Une semaine après l’attaque de la préfecture de police de Paris qui a
fait quatre morts, Emmanuel Macron a appelé de ses vœux une “société de la vigilance” et Christophe Castaner a demandé un ”éveil collectif” face à l’Islam politique.
Le ministre de l’Intérieur a listé, à plusieurs reprises,
les “signes de radicalisation” qui nécessiteraient un signalement en
vue d’une enquête approfondie, comme “le port de la barbe, la pratique
régulière et ostentatoire de la prière rituelle, une pratique religieuse
rigoriste, particulièrement exacerbée en matière de Ramadan” ou encore
“le refus de serrer la main à une femme, le port du voile intégral en
dehors du travail”.
S’il a précisé devant le Sénat que “personne
ne fait de lien entre la religion musulmane et le terrorisme, ni même
entre la religion musulmane, la radicalisation et le terrorisme”, ses
propos ont suscité des réactions, notamment sur Twitter avec le
#SignaleUnMusulman, qui se moquait de ses propos, faisant remarquer par
exemple, comme l’a fait le député M’Jid El Guerrab que lui-même portait
la barbe.
Ce mot-clé a été diffusé plus de 50.000 fois, à l’heure
où nous écrivons ces lignes, selon les chiffres de Visibrain,
plateforme de veille médiatique.
Visibrain
Le
hashtag #SignaleUnMusulman a été utilisé près de 50.000 fois en
quelques jours, en riposte aux propos du ministre de l'Intérieur
Pour y voir plus clair, Le HuffPost a
interrogé la doctorante en sciences politiques et spécialiste de
l’Islam en France, Fatima Khemilat. Pour la chercheuse, ces propos
“stigmatisent une religion” et sont “dangereux”.
Quand certains appellent à ne plus laisser passer les “signaux clignotants”,
la chercheuse à l’avis très tranché, estime au contraire que les
pratiques visées par le ministre sont “banales pour un musulman
pratiquant” et que ses propos, au-delà de “diviser la société”,
contribuent à “renforcer le terrorisme”.
Le HuffPost:
Qu’avez-vous pensé des propos de Christophe Castaner sur les signes de
radicalisation qu’il faudrait identifier chez les musulmans pour
prévenir les attentats terroristes?
Fatima Khemilat:
Depuis 2015, il y a la volonté d’élaborer des critères objectifs pour
définir si un individu est radicalisé ou pas. Sauf qu’avec cette
indexation, des gestes de la pratique banale et quotidienne de l’Islam
sont considérés comme étant la preuve d’une radicalisation.
Pour
chacun des critères indiqués par Christophe Castaner, pouvez-vous nous
donner votre interprétation. Le fait de porter une barbe?
Ce
qui est intéressant avec la barbe, c’est qu’elle est devenue à la mode
depuis dix ans, dans les magazines et dans les médias. Qu’est-ce qui va
différencier un individu qui s’appelle Mohamed et qui porte une barbe,
d’un individu qui s’appelle Christophe, et qui en porte une aussi?
Qu’est-ce qui les distingue si ce n’est la question religieuse supposée
et la question raciale. Qui nous dit que Mohamed est musulman?
Si
un comportement est considéré comme à la pointe de la mode pour des
individus, mais pas pour d’autres, parce qu’ils n’ont pas le bon prénom,
c’est discriminant et arbitraire. Par ailleurs, le port de la barbe
n’est pas obligatoire dans le culte musulman. C’est donc absurde d’en
faire un indicateur de radicalité.
“Une pratique religieuse rigoriste, particulièrement exacerbée en période de Ramadan”?
Cela
prouve la profonde méconnaissance du gouvernement vis-à-vis de la
population musulmane de France. Les études sociologiques sur les
comportements des musulmans en Europe établissent que la pratique
religieuse la plus suivie par les musulmans est précisément le ramadan.
Même
pour les musulmans non pratiquants le reste de l’année, le mois du
ramadan reste un minimum. C’est pourquoi il est “normal” que la pratique
religieuse soit plus intense ce mois-là. Faire d’un acte de dévotion un
signe de radicalité est particulièrement inquiétant, voire
irresponsable.
“La conversion”?
C’est ce
qui fait que Julien, quand il porte une barbe, est dans la catégorie
“hipster” et qu’il entre dans la catégorie des suspectés dès qu’il se
convertit? C’est bien le fait d’être musulman qui pose problème ici.
Faire de la conversion un indicateur de la radicalité désigne l’Islam
comme un problème. Christophe Castaner fait une pirouette en disant il
ne faut pas faire d’amalgames, en réalité si se convertir est un signe
de radicalité, c’est bien que c’est l’appartenance à l’Islam qui est
visée.
“Avoir une hyperkératose” (épaississement de la peau dû au frottement du tapis pendant la prière, NDLR)?
Ça
arrive aux personnes qui prient beaucoup à cause des points d’appui
durant la prière. Dans les milieux pratiquants, c’est positif, ça veut
dire qu’on est pieux, mais pour le ministère, c’est un signe de
radicalisation. On voit bien comme les deux grilles de lecture
s’opposent. Emmanuel Macron parle des “petits riens qui deviennent des
grandes tragédies”. Or, ces “petits riens” peuvent avoir des
significations très différentes selon où l’on se place. C’est donc trop
subjectif pour en faire des critères sérieux de radicalisation.
“Une pratique régulière ou ostentatoire de la prière rituelle”?
C’est
le point le plus problématique. Dans les canons musulmans, faire la
prière, c’est dans les cinq piliers de l’Islam, c’est la base, le “Smic”
de la pratique. Ça veut dire qu’on aurait des centaines de milliers de
musulmans radicalisés en France ? Je ne le crois pas.
Le HuffPost: “Faire la bise ou ne plus faire la bise (...) Accepter de faire équipe avec une femme ou pas ?”
Le
même comportement sexiste va être considéré comme radicalisé à partir
du moment où la personne qui le réalise est musulmane. Il y a des
policiers non musulmans qui vont refuser de faire équipe avec une femme.
Là on ne parle pas de radicalité. Pourtant, c’est sexiste. On utilise
la lutte pour l’égalité entre les hommes et les femmes pour discriminer,
c’est ce qu’on appelle le fémonationalisme.
Castaner n’est pas le grand Mufti de France.Fatima Khemilat
Comprenez-vous les femmes qui se plaignent de ce genre de comportements?
Oui,
mais c’est un problème managérial, pas théologique. Ce n’est pas au
ministre de l’Intérieur de définir ce qu’est la bonne interprétation du
culte ou non, si ce n’est à faire de lui le grand Mufti de France.
Pour vous, le fait de ne pas saluer une femme au travail n’est pas un signe “inquiétant”?
Ce
qui prime en droit, c’est la liberté individuelle. On a le droit de ne
pas vouloir faire la bise à quelqu’un, même si cela peut être vexant par
ailleurs. L’Etat n’a pas à statuer là-dessus, sinon on rentre dans le
polissage des comportements et le contrôle des corps.
On est en train d’inciter à la discrimination.
“Un changement de comportement dans l’entourage”?
Qu’est-ce
que ça veut dire? Quelqu’un qui est rupture familiale serait suspecté
d’emblée? Parmi les convertis, beaucoup sont rejetés par leur famille.
Est-ce un indicateur de radicalité alors qu’ils sont eux-mêmes victimes
de l’exclusion de la part de leurs familles? Tout ça n’a pas de sens.
On
sort de l’État de droit. On plonge les gens dans une insécurité
juridique. Qui fixe quels critères qui doivent être retenus pour
dénoncer une personne, quel seuil de religiosité doit être atteint? On
est en train d’inciter à la discrimination de milliers de Français de
confession musulmane. C’est très dangereux: on met des coups de canif
dans les libertés fondamentales et l’unité nationale.
“Porter le voile intégral pour une fonctionnaire en dehors du travail”?
C’est
un exemple absurde. Le voile intégral est interdit depuis 2010. Une
femme qui a une pratique orthodoxe de la religion et qui pense qu’il
faut se couvrir le visage accepterait-elle de ne pas porter un foulard
pendant huit heures par jour? Si c’est le cas, ça veut dire qu’elle
respecte les lois de la République. Sinon, elle ne pourra tout
simplement pas être fonctionnaire.
Dire “Charlie c’est bien fait”?
Là,
c’est déjà quelque chose qui tombe sous le coup de la loi. C’est de
l’apologie du terrorisme. Effectivement, au moment des attentats de
2015, des personnes ont dit qu’elles n’étaient pas solidaires. Qu’est-ce
qui fait qu’elles ont dit ça? Il y a un dialogue à ouvrir. Quand on est
dans le signalement, on est déjà dans la sanction, ce qui va renforcer
le sentiment de persécution. Il vaut mieux engager une discussion,
chercher des réponses.
“Ce type de mesures et de discours renforcent le terrorisme”Fatima Khemilat
Que pensez-vous des propos d’Emmanuel Macron qui appelle à une “société de vigilance” et à combattre “l’hydre islamiste”?
J’appelle
ça la société de délation. C’est extrêmement dangereux quand une partie
de la population, la majorité, est incitée à scruter, jauger et
dénoncer une minorité, d’autant plus quand elle a le soutien de l’État.
Emmanuel Macron parlait de “l’hydre islamiste”, ce monstre de la
mythologie a plusieurs têtes qui se régénèrent doublement à chaque fois
que l’on lui coupe l’une d’elles.
Si on devait filer la métaphore,
je dirais que c’est exactement ça, en prétendant combattre la bête
immonde du terrorisme à l’aide d’amalgames, à chaque fois que les
autorités publiques pensent stopper une personne radicalisée, elles
participent à en créer deux autres. Nous n’affaiblissons pas le
terrorisme par ce type de mesures et de discours, nous le renforçons.
Quand
on prend l’attaque de la préfecture de police de Paris, on peut se dire
que les propos de l’assaillant sur Charlie Hebdo auraient pu être un
indice et donc être signalés...
Il y a eu une faille dans
la sécurité, comme l’a reconnu lui-même le ministre de l’Intérieur. Ce
qui est dangereux, c’est d’utiliser ce terme de “radicalisation” qui est
galvaudé. C’est une catégorie d’État sur laquelle on ne s’interroge
plus. Avant on parlait de djihadisme, car l’ennemi allait à l’étranger,
maintenant qu’il est à “l’intérieur” on parle de radicalité. Ça ne veut
plus rien dire, d’autant qu’au vu des nouveaux critères, tout musulman
pratiquant est un radicalisé potentiel. Pour le ministre de l’Intérieur,
un bon musulman est un musulman qui ne l’est plus du tout.
Quelle est la frontière entre salafisme et djihadisme?
Un
salafiste n’appelle pas forcément à la violence, là encore le problème
c’est l’ignorance et les amalgames. On fait comme si salafisme,
orthodoxie et djihad étaient des synonymes. On n’a pas cessé de déplacer
le curseur jusqu’à confondre indicateurs de religiosité et signes de
radicalité.
Selon vous, comment détecter une personne qui s’apprête à commettre un attentat terroriste islamiste?
L’appel
à la violence et le fait de commettre des violences. C’est là qu’on
bascule. S’il y a des signes d’intention de passage à l’acte, là, oui,
évidemment ça tombe sous le coup de la loi.
Que pensez-vous du hashtag #SignaleUnMusulman? C’est
tout à fait ça. On n’appelle plus à signaler un appel à la violence ou
des actes criminels, mais des pratiques religieuses jugées trop
orthodoxes. Et encore, chacun interprète cela comme il le veut, puisque
Mohamed qui porte une barbe n’est peut-être même pas religieux. On se
met à traquer les comportements de “musulmans d’apparence”, comme disait Nicolas Sarkozy. On bascule ainsi dans la racialisation de la religion, et là, c’est du racisme.
Le
gouvernement a la responsabilité de protéger ses citoyens et le devoir
moral de ne pas stigmatiser une partie de sa populationFatima Khemilat
Christophe
Castaner dit que ce n’est pas de la délation mais de la
“responsabilité” et qu’il faut ouvrir les yeux collectivement sur le
danger d’un islam politique. Qu’en pensez-vous?
Evidemment
qu’il y a toujours une responsabilité collective. Mais c’est à la
police et aux renseignements de faire leur travail. Les citoyens n’ont
pas de délégation de pouvoir de police. La responsabilité est
gouvernementale. Il y a eu des refontes profondes des services de
renseignements dont on est en train de payer les frais. Le gouvernement a
la responsabilité de protéger ses citoyens et le devoir moral de ne pas
stigmatiser une partie de sa population. Il ne faut pas tomber dans la
psychose et assurer l’unité du pays au lieu de réactiver le clivage “eux
et nous”.
Que voulez-vous dire?
C’est la
double peine pour les musulmans: ils sont victimes du terrorisme comme
n’importe quel citoyen, mais en plus, ils subissent la stigmatisation de
la part de leur gouvernement. La première victime de l’attentat de Nice
est une mère de famille musulmane voilée. Ahmed Merabet, le policier
qui est mort dans l’attentat de Charlie Hebdo était musulman. Il ne s’en
cachait pas. S’il était encore en service aujourd’hui, est-ce qu’on le
suspecterait d’être un terroriste?
Ce blog est ouvert à la contradiction par la voie de commentaires. Je tiens ce blog depuis fin 2005. Tout lecteur peut commenter sous email valide et sous anonymat. Tout peut être écrit mais dans le respect de la liberté de penser de chacun et la courtoisie. Je modère les commentaires pour éviter le spam et d'autres entrées malheureuses possibles. Cela peut prendre un certain temps avant que votre commentaire n'apparaisse, surtout si je suis en déplacement.
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