l’objectif final des Russes, qui est un retour de la Syrie dans ses frontières d’avant-guerre. L’installation des millions de migrants syriens dans cette zone-tampon au nord du pays n’est pas non plus une solution durable.
Comment Moscou a remporté cette première étape?
Depuis le début, les Russes progressent en Syrie parce qu’ils sont capables de parler à tout le monde. Aux Turcs, ils proposent de garantir l’étanchéité de leur frontière avec la Syrie, aux Syriens le recouvrement presque complet de l’intégrité territoriale de leur pays, aux Kurdes une forme de sécurité au sein d’une Syrie unitaire. Fin 2015, quelques mois avant la bataille de Manbij contre Daech, les Russes avaient déjà proposé ce deal aux Kurdes, mais ils l’avaient refusé, préférant se mettre dans les mains des États-Unis qui, à l’époque, avaient réussi à limiter une première offensive turque contre eux. Pas cette fois-ci, ce qui a permis aux Russes de proposer de nouveau leur «deal».
Que signifie, concrètement, parler à tout le monde dans le langage diplomatique?
En l’occurrence, dans le dossier syrien, ceux qui ne parlent pas à tout le monde sont ceux qui ne parlent pas à Damas, et inversement. Les premiers ont perdu. Vous avez vu que Vladimir Poutine a été accueilli en grande pompe la semaine dernière aux Émirats arabes unis et en Arabie saoudite. Même Riyad et Abou Dhabi se rendent compte aujourd’hui de la situation et envisagent de rouvrir leur ambassade à Damas.
Est-ce la seule recette de ce succès?
Non, ce n’est pas tout. La clé du succès, c’est que les Russes ont été constants depuis 2011. Ils ont conservé la même politique et l’ont affirmée à tout le monde: «nous ne sommes pas mariés à Bachar el-Assad, mais vu l’échec des interventions occidentales en Irak en 2003 et en Libye en 2011, nous croyons que la meilleure façon de lutter contre le terrorisme et l’instabilité est de maintenir au maximum les structures étatiques là où elles existent». Or, en l’occurrence, il existait en Syrie un État appuyé de longue date sur la minorité alaouite. Cette façon de penser est certes un peu conservatrice, voire cynique, mais il faut avouer qu’elle se fonde sur une analyse qui n’est pas dénuée de bon sens.
Diriez-vous que c’est moins la victoire de la diplomatie russe que celle d’une certaine conception des relations internationales?
Beaucoup d’Occidentaux ont cru à une mode très en vogue aux États-Unis et portée par de nombreux spécialistes des relations internationales. On annonçait la disparition des États qui, dans le monde d’aujourd’hui, seraient dépassés face au développement des organisations supranationales et des sociétés multinationales porteuses de valeurs universelles, qu’elles soient d’ordre économique ou moral. Ils se sont trompés. Nous sommes encore et toujours dans une affirmation des États. Quand les Russes défendent cette vision au Moyen-Orient plutôt que de mettre en avant des valeurs transnationales, ils sont en phase avec l’Iran, la Turquie, la Syrie, l’Irak, l’Égypte, tous les pays de la région qui sont, pour beaucoup, des États encore jeunes et en formation. Il ne faut pas oublier que ce langage faisant primer la souveraineté des États était encore celui que parlait l’ONU, il y a trente ans.
La Russie peut-elle prendre la place des États-Unis au Moyen-Orient?
Moscou est un acteur incontournable, c’est certain, mais, par leur puissance, les États-Unis continueront toujours d’être un acteur au Moyen-Orient. Dans la mesure où ils représentent plus d’un tiers des dépenses militaires mondiales, les États-Unis peuvent prêcher un discours isolationniste mais ne peuvent pas complètement se retirer, même s’ils le souhaitaient. L’Europe et la France, elles, ont complètement perdu la main.
Pour quelles raisons?
Dès le départ, nous avons fait une erreur en croyant qu’avec les printemps arabes, Bachar el-Assad allait tomber en quelques semaines. La France a peut-être un trop grand faible pour les révolutions. Nous avons perdu, clairement. Les États-Unis, eux, ont décidé de partir parce que ce n’est plus un enjeu essentiel pour eux. Ça l’est encore pour l’Europe, mais nous sommes contraints de les suivre.
Aujourd’hui, la Russie se tourne vers l’Afrique. Vladimir Poutine accueille ce mercredi une quarantaine de chefs d’État à Sotchi pour un premier sommet russo-africain. Que représente l’Afrique pour Moscou?
C’est une histoire ancienne qui remonte à la période tsariste. La Russie était proche de l’Éthiopie, un vieil empire, chrétien et qui plus est ne reconnaissant pas l’autorité de Rome. N’oublions pas le grand-père de Pouchkine, qui était un Africain, esclave devenu le secrétaire de Pierre le Grand, qui l’a émancipé. Sous la période soviétique, Moscou a entrepris une ambitieuse politique anticoloniale pour étendre sa zone d’influence.
Aujourd’hui, après une période d’effacement dans les années 1990, la Russie revient en Afrique, réactivant depuis 2010 ses anciens réseaux. Il y a eu plusieurs dizaines de milliers d’Africains qui ont fréquenté l’Université Lumumba de Moscou. Aujourd’hui, Moscou conserve aussi une visée politique en Afrique, mais l’essentiel est néanmoins de nature économique. Les échanges commerciaux entre la Russie et l’Afrique (20 milliards de dollars) sont certes incomparables avec ceux qui existent avec la Chine (200 milliards) ou la France (50 milliards), mais, pour les Russes néanmoins, ils ne sont pas négligeables, car ils se font à 90% en dehors du domaine énergétique. Leur rêve de moins dépendre des ventes d’hydrocarbures passe en partie par l’Afrique.
Quels sont les atouts de Moscou en Afrique?
En plus de l’aspect économique, Moscou dispose des deux autres piliers de la politique étrangère d’une grande puissance. Le premier est le soft power. Avec son passé de lutte anticoloniale, Moscou a un vrai avantage. La chaîne Russia Today est d’ailleurs extrêmement influente sur ce continent. Le second est sécuritaire. La Russie propose à tous les gouvernements un paquet comportant le déploiement de sociétés militaires privées (comme Wagner), l’envoi d’experts militaires et la fourniture d’armes pas chères voire gratuites. Comme la France en son temps, Moscou dispose d’importants stocks d’armes dont elle ne sait que faire depuis qu’elle essaie de professionnaliser ses armées. Avec Paris et Washington, la Russie est la seule puissance à pouvoir proposer ses trois piliers. La Chine est extrêmement puissante économiquement, mais il lui manque ce volet sécuritaire.
Diriez-vous que la Russie est redevenue une puissance mondiale?
Oui, complètement. À La Haye en 2014, Barack Obama avait traité la Russie de puissance régionale en perte d’influence. On a depuis parfois parlé d’isolement de la Russie. C’est tout à fait inexact. Ses relations avec l’Europe et les États-Unis sont certes difficiles, mais c’est oublier le reste du monde. Depuis le début des années 2010, la Russie a développé une véritable politique asiatique, qui ne se réduit pas à sa relation privilégiée avec la Chine. Elle dispose depuis toujours d’une politique latino-américaine. Au Moyen-Orient, comme nous l’avons vu, elle est incontournable. Il lui manquait l’Afrique, mais elle s’emploie à y remédier.
On assiste en réalité à un véritable pèlerinage diplomatique à Moscou et à Sotchi [résidence de vacances de Vladimir Poutine, NDLR]. Asiatiques, Arabes, Africains, le monde entier s’y presse. La particularité, c’est que la Russie est une puissance mondiale, mais avec peu de moyens. Elle a un PIB inférieur à celui de l’Italie et un budget militaire inférieur à celui de la France. Elle est influente, mais ne dispose ni d’un tissu dense de PME à déployer à l’étranger, ni d’une vaste communauté d’expatriés, ni d’une forte capacité financière. Mais elle compense ses manques par beaucoup d’intelligence diplomatique.
Plus: L'économie de la Russie
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