Gérard Araud, qui publie Passeport diplomatique, quarante ans au Quai d’Orsay
(Grasset), et Hubert Védrine, débattent du nouvel ordre politique
mondial qui se dessine depuis l’arrivée de Donald Trump à la
Maison-Blanche. photo Frédéric STUCIN photographe
LE FIGARO. - Gérard Araud, le soir de l’élection de Trump vous tweetiez: «Après le Brexit et cette élection, tout est désormais possible. Un monde s’effondre devant nos yeux. Un vertige.» Que vouliez-vous dire?
Gérard ARAUD. - Cette élection a été une surprise totale. Le soir même vers 6 heures, des deux côtés, tout le monde annonçait la victoire de Hillary Clinton. À 2 heures du matin, j’apprenais que Trump avait gagné.
J’ai découvert et conclu que, après le Brexit, l’élection de Trump
n’était pas un accident, mais une vague, une crise profonde de la
société occidentale que nul n’avait voulu voir. J’ai effacé ce tweet au
bout de trois minutes mais, quand il est 2 heures du matin aux
États-Unis, il est 8 heures du matin en France… Cette phrase a donc eu
un certain écho, mais personne ne m’a appelé pour me demander ce que je
voulais dire. J’avais tort dans l’expression mais je pense - comme
ensuite nous l’avons vu avec les «gilets jaunes» en France, avec la Lega en Italie, l’AfD en Allemagne
- que j’avais raison: il y a, à travers les sociétés occidentales,une
révolte d’une partie substantielle des citoyens, une révolte populiste.
Hubert VÉDRINE. -J’ai
vécu tout cela de France - et non au cœur de la marmite washingtonienne
- comme la confirmation d’un phénomène bien antérieur: la profonde
crise de la démocratie représentative. Il existe un désir de démocratie
dans les pays dans lesquels elle n’existe pas mais, là où elle est
installée, elle est en crise. En Occident, le décrochage est perceptible
depuis longtemps chez les classes populaires d’abord puis chez les
classes moyennes, en regard de la mondialisation et de l’intégration
européenne. J’ai parlé il y a des années d’«insurrections électorales».
Maastricht
n’était passé qu’avec un point d’écart. Le Brexit et d’autres
événements de ce type dans certaines démocraties non occidentales ont
été les signes avant-coureurs d’un tel phénomène. L’élection aux
États-Unis d’un personnage comme Donald Trump
était impensable, au sens propre du terme, parce qu’écœurante pour
l’ensemble des commentateurs occidentaux, pour toute la bien-pensance
mondiale.
Cette crise n’a pas commencé
avec Trump et ne disparaîtra pas avec lui: elle continuera sous une
forme endémique, ou aiguë. Cette contestation fondamentale les gens ne
veulent plus être représentés! - s’inscrit à l’intérieur d’une mutation
historique: les Occidentaux ont perdu le monopole de la puissance,
qu’ils exerçaient depuis trois ou quatre siècles. Même en restant très
puissants, riches et influents, ils n’ont plus le monopole! D’autres
puissances émergent. Donc nous vivons, en Occident, une traumatisante
remise en cause multiple: stratégique, historique, géopolitique,
démocratique… Nous n’en avons pas fini avec ce mot fourre-tout de
«populisme» pour distinguer tout ce que cela entraîne!
Les
chauffeurs de camion sont la première profession aux États-Unis: ils
sont 4,8 millions. Dans vingt ans, il n’y en aura plus que 500.000
Gérard Araud
Gérard Araud, l’aviez-vous vu venir? Vous avez vécu l’ère Obama qui semblait être le triomphe de la mondialisation heureuse…
Gérard ARAUD. -Personne
n’avait perçu cette crise parce que tous les chiffres macroéconomiques
des dernières années étaient excellents. En 2015, le chômage était à
moins de 5% et le pays était en croissance lente mais régulière depuis
2010. Après l’élection, toute la machine américaine des universités, des
centres de recherche s’est mise en marche et l’on a découvert que la
société était la plus inégalitaire depuis 1910 et que la moitié des
Américains avaient vu leurs revenus stagner ou diminuer depuis trente
ans. À cela s’est ajouté le choc de la crise de 2008.
Nous avons alors découvert que les amortisseurs sociaux nécessaires
n’existaient pas. Des millions d’Américains ont ainsi perdu leur
logement. Derrière des chiffres macroéconomiques excellents, il y avait
en réalité une fracture économique profonde de la société américaine. Ce
n’est pas un hasard si les États qui ont permis à Trump d’emporter la
victoire étaient des États traditionnellement démocrates - la
Pennsylvanie, le Wisconsin et le Michigan - peuplés d’électeurs de la
classe ouvrière et des classes moyennes inférieures.
Mais
le pire est devant nous (les Américains ont toujours cinq ou dix ans
d’avance sur nous): des millions d’emplois - surtout au sein de la
classe moyenne - son tmenacés par la robotisation et l’intelligence
artificielle. Si vous visitez l’usine de Tesla en Californie, il y a un
ouvrier tous les 20 mètres. Tous les courtiers d’assurance sont en ce
moment licenciés parce que l’intelligence artificielle est plus efficace
qu’eux. Bien sûr, des emplois seront créés mais - comme lors de la
révolution industrielle - cela prendra vingt ou trente ans et, pendant
ces années de reconfiguration, on risque une déstabilisation politique
majeure. Les chauffeurs de camion sont la première profession aux
États-Unis: ils sont 4,8 millions. Dans vingt ans, il n’y en aura plus
que 500.000. Que faire de ces routiers de 45 ans tatoués? Ils ne
s’occuperont pas des vieilles dames…
Quant
aux Européens, ils ont cru, après la fin de l’URSS, à la « communauté
internationale », à un monde de bisounours alors qu’ils sont dans
Jurassic Park!
Hubert Védrine
Hubert VÉDRINE. - Grâce
à l’éloignement j’ai pu envisager, un an avant son élection, la
victoire de Trump. Ce n’était ni un pronostic ni bien sûr un souhait,
mais une possibilité. Le simple fait de le dire a provoqué une certaine
émotion. Il est intéressant de regarder les racines de cet aveuglement,
pour mieux voir ce que l’avenir nous réserve. Aujourd’hui, des gens
pensent qu’une défaite - possible - de Trump permettrait de revenir à
une Amérique idéalisée. C’est certainement illusoire.
Après
la désintégration de l’URSS et les théories de Fukuyama - la fin de
l’Histoire -, le triomphe impérial américain a été maîtrisé avec Bush
père, astucieux avec Clinton, séduisant chez Obama. Mais il n’y a pas eu
de fin de l’Histoire, au contraire, et il est compliqué et angoissant
pour les États-Unis, si ce n’est impossible, de s’adapter à l’idée
qu’ils n’ont gardé qu’un leadership relatif, contesté et défié par la
Chine.
Quant aux Européens, ils ont
cru, après la fin de l’URSS, à la «communauté internationale», à un
monde de bisounours alors qu’ils sont dans Jurassic Park! L’ancien président du SPD, Sigmar Gabriel, a dit très bien il y a quelques mois: «Nous
sommes des herbivores géopolitiques dans un monde de carnivores
géopolitiques et nous finirons par devenir des végans puis des proies!»
Cela ne concerne pas que les États-Unis. Face à ces défis simultanés,
auxquels s’ajoutent l’immense choc numérique et le compte à rebours
écologique, nous devons trouver le moyen de défendre efficacement nos
intérêts, nos convictions, nos valeurs, dans le réel de demain.
Gérard ARAUD. - Les
gens négligent trop souvent les continuités entre Obama et Trump. En
réalité, Obama avait déjà initié le retrait - que Trump a plus ou moins
continué - des États-Unis des affaires internationales: les Américains
n’ont presque rien fait en Ukraine ou en Syrie. Ils ne peuvent pas se
retirer du monde, mais ils opèrent un retrait relatif. Ils ne feront que
défendre leurs intérêts directs quand ceux-ci seront en jeu. J’ai
entendu un Français expliquer à John Bolton combien la situation était terrible à Idlib, en Syrie, avec ces millions de réfugiés, ces milliers de terroristes. Bolton de lui répondre: «Oui, c’est vrai, c’est terrible pour les Européens.»
Je pense que la crise identitaire est la fièvre, mais que le vrai problème réside dans le néolibéralisme
Gérard Araud
Hubert VÉDRINE. - Les États-Unis ont été les gendarmes du monde depuis Pearl Harbour jusqu’à
ces dernières années. Ils ne deviendront jamais complètement
isolationnistes. Mais ils ne veulent plus être les missionnaires, les
éducateurs du monde entier. Le discours qui voudrait une domination
américaine du monde, et une droit-de-l’hommisation imposée, n’est plus
soutenu par les peuples occidentaux, qui sont fatigués ou désabusés.
Trump s’en fiche complètement, et les candidats démocrates sont prudents
sur ce point. Cet engagement est moins fort chez les Démocrates et
encore moins chez les Républicains. Le reste du monde s’interroge sur
les États-Unis et se demande si c’est une chance ou non pour lui. Mais,
pour le moment, chez les Européens, l’appréhension domine.
Gérard
Araud, vous parlez d’une fin du monde néolibéral. N’est-ce pas aussi un
échec des élites au pouvoir depuis les années 1980?
Gérard ARAUD. - Comprendre
pourquoi les citoyens acceptent de céder le pouvoir à une minorité est
l’un des mystères au cœur de l’ordre politique. C’est toute la question
de la légitimité qui se fondait sur un système politique qui paraissait
efficace pour l’ensemble des classes sociales. Aujourd’hui, une partie
des citoyens dit aux élites qu’elles les abandonnent. Les écouter est la
seule solution possible dans tout système démocratique.
Mais
l’homme n’a pas vraiment conscience de l’histoire qu’il est en train de
faire. Ce dont les citoyens se plaignent n’est peut-être pas le cœur du
problème. La crise est-elle économique ou identitaire? Là est la vraie
question. Je pense que la crise identitaire est la fièvre, mais que le
vrai problème réside dans le néolibéralisme. Il a été très bénéfique
pour les pauvres des pays pauvres (regardez ces centaines de millions
d’êtres sortis de la pauvreté la plus abjecte!) mais pas tant pour les
pauvres des pays riches.
Notre monde ultra-informé et connecté n’a plus rien à voir avec celui dans lequel la démocratie représentative a été inventée
Hubert Védrine
Et
l’on sent que les gens réagissent: le président de la République m’a
dit qu’il n’y aurait pas d’accord de libre-échange ratifié en Europe
dans les vingt prochaines années. La révolution technologique est le
véritable défi. Nous devons savoir si notre classe politique est capable
de répondre aux problèmes liés à l’intelligence artificielle et à la
robotisation qui feront disparaître des professions entières.
Hubert VÉDRINE. -
Notre monde ultra-informé et connecté n’a plus rien à voir avec celui
dans lequel la démocratie représentative a été inventée. Autrefois, les
gens n’avaient aucune information: ils élisaient quelqu’un, il partait
dans la capitale, on le laissait travailler. Aujourd’hui, on élit
quelqu’un le dimanche, et on est furieux dès le mercredi contre une
nomination ou une déclaration. Comment gouverner ces démocraties
ultra-individualistes et instantanéistes surexcitées par l’information
continue? Certains talents politiques protéiformes arrivent à s’y
adapter, mais au risque d’une certaine paralysie. De nombreux dirigeants
se plient à cette pulsion exigeante de démocratie directe et
instantanée. La moindre décision importante prend des années. Avec les
nouvelles technologies, nous pourrions demander à tous les citoyens de
décider chaque matin! Dictature de tous sur chacun, sans tyran que l’on
pourrait légitimement assassiner. C’est technologiquement possible.
Que
font les dirigeants? Soit ils sont tous «populistes» - et dès qu’il y a
un peuple et qu’on l’écoute, il y a la possibilité d’une sorte de
populisme - soit ils déploient des efforts prodigieux comme le fait
Emmanuel Macron pour apaiser un peu l’exigence de démocratie directe par
plus de participation. Cette crise pousse à associer tout le monde aux
différentes étapes de la décision, pendant, avant et après. Je redis que
cela arrive au même moment que la révolution technologique, le compte à
rebours écologique, la perte relative de puissance de l’Occident…! Nous
vivons tant de crises simultanées qu’il faudrait des pouvoirs
efficaces, réactifs, rapides et magiciens pour faire face. Comment nous
adapterons-nous? La réponse globale à cette grande interrogation
dépendra beaucoup de ce que deviendront les États-Unis.
Trump est l’objet d’une procédure d’«impeachment». N’est-ce pas finalement déjà le début de la fin du trumpisme?
Gérard ARAUD. -
Aux États-Unis une nouvelle droite est apparue avec la «trumpification»
du Parti républicain: il est devenu un parti identitaire,
protectionniste, nationaliste et isolationniste. L’inverse de ce
qu’était le Parti républicain des Bush. La rapidité du phénomène
s’explique par la proximité de Trump avec l’électeur républicain, bien
plus importante que celle de l’establishment républicain avec son
électorat.
Désormais, il s’agit de
savoir quelle nouvelle gauche il y aura en face. La gauche Blair-Clinton
était une gauche gestionnaire: il s’agissait d’assurer simplement un
filet de sécurité pour ceux qui n’arrivaient pas à s’en sortir avec la
seule aide du marché. Aujourd’hui, l’élection américaine est un combat
pour la gauche. Le Parti démocrate est traversé par deux débats. Les uns
veulent gagner au centre, c’est-à-dire avec une synthèse clintonienne
qui explique aux électeurs que, s’ils votent démocrate, c’est parce
qu’ils sont noirs, parce qu’ils sont jeunes, parce qu’ils sont gays…
La
gauche de gouvernement qui défendait des positions proches de celles de
Warren, a sombré en Europe. Va-t-elle ressurgir? On ne le sait pas.
Hubert Védrine
Elizabeth Warren
elle, explique faire de l’économie et du social: les gens doivent voter
pour elle avant tout parce qu’ils sont pauvres. L’establishment
démocrate - y compris les milliardaires de New York - est au bord de
l’évanouissement, sachant qu’elle est prête à créer un impôt sur les
grandes fortunes. Warren a fait une campagne impressionnante avec des
thèmes apparaissant dans la vie politique américaine et qui - il y a
cinq ans - seraient passés pour du bolchevisme: le «Medicare for All»,
la taxe sur la fortune, l’annulation de la dette étudiante… On parle
beaucoup moins des questions identitaires, du droit des transgenres sur
lesquels les démocrates avaient fait campagne en 2016.
L’évolution
des droites européennes me surprend beaucoup: elles aussi se
trumpifient. Aura-t-on le même mouvement à gauche alors qu’il n’y a plus
vraiment de gauche en Europe? Je pense qu’elle finira bien par revenir.
Hubert VÉDRINE. -
La gauche de gouvernement qui défendait des positions proches de celles
de Warren, a sombré en Europe. Va-t-elle resurgir? On ne le sait pas.
En revanche, le gauchisme, et notamment le gauchisme culturel, n’a pas
disparu en Europe et en particulier en France. Il est même extrêmement
répandu (notamment dans les médias, les ONG, les universités). Selon
moi, les États-Unis ne reviendront pas à une Amérique idéalisée des
années 1950 en technicolor. Ils seront donc trumpistes sans la vulgarité
de Trump?
L’Europe face au défi migratoire
En Europe, plus encore que le néo-libéralisme, c’est la question migratoire qui semble bouleverser les clivages traditionnels?
Hubert VEDRINE.-A
force d’avoir été complètement niée ou utilisée de façon hystérique, le
problème demeure. Il n’est finalement pas si compliqué pour les pays
européens de se mettre d’accord sur des accords de Schengen qui
fonctionneraient, préserveraient un vrai droit d’asile pour des gens
vraiment en danger (en éliminant ses détournements) et cogèreraient les
flux migratoires qui auront toujours lieu avec les pays de départ et de
transit. A priori personne ne peut être contre cet objectif, tout le
monde y a intérêt et les plus ouverts et les plus fermés peuvent s’y
retrouver. Cela corrigerait beaucoup le phénomène politique aussi bien
au sein de la gauche que de la droite, les instrumentalisations ne
seraient plus les mêmes. Si cela n’a pas lieu et que nous continuons
dans la situation actuelle où les Européens ont le sentiment - à tort ou
à raison - que leur continent est une passoire, nous voyons bien où
pourront nous mener certaines extrapolations. S’ajoute à cela la grande
question de l’islam et de l’islamisation. Les réformateurs, les
intellectuels et beaucoup de personnalités au Maghreb ont prévenu qu’il
s’agissait d’un danger gigantesque que nous sous-estimons en Europe
parce que nous ne le voyons pas. Si cela s’ajoute à d’autres phénomènes
que nous refusons de voir, les sociétés européennes sont en effet assez
menacées parce que seuls des phénomènes négatifs se cumuleront.
Je
pense qu’une maîtrise raisonnable, intelligente et humaine des flux
migratoires est possible, ce qui est contraire à l’impression que l’on a
aujourd’hui. L’évolution politique n’est donc pas fatale.
Gérard ARAUD.-
Durant la première moitié de 2019, 30 000 personnes ont traversé la
Méditerranée. Ce qui ne représente rien mais a fait la une des journaux
et créé une obsession. Pour ce qui est de l’islamisation, il y a 9 % de
musulmans en France. Demandez à l’INSEE, regardez les statistiques: les
faits ne sont pas là. Il est vrai que l’immigration s’est accrue mais il
n’y a pas de grand remplacement, d’invasion migratoire.
Tous
ces discours ne sont pas rationnels, mais sont le signe d’une fièvre
obsidionale. Néanmoins, il faut soigner la fièvre parce qu’elle peut
tuer le malade. Nous avons donc sans doute besoin d’une politique
migratoire encore plus restrictive qu’elle ne l’est déjà. Mais je reste
convaincu que même avec une politique migratoire encore plus
restrictive, même avec zéro personne traversant la Méditerranée, Eric
Zemmour continuerait de crier à l’invasion. Peut-être tous les jours le
Français vivant dans la banlieue lointaine de Paris dit-il avoir peur de
l’immigré - mais son vrai problème ne vient pas de là. Son problème est
de savoir comment s’intégrer dans cette nouvelle économie. Dans la
Silicon Valley, j’ai rencontré de jeunes milliardaires de trente ans en
t-shirt noirs, me disant: «Dans vingt ans, nous n’aurons plus besoin de
80 % des gens». Là est le vrai problème. Il s’agit d’y répondre et de
réintégrer les gens dans l’économie en leur donnant l’impression qu’ils
participent à la vie sociale. Je suis convaincu que l’immigration n’est
pas le cœur du sujet.
Hubert VEDRINE.-
Je suis d’accord sur les conclusions mais il y a une part de perception
qui est énorme, qu’elle soit réelle ou instrumentalisée. Je pense que
ce phénomène est réel et ne concerne pas uniquement l’Europe mais le
monde entier. En Afrique du Sud, les discours sur l’invasion des
migrants venant du Ghana, du Zimbabwe sont bien plus durs que ceux de
Marine Le Pen. Tout ce que dit Gérard Araud sur l’économie, le travail,
les technologies est absolument vrai. Mais cela s’ajoute au vrai sujet
de la question migratoire. Le nier a contribué à faire s’effondrer les
partis de gouvernement à peu près partout. Ils sont directement
responsables de la montée de ce que l’on appelle «les populismes» qui
correspond simplement au décrochage de gens qui en ont assez de ne pas
être entendus et compris. Je pense donc qu’il faut à la fois traiter le
fond et la perception. Ce n’est ni bien ni charitable d’alimenter la
pompe aspirante qui fait que les meilleurs du Sahel s’en vont. Je
conteste les chiffres de l’INED car même si l’on admet que l’invasion
dont parle Stephen Smith n’existe pas, il n’empêche que tout cela amène à
faire fuir les individus les plus qualifiés de ces pays. Les gens qui
cherchent à émigrer vers l’Europe sont jeunes, entreprenants, courageux,
ils prennent des risques monumentaux, rassemblent l’argent de la
famille et s’endettent, … Ils doivent réussir pour rembourser la famille
et le groupe. Il n’est pas humain d’alimenter tout cela. Certaines
personnes généreuses, altruistes - pas uniquement les «cathos de gauche»
- alimentent le business des passeurs. Il compte pour plus d’argent en
Afrique que le trafic de drogue. Je pense que nous nous devons de
vraiment traiter le sujet. Peut-être suis-je marqué par un très ancien
souvenir d’Hassan II dans les années 90, disant à François Mitterrand
dans un dîner restreint, que le regroupement familial était une erreur
fatale: il anticipait le communautarisme.
Il
est responsable de dire qu’il faut reprendre le contrôle. Il faudra
toujours donner asile à des gens vraiment en danger et - pour beaucoup
de raisons - nous aurons toujours besoin d’un courant migratoire,
jusqu’au moment où il n’y aura plus de travail pour personne que ce soit
en Afrique ou ici. Je plaide pour que l’on prenne la question au
sérieux et que l’on oblige les pays de départ et de transit à prendre
leurs responsabilités.
Gérard ARAUD.-
Le président de la République, avant même son écent discours, parlait
d’une politique restrictive sur l’immigration. Mais dire que nous
pouvons avoir une politique restrictive et fermer les frontières ou
rétablir le contrôle aux frontières relève aussi de l’illusion. On ne le
peut pas. Les vraies frontières sont les frontières européennes. Il
faudrait donc refaire un Schengen plus efficace.
Dire
que l’Europe ne répond pas aux grands défis est faux. Les plus grands
défis qui nous attendent sont assez peu géopolitiques mais relève de la
gestion de l’éthique de l’intelligence artificielle, des questions de
surveillance. Il faut définir une politique des droits de l’homme dans
tous les nouveaux domaines: la reconnaissance faciale, les données
personnelles, le commerce international, les pandémies, …
Tous
ces grands sujets ne peuvent pas être traités par la France mais par
l’Union européenne. Elle ne peut pas envoyer des chars et des
cuirassiers bien sûr, parler d’armée européenne n’est pas sérieux. Mais
tous ces sujets essentiels pour notre avenir seront traités par l’Union
européenne. C’en est ainsi pour l’immigration aussi.
Hubert VEDRINE.-
Tout cela est très juste mais n’escamote pas les questions: comment se
comporter avec les Etats-Unis? Aurons-nous des Etats-Unis trumpistes
après Trump? Cette question ne disparaît pas avec les problématiques de
la nouvelle économie. Comment coexister de façon moins idiote avec la
Russie? Nous avons de plus mauvais rapports avec la Russie aujourd’hui
qu’avec l’URSS à l’époque. Il faut être très prudent. Que nous
arrivera-t-il dans la poursuite du bras-de-fer commercial entre la Chine
et les Etats-Unis? Cela ne concerne pas que les domaines des nouvelles
technologies. Que va-t-il se passer avec l’islam et l’espèce de guerre
mondiale entre les sunnites, entre les vrais extrémistes et les plus
modérés? Ajoutons à cela le compte à rebours écologique. Aucun sujet ne
fait disparaître les autres.
Gérard
Araud, vous avez été chargé de la mise en place du marché unique dans
les années 90. Vous comparez l’Union européenne à «une secte de vrais
croyants». Cette «secte» est-elle véritablement adaptée aux nouveaux
rapports de force qui se dessinent?
Hubert VEDRINE.-
Le vrai risque de reléguer la réponse à un organisme supranational,
c’est que les dévots de l’Europe ou de la communauté internationale, les
amis de la mondialisation heureuse l’ont compris comme l’idée que nous
n’avons plus rien à faire. Mais il n’y aura jamais de président global
d’un peuple global. Même en Europe! Soit nous agissons ensemble et nous
avons des progrès à faire dans ce domaine, soit l’on s’en remet à
l’Europe parce que tout est trop compliqué pour nous. Mais ce ne sera
certainement pas un commissaire lambda qui le fera à notre place. Le
risque du discours moderne, ouvert, intelligent, depuis des décennies
est qu’il a déresponsabilisé alors qu’il faut au contraire
responsabiliser à chaque niveau, désigner des niveaux de décisions qui
doivent être complémentaires. Nous pouvons agir au niveau français. La
question de l’échelle est peut-être une des raisons de la crise
démocratique: les peuples ne se sentirons pas dépossédés de leur pouvoir
si nous désignons clairement ce qui reste local, régional, national. La
réponse est dans le mot de subsidiarité qu’employait Delors pour calmer
ses troupes. Il faut voir ce qui relève de la commission et ce qui n’en
relève pas. Par exemple dans les questions migratoires, la commission
n’a pas de pouvoir particulier, cela relève vraiment des Etats qui
arrivent ou non à coopérer dans le Schengen actuel. Il ne faut donc pas
tout mélanger. Mais ce n’est pas non plus très compliqué de déterminer
ce qui est traité et à quel niveau. Quand on organise la COP21, très peu
de choses relèvent de la décision collective: tout redescend à un plus
petit niveau.
Gérard ARAUD.-
Cela étant, l’Union européenne, c’est nous, pour la simple raison que le
commissaire négocie sous mandat. La Commission ne négocie pas. Quel que
soit le sujet, elle n’a aucun pouvoir et négocie sur mandat des Etats.
Le commissaire ira voir le Russe ou le Chinois mais avec un mandat
approuvé par la France.
Hubert VEDRINE.-
Mais il faut un contrat démocratique clair sur le mandat donné.
Etes-vous contre ma remarque qui dit qu’il est dangereux de s’en
remettre à l’Europe?
Gérard ARAUD.-
Cela dépend des sujets. Tout ce qui compte dans le jeu politique ou le
rôle des armées, la défense etc. doit être géré au niveau national. On
meurt pour le drapeau tricolore, pas pour la Commission. Mais beaucoup
de de sujets doivent être traités par l’Union européenne. Et, encore une
fois, l’Union européenne, c’est nous, parce qu’elle n’agit que sur
mandat des Etats. Ce que l’on peut reprocher à l’Union européenne ce
n’est pas l’Union européenne en elle-même, ce serait trop facile. Ce que
l’on peut reprocher c’est un certain angélisme notamment par rapport à
la Chine. L’Union européenne a adopté des règles sur les investissements
chinois dans les secteurs stratégiques. Il faut accompagner encore ce
réveil de l’Union européenne sur certains sujets.
Hubert VEDRINE.-
Nous devons être plus clair, à chaque niveau, sur ce que nous attendons
de l’Europe. L’Union européenne a une responsabilité que Junker a
reconnue plusieurs fois. Les centaines de directives ou règlements ont
rendu allergique à l’Europe et à la construction européenne beaucoup de
pro-européens paisibles de centre-gauche ou centre-droit. Le marché
commun étant plutôt débonnaire, c’est vraiment l’acte unique de 1986 qui
a été une usine à directives normalisatrices. Junker a reconnu le tort
de l’Union européenne dans la réglementation à outrance. Nous avons
ainsi connu des batailles pour savoir si une réglementation ou une
directive cadre ne suffirait pas et à chaque fois nous avons abouti à
des directives de plus en plus détaillées. Je pense que ceux qui ont
fait cela par conviction, en idéalistes de l’Europe, par leur
perfectionnisme ont contribué à créer entre les pro-européens classiques
et les anti-européens - une grosse zone devenue énergique, de gens
devenus sceptiques, découragés par des promesses grandiloquentes non
tenues. Nous aurions besoin de corrections énormes sur le mode de
fonctionnement de la subsidiarité. Il faudrait savoir qui est réellement
chargé de quoi, qui est responsable de quoi après devant le peuple
furieux chaque matin.
Ce blog est ouvert à la contradiction par la voie de commentaires. Je tiens ce blog depuis fin 2005; je n'ai aucune ambition ni politique ni de notoriété. C'est mon travail de retraité pour la collectivité. Tout lecteur peut commenter sous email google valide. Tout peut être écrit mais dans le respect de la liberté de penser de chacun et la courtoisie. - Je modère tous les commentaires pour éviter le spam et d'autres entrées malheureuses possibles. - Cela peut prendre un certain temps avant que votre commentaire n'apparaisse, surtout si je suis en déplacement. - Je n'autorise pas les attaques personnelles. Je considère cependant que ces attaques sont différentes des attaques contre des idées soutenues par des personnes. Si vous souhaitez attaquer des idées, c'est bien, mais vous devez alors fournir des arguments et vous engager dans la discussion. - Je n'autorise pas les commentaires susceptibles d'être diffamatoires (au mieux que je puisse juger car je ne suis pas juriste) ou qui utilisent un langage excessif qui n'est pas nécessaire pour l'argumentation présentée. - Veuillez ne pas publier de liens vers des publicités - le commentaire sera simplement supprimé. - Je suis pour la liberté d'expression, mais il faut être pertinent. La pertinence est mesurée par la façon dont le commentaire s'apparente au sujet du billet auquel le commentaire s'adresse. Si vous voulez juste parler de quelque chose, créez votre propre blog. Mais puisqu'il s'agit de mon blog, je vous invite à partager mon point de vue ou à rebondir sur les points de vue enregistrés par d'autres commentaires. Pour ou contre c'est bien. - Je considère aussi que la liberté d'expression porte la responsabilité d'être le propriétaire de cette parole.
J'ai noté que ceux qui tombent dans les attaques personnelles (que je supprime) le font de manière anonyme... Ensuite, ils ont l'audace de suggérer que j'exerce la censure.
le regroupement familial était une erreur, tout est dit en une phrase...............
RépondreSupprimer