26/10/2019

Hubert Védrine et Gérard Araud: «La fin de l’empire américain?» et pas que!


Gérard Araud, qui publie Passeport diplomatique, quarante ans au Quai d’Orsay (Grasset), et Hubert Védrine, débattent du nouvel ordre politique mondial qui se dessine depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche. photo Frédéric STUCIN photographe
LE FIGARO. - Gérard Araud, le soir de l’élection de Trump vous tweetiez: «Après le Brexit et cette élection, tout est désormais possible. Un monde s’effondre devant nos yeux. Un vertige.» Que vouliez-vous dire?
Gérard ARAUD. - Cette élection a été une surprise totale. Le soir même vers 6 heures, des deux côtés, tout le monde annonçait la victoire de Hillary Clinton. À 2 heures du matin, j’apprenais que Trump avait gagné. J’ai découvert et conclu que, après le Brexit, l’élection de Trump n’était pas un accident, mais une vague, une crise profonde de la société occidentale que nul n’avait voulu voir. J’ai effacé ce tweet au bout de trois minutes mais, quand il est 2 heures du matin aux États-Unis, il est 8 heures du matin en France… Cette phrase a donc eu un certain écho, mais personne ne m’a appelé pour me demander ce que je voulais dire. J’avais tort dans l’expression mais je pense - comme ensuite nous l’avons vu avec les «gilets jaunes» en France, avec la Lega en Italie, l’AfD en Allemagne - que j’avais raison: il y a, à travers les sociétés occidentales,une révolte d’une partie substantielle des citoyens, une révolte populiste.

Hubert VÉDRINE. -J’ai vécu tout cela de France - et non au cœur de la marmite washingtonienne - comme la confirmation d’un phénomène bien antérieur: la profonde crise de la démocratie représentative. Il existe un désir de démocratie dans les pays dans lesquels elle n’existe pas mais, là où elle est installée, elle est en crise. En Occident, le décrochage est perceptible depuis longtemps chez les classes populaires d’abord puis chez les classes moyennes, en regard de la mondialisation et de l’intégration européenne. J’ai parlé il y a des années d’«insurrections électorales».
Maastricht n’était passé qu’avec un point d’écart. Le Brexit et d’autres événements de ce type dans certaines démocraties non occidentales ont été les signes avant-coureurs d’un tel phénomène. L’élection aux États-Unis d’un personnage comme Donald Trump était impensable, au sens propre du terme, parce qu’écœurante pour l’ensemble des commentateurs occidentaux, pour toute la bien-pensance mondiale.

Cette crise n’a pas commencé avec Trump et ne disparaîtra pas avec lui: elle continuera sous une forme endémique, ou aiguë. Cette contestation fondamentale les gens ne veulent plus être représentés! - s’inscrit à l’intérieur d’une mutation historique: les Occidentaux ont perdu le monopole de la puissance, qu’ils exerçaient depuis trois ou quatre siècles. Même en restant très puissants, riches et influents, ils n’ont plus le monopole! D’autres puissances émergent. Donc nous vivons, en Occident, une traumatisante remise en cause multiple: stratégique, historique, géopolitique, démocratique… Nous n’en avons pas fini avec ce mot fourre-tout de «populisme» pour distinguer tout ce que cela entraîne!

Les chauffeurs de camion sont la première profession aux États-Unis: ils sont 4,8 millions. Dans vingt ans, il n’y en aura plus que 500.000
Gérard Araud
Gérard Araud, l’aviez-vous vu venir? Vous avez vécu l’ère Obama qui semblait être le triomphe de la mondialisation heureuse…

Gérard ARAUD. -Personne n’avait perçu cette crise parce que tous les chiffres macroéconomiques des dernières années étaient excellents. En 2015, le chômage était à moins de 5% et le pays était en croissance lente mais régulière depuis 2010. Après l’élection, toute la machine américaine des universités, des centres de recherche s’est mise en marche et l’on a découvert que la société était la plus inégalitaire depuis 1910 et que la moitié des Américains avaient vu leurs revenus stagner ou diminuer depuis trente ans. À cela s’est ajouté le choc de la crise de 2008. Nous avons alors découvert que les amortisseurs sociaux nécessaires n’existaient pas. Des millions d’Américains ont ainsi perdu leur logement. Derrière des chiffres macroéconomiques excellents, il y avait en réalité une fracture économique profonde de la société américaine. Ce n’est pas un hasard si les États qui ont permis à Trump d’emporter la victoire étaient des États traditionnellement démocrates - la Pennsylvanie, le Wisconsin et le Michigan - peuplés d’électeurs de la classe ouvrière et des classes moyennes inférieures.

Mais le pire est devant nous (les Américains ont toujours cinq ou dix ans d’avance sur nous): des millions d’emplois - surtout au sein de la classe moyenne - son tmenacés par la robotisation et l’intelligence artificielle. Si vous visitez l’usine de Tesla en Californie, il y a un ouvrier tous les 20 mètres. Tous les courtiers d’assurance sont en ce moment licenciés parce que l’intelligence artificielle est plus efficace qu’eux. Bien sûr, des emplois seront créés mais - comme lors de la révolution industrielle - cela prendra vingt ou trente ans et, pendant ces années de reconfiguration, on risque une déstabilisation politique majeure. Les chauffeurs de camion sont la première profession aux États-Unis: ils sont 4,8 millions. Dans vingt ans, il n’y en aura plus que 500.000. Que faire de ces routiers de 45 ans tatoués? Ils ne s’occuperont pas des vieilles dames…

Quant aux Européens, ils ont cru, après la fin de l’URSS, à la « communauté internationale », à un monde de bisounours alors qu’ils sont dans Jurassic Park!
Hubert Védrine
Hubert VÉDRINE. - Grâce à l’éloignement j’ai pu envisager, un an avant son élection, la victoire de Trump. Ce n’était ni un pronostic ni bien sûr un souhait, mais une possibilité. Le simple fait de le dire a provoqué une certaine émotion. Il est intéressant de regarder les racines de cet aveuglement, pour mieux voir ce que l’avenir nous réserve. Aujourd’hui, des gens pensent qu’une défaite - possible - de Trump permettrait de revenir à une Amérique idéalisée. C’est certainement illusoire.
Après la désintégration de l’URSS et les théories de Fukuyama - la fin de l’Histoire -, le triomphe impérial américain a été maîtrisé avec Bush père, astucieux avec Clinton, séduisant chez Obama. Mais il n’y a pas eu de fin de l’Histoire, au contraire, et il est compliqué et angoissant pour les États-Unis, si ce n’est impossible, de s’adapter à l’idée qu’ils n’ont gardé qu’un leadership relatif, contesté et défié par la Chine.

Quant aux Européens, ils ont cru, après la fin de l’URSS, à la «communauté internationale», à un monde de bisounours alors qu’ils sont dans Jurassic Park! L’ancien président du SPD, Sigmar Gabriel, a dit très bien il y a quelques mois: «Nous sommes des herbivores géopolitiques dans un monde de carnivores géopolitiques et nous finirons par devenir des végans puis des proies!» Cela ne concerne pas que les États-Unis. Face à ces défis simultanés, auxquels s’ajoutent l’immense choc numérique et le compte à rebours écologique, nous devons trouver le moyen de défendre efficacement nos intérêts, nos convictions, nos valeurs, dans le réel de demain.

Gérard ARAUD. - Les gens négligent trop souvent les continuités entre Obama et Trump. En réalité, Obama avait déjà initié le retrait - que Trump a plus ou moins continué - des États-Unis des affaires internationales: les Américains n’ont presque rien fait en Ukraine ou en Syrie. Ils ne peuvent pas se retirer du monde, mais ils opèrent un retrait relatif. Ils ne feront que défendre leurs intérêts directs quand ceux-ci seront en jeu. J’ai entendu un Français expliquer à John Bolton combien la situation était terrible à Idlib, en Syrie, avec ces millions de réfugiés, ces milliers de terroristes. Bolton de lui répondre: «Oui, c’est vrai, c’est terrible pour les Européens.»

Je pense que la crise identitaire est la fièvre, mais que le vrai problème réside dans le néolibéralisme
Gérard Araud
Hubert VÉDRINE. - Les États-Unis ont été les gendarmes du monde depuis Pearl Harbour jusqu’à ces dernières années. Ils ne deviendront jamais complètement isolationnistes. Mais ils ne veulent plus être les missionnaires, les éducateurs du monde entier. Le discours qui voudrait une domination américaine du monde, et une droit-de-l’hommisation imposée, n’est plus soutenu par les peuples occidentaux, qui sont fatigués ou désabusés. Trump s’en fiche complètement, et les candidats démocrates sont prudents sur ce point. Cet engagement est moins fort chez les Démocrates et encore moins chez les Républicains. Le reste du monde s’interroge sur les États-Unis et se demande si c’est une chance ou non pour lui. Mais, pour le moment, chez les Européens, l’appréhension domine.
Gérard Araud, vous parlez d’une fin du monde néolibéral. N’est-ce pas aussi un échec des élites au pouvoir depuis les années 1980?

Gérard ARAUD. - Comprendre pourquoi les citoyens acceptent de céder le pouvoir à une minorité est l’un des mystères au cœur de l’ordre politique. C’est toute la question de la légitimité qui se fondait sur un système politique qui paraissait efficace pour l’ensemble des classes sociales. Aujourd’hui, une partie des citoyens dit aux élites qu’elles les abandonnent. Les écouter est la seule solution possible dans tout système démocratique.

Mais l’homme n’a pas vraiment conscience de l’histoire qu’il est en train de faire. Ce dont les citoyens se plaignent n’est peut-être pas le cœur du problème. La crise est-elle économique ou identitaire? Là est la vraie question. Je pense que la crise identitaire est la fièvre, mais que le vrai problème réside dans le néolibéralisme. Il a été très bénéfique pour les pauvres des pays pauvres (regardez ces centaines de millions d’êtres sortis de la pauvreté la plus abjecte!) mais pas tant pour les pauvres des pays riches.

Notre monde ultra-informé et connecté n’a plus rien à voir avec celui dans lequel la démocratie représentative a été inventée
Hubert Védrine
Et l’on sent que les gens réagissent: le président de la République m’a dit qu’il n’y aurait pas d’accord de libre-échange ratifié en Europe dans les vingt prochaines années. La révolution technologique est le véritable défi. Nous devons savoir si notre classe politique est capable de répondre aux problèmes liés à l’intelligence artificielle et à la robotisation qui feront disparaître des professions entières.

Hubert VÉDRINE. - Notre monde ultra-informé et connecté n’a plus rien à voir avec celui dans lequel la démocratie représentative a été inventée. Autrefois, les gens n’avaient aucune information: ils élisaient quelqu’un, il partait dans la capitale, on le laissait travailler. Aujourd’hui, on élit quelqu’un le dimanche, et on est furieux dès le mercredi contre une nomination ou une déclaration. Comment gouverner ces démocraties ultra-individualistes et instantanéistes surexcitées par l’information continue? Certains talents politiques protéiformes arrivent à s’y adapter, mais au risque d’une certaine paralysie. De nombreux dirigeants se plient à cette pulsion exigeante de démocratie directe et instantanée. La moindre décision importante prend des années. Avec les nouvelles technologies, nous pourrions demander à tous les citoyens de décider chaque matin! Dictature de tous sur chacun, sans tyran que l’on pourrait légitimement assassiner. C’est technologiquement possible.
Que font les dirigeants? Soit ils sont tous «populistes» - et dès qu’il y a un peuple et qu’on l’écoute, il y a la possibilité d’une sorte de populisme - soit ils déploient des efforts prodigieux comme le fait Emmanuel Macron pour apaiser un peu l’exigence de démocratie directe par plus de participation. Cette crise pousse à associer tout le monde aux différentes étapes de la décision, pendant, avant et après. Je redis que cela arrive au même moment que la révolution technologique, le compte à rebours écologique, la perte relative de puissance de l’Occident…! Nous vivons tant de crises simultanées qu’il faudrait des pouvoirs efficaces, réactifs, rapides et magiciens pour faire face. Comment nous adapterons-nous? La réponse globale à cette grande interrogation dépendra beaucoup de ce que deviendront les États-Unis.

Trump est l’objet d’une procédure d’«impeachment». N’est-ce pas finalement déjà le début de la fin du trumpisme?

Gérard ARAUD. - Aux États-Unis une nouvelle droite est apparue avec la «trumpification» du Parti républicain: il est devenu un parti identitaire, protectionniste, nationaliste et isolationniste. L’inverse de ce qu’était le Parti républicain des Bush. La rapidité du phénomène s’explique par la proximité de Trump avec l’électeur républicain, bien plus importante que celle de l’establishment républicain avec son électorat.

Désormais, il s’agit de savoir quelle nouvelle gauche il y aura en face. La gauche Blair-Clinton était une gauche gestionnaire: il s’agissait d’assurer simplement un filet de sécurité pour ceux qui n’arrivaient pas à s’en sortir avec la seule aide du marché. Aujourd’hui, l’élection américaine est un combat pour la gauche. Le Parti démocrate est traversé par deux débats. Les uns veulent gagner au centre, c’est-à-dire avec une synthèse clintonienne qui explique aux électeurs que, s’ils votent démocrate, c’est parce qu’ils sont noirs, parce qu’ils sont jeunes, parce qu’ils sont gays…

La gauche de gouvernement qui défendait des positions proches de celles de Warren, a sombré en Europe. Va-t-elle ressurgir? On ne le sait pas.
Hubert Védrine
Elizabeth Warren elle, explique faire de l’économie et du social: les gens doivent voter pour elle avant tout parce qu’ils sont pauvres. L’establishment démocrate - y compris les milliardaires de New York - est au bord de l’évanouissement, sachant qu’elle est prête à créer un impôt sur les grandes fortunes. Warren a fait une campagne impressionnante avec des thèmes apparaissant dans la vie politique américaine et qui - il y a cinq ans - seraient passés pour du bolchevisme: le «Medicare for All», la taxe sur la fortune, l’annulation de la dette étudiante… On parle beaucoup moins des questions identitaires, du droit des transgenres sur lesquels les démocrates avaient fait campagne en 2016.

L’évolution des droites européennes me surprend beaucoup: elles aussi se trumpifient. Aura-t-on le même mouvement à gauche alors qu’il n’y a plus vraiment de gauche en Europe? Je pense qu’elle finira bien par revenir.

Hubert VÉDRINE. - La gauche de gouvernement qui défendait des positions proches de celles de Warren, a sombré en Europe. Va-t-elle resurgir? On ne le sait pas. En revanche, le gauchisme, et notamment le gauchisme culturel, n’a pas disparu en Europe et en particulier en France. Il est même extrêmement répandu (notamment dans les médias, les ONG, les universités). Selon moi, les États-Unis ne reviendront pas à une Amérique idéalisée des années 1950 en technicolor. Ils seront donc trumpistes sans la vulgarité de Trump?

L’Europe face au défi migratoire

En Europe, plus encore que le néo-libéralisme, c’est la question migratoire qui semble bouleverser les clivages traditionnels?

Hubert VEDRINE.-A force d’avoir été complètement niée ou utilisée de façon hystérique, le problème demeure. Il n’est finalement pas si compliqué pour les pays européens de se mettre d’accord sur des accords de Schengen qui fonctionneraient, préserveraient un vrai droit d’asile pour des gens vraiment en danger (en éliminant ses détournements) et cogèreraient les flux migratoires qui auront toujours lieu avec les pays de départ et de transit. A priori personne ne peut être contre cet objectif, tout le monde y a intérêt et les plus ouverts et les plus fermés peuvent s’y retrouver. Cela corrigerait beaucoup le phénomène politique aussi bien au sein de la gauche que de la droite, les instrumentalisations ne seraient plus les mêmes. Si cela n’a pas lieu et que nous continuons dans la situation actuelle où les Européens ont le sentiment - à tort ou à raison - que leur continent est une passoire, nous voyons bien où pourront nous mener certaines extrapolations. S’ajoute à cela la grande question de l’islam et de l’islamisation. Les réformateurs, les intellectuels et beaucoup de personnalités au Maghreb ont prévenu qu’il s’agissait d’un danger gigantesque que nous sous-estimons en Europe parce que nous ne le voyons pas. Si cela s’ajoute à d’autres phénomènes que nous refusons de voir, les sociétés européennes sont en effet assez menacées parce que seuls des phénomènes négatifs se cumuleront.

Je pense qu’une maîtrise raisonnable, intelligente et humaine des flux migratoires est possible, ce qui est contraire à l’impression que l’on a aujourd’hui. L’évolution politique n’est donc pas fatale.
Gérard ARAUD.- Durant la première moitié de 2019, 30 000 personnes ont traversé la Méditerranée. Ce qui ne représente rien mais a fait la une des journaux et créé une obsession. Pour ce qui est de l’islamisation, il y a 9 % de musulmans en France. Demandez à l’INSEE, regardez les statistiques: les faits ne sont pas là. Il est vrai que l’immigration s’est accrue mais il n’y a pas de grand remplacement, d’invasion migratoire.

Tous ces discours ne sont pas rationnels, mais sont le signe d’une fièvre obsidionale. Néanmoins, il faut soigner la fièvre parce qu’elle peut tuer le malade. Nous avons donc sans doute besoin d’une politique migratoire encore plus restrictive qu’elle ne l’est déjà. Mais je reste convaincu que même avec une politique migratoire encore plus restrictive, même avec zéro personne traversant la Méditerranée, Eric Zemmour continuerait de crier à l’invasion. Peut-être tous les jours le Français vivant dans la banlieue lointaine de Paris dit-il avoir peur de l’immigré - mais son vrai problème ne vient pas de là. Son problème est de savoir comment s’intégrer dans cette nouvelle économie. Dans la Silicon Valley, j’ai rencontré de jeunes milliardaires de trente ans en t-shirt noirs, me disant: «Dans vingt ans, nous n’aurons plus besoin de 80 % des gens». Là est le vrai problème. Il s’agit d’y répondre et de réintégrer les gens dans l’économie en leur donnant l’impression qu’ils participent à la vie sociale. Je suis convaincu que l’immigration n’est pas le cœur du sujet.

Hubert VEDRINE.- Je suis d’accord sur les conclusions mais il y a une part de perception qui est énorme, qu’elle soit réelle ou instrumentalisée. Je pense que ce phénomène est réel et ne concerne pas uniquement l’Europe mais le monde entier. En Afrique du Sud, les discours sur l’invasion des migrants venant du Ghana, du Zimbabwe sont bien plus durs que ceux de Marine Le Pen. Tout ce que dit Gérard Araud sur l’économie, le travail, les technologies est absolument vrai. Mais cela s’ajoute au vrai sujet de la question migratoire. Le nier a contribué à faire s’effondrer les partis de gouvernement à peu près partout. Ils sont directement responsables de la montée de ce que l’on appelle «les populismes» qui correspond simplement au décrochage de gens qui en ont assez de ne pas être entendus et compris. Je pense donc qu’il faut à la fois traiter le fond et la perception. Ce n’est ni bien ni charitable d’alimenter la pompe aspirante qui fait que les meilleurs du Sahel s’en vont. Je conteste les chiffres de l’INED car même si l’on admet que l’invasion dont parle Stephen Smith n’existe pas, il n’empêche que tout cela amène à faire fuir les individus les plus qualifiés de ces pays. Les gens qui cherchent à émigrer vers l’Europe sont jeunes, entreprenants, courageux, ils prennent des risques monumentaux, rassemblent l’argent de la famille et s’endettent, … Ils doivent réussir pour rembourser la famille et le groupe. Il n’est pas humain d’alimenter tout cela. Certaines personnes généreuses, altruistes - pas uniquement les «cathos de gauche» - alimentent le business des passeurs. Il compte pour plus d’argent en Afrique que le trafic de drogue. Je pense que nous nous devons de vraiment traiter le sujet. Peut-être suis-je marqué par un très ancien souvenir d’Hassan II dans les années 90, disant à François Mitterrand dans un dîner restreint, que le regroupement familial était une erreur fatale: il anticipait le communautarisme.

Il est responsable de dire qu’il faut reprendre le contrôle. Il faudra toujours donner asile à des gens vraiment en danger et - pour beaucoup de raisons - nous aurons toujours besoin d’un courant migratoire, jusqu’au moment où il n’y aura plus de travail pour personne que ce soit en Afrique ou ici. Je plaide pour que l’on prenne la question au sérieux et que l’on oblige les pays de départ et de transit à prendre leurs responsabilités.

Gérard ARAUD.- Le président de la République, avant même son écent discours, parlait d’une politique restrictive sur l’immigration. Mais dire que nous pouvons avoir une politique restrictive et fermer les frontières ou rétablir le contrôle aux frontières relève aussi de l’illusion. On ne le peut pas. Les vraies frontières sont les frontières européennes. Il faudrait donc refaire un Schengen plus efficace.

Dire que l’Europe ne répond pas aux grands défis est faux. Les plus grands défis qui nous attendent sont assez peu géopolitiques mais relève de la gestion de l’éthique de l’intelligence artificielle, des questions de surveillance. Il faut définir une politique des droits de l’homme dans tous les nouveaux domaines: la reconnaissance faciale, les données personnelles, le commerce international, les pandémies, …

Tous ces grands sujets ne peuvent pas être traités par la France mais par l’Union européenne. Elle ne peut pas envoyer des chars et des cuirassiers bien sûr, parler d’armée européenne n’est pas sérieux. Mais tous ces sujets essentiels pour notre avenir seront traités par l’Union européenne. C’en est ainsi pour l’immigration aussi.

Hubert VEDRINE.- Tout cela est très juste mais n’escamote pas les questions: comment se comporter avec les Etats-Unis? Aurons-nous des Etats-Unis trumpistes après Trump? Cette question ne disparaît pas avec les problématiques de la nouvelle économie. Comment coexister de façon moins idiote avec la Russie? Nous avons de plus mauvais rapports avec la Russie aujourd’hui qu’avec l’URSS à l’époque. Il faut être très prudent. Que nous arrivera-t-il dans la poursuite du bras-de-fer commercial entre la Chine et les Etats-Unis? Cela ne concerne pas que les domaines des nouvelles technologies. Que va-t-il se passer avec l’islam et l’espèce de guerre mondiale entre les sunnites, entre les vrais extrémistes et les plus modérés? Ajoutons à cela le compte à rebours écologique. Aucun sujet ne fait disparaître les autres.

Gérard Araud, vous avez été chargé de la mise en place du marché unique dans les années 90. Vous comparez l’Union européenne à «une secte de vrais croyants». Cette «secte» est-elle véritablement adaptée aux nouveaux rapports de force qui se dessinent?

Hubert VEDRINE.- Le vrai risque de reléguer la réponse à un organisme supranational, c’est que les dévots de l’Europe ou de la communauté internationale, les amis de la mondialisation heureuse l’ont compris comme l’idée que nous n’avons plus rien à faire. Mais il n’y aura jamais de président global d’un peuple global. Même en Europe! Soit nous agissons ensemble et nous avons des progrès à faire dans ce domaine, soit l’on s’en remet à l’Europe parce que tout est trop compliqué pour nous. Mais ce ne sera certainement pas un commissaire lambda qui le fera à notre place. Le risque du discours moderne, ouvert, intelligent, depuis des décennies est qu’il a déresponsabilisé alors qu’il faut au contraire responsabiliser à chaque niveau, désigner des niveaux de décisions qui doivent être complémentaires. Nous pouvons agir au niveau français. La question de l’échelle est peut-être une des raisons de la crise démocratique: les peuples ne se sentirons pas dépossédés de leur pouvoir si nous désignons clairement ce qui reste local, régional, national. La réponse est dans le mot de subsidiarité qu’employait Delors pour calmer ses troupes. Il faut voir ce qui relève de la commission et ce qui n’en relève pas. Par exemple dans les questions migratoires, la commission n’a pas de pouvoir particulier, cela relève vraiment des Etats qui arrivent ou non à coopérer dans le Schengen actuel. Il ne faut donc pas tout mélanger. Mais ce n’est pas non plus très compliqué de déterminer ce qui est traité et à quel niveau. Quand on organise la COP21, très peu de choses relèvent de la décision collective: tout redescend à un plus petit niveau.
Gérard ARAUD.- Cela étant, l’Union européenne, c’est nous, pour la simple raison que le commissaire négocie sous mandat. La Commission ne négocie pas. Quel que soit le sujet, elle n’a aucun pouvoir et négocie sur mandat des Etats. Le commissaire ira voir le Russe ou le Chinois mais avec un mandat approuvé par la France.
Hubert VEDRINE.- Mais il faut un contrat démocratique clair sur le mandat donné. Etes-vous contre ma remarque qui dit qu’il est dangereux de s’en remettre à l’Europe?
Gérard ARAUD.- Cela dépend des sujets. Tout ce qui compte dans le jeu politique ou le rôle des armées, la défense etc. doit être géré au niveau national. On meurt pour le drapeau tricolore, pas pour la Commission. Mais beaucoup de de sujets doivent être traités par l’Union européenne. Et, encore une fois, l’Union européenne, c’est nous, parce qu’elle n’agit que sur mandat des Etats. Ce que l’on peut reprocher à l’Union européenne ce n’est pas l’Union européenne en elle-même, ce serait trop facile. Ce que l’on peut reprocher c’est un certain angélisme notamment par rapport à la Chine. L’Union européenne a adopté des règles sur les investissements chinois dans les secteurs stratégiques. Il faut accompagner encore ce réveil de l’Union européenne sur certains sujets.

Hubert VEDRINE.- Nous devons être plus clair, à chaque niveau, sur ce que nous attendons de l’Europe. L’Union européenne a une responsabilité que Junker a reconnue plusieurs fois. Les centaines de directives ou règlements ont rendu allergique à l’Europe et à la construction européenne beaucoup de pro-européens paisibles de centre-gauche ou centre-droit. Le marché commun étant plutôt débonnaire, c’est vraiment l’acte unique de 1986 qui a été une usine à directives normalisatrices. Junker a reconnu le tort de l’Union européenne dans la réglementation à outrance. Nous avons ainsi connu des batailles pour savoir si une réglementation ou une directive cadre ne suffirait pas et à chaque fois nous avons abouti à des directives de plus en plus détaillées. Je pense que ceux qui ont fait cela par conviction, en idéalistes de l’Europe, par leur perfectionnisme ont contribué à créer entre les pro-européens classiques et les anti-européens - une grosse zone devenue énergique, de gens devenus sceptiques, découragés par des promesses grandiloquentes non tenues. Nous aurions besoin de corrections énormes sur le mode de fonctionnement de la subsidiarité. Il faudrait savoir qui est réellement chargé de quoi, qui est responsable de quoi après devant le peuple furieux chaque matin.

Source: Figaro Vox 24/10/2019

1 commentaire:

  1. le regroupement familial était une erreur, tout est dit en une phrase...............

    RépondreSupprimer

Ce blog est ouvert à la contradiction par la voie de commentaires. Je tiens ce blog depuis fin 2005; je n'ai aucune ambition ni politique ni de notoriété. C'est mon travail de retraité pour la collectivité. Tout lecteur peut commenter sous email google valide. Tout peut être écrit mais dans le respect de la liberté de penser de chacun et la courtoisie.
- Je modère tous les commentaires pour éviter le spam et d'autres entrées malheureuses possibles.
- Cela peut prendre un certain temps avant que votre commentaire n'apparaisse, surtout si je suis en déplacement.
- Je n'autorise pas les attaques personnelles. Je considère cependant que ces attaques sont différentes des attaques contre des idées soutenues par des personnes. Si vous souhaitez attaquer des idées, c'est bien, mais vous devez alors fournir des arguments et vous engager dans la discussion.
- Je n'autorise pas les commentaires susceptibles d'être diffamatoires (au mieux que je puisse juger car je ne suis pas juriste) ou qui utilisent un langage excessif qui n'est pas nécessaire pour l'argumentation présentée.
- Veuillez ne pas publier de liens vers des publicités - le commentaire sera simplement supprimé.
- Je suis pour la liberté d'expression, mais il faut être pertinent. La pertinence est mesurée par la façon dont le commentaire s'apparente au sujet du billet auquel le commentaire s'adresse. Si vous voulez juste parler de quelque chose, créez votre propre blog. Mais puisqu'il s'agit de mon blog, je vous invite à partager mon point de vue ou à rebondir sur les points de vue enregistrés par d'autres commentaires. Pour ou contre c'est bien.
- Je considère aussi que la liberté d'expression porte la responsabilité d'être le propriétaire de cette parole.

J'ai noté que ceux qui tombent dans les attaques personnelles (que je supprime) le font de manière anonyme... Ensuite, ils ont l'audace de suggérer que j'exerce la censure.