01/09/2019

Edgar Morin : « Nous vivons une crise de civilisation, d’humanité même » dans son dernier son livre "Les souvenirs viennent à ma rencontre"

Source: merci l'OBS
Edgar Morin s’est récemment exilé de son Paris natal pour s’installer à Montpellier, dont il arpente les rues piétonnes en habitué que chacun salue. Tout juste rentré du Brésil, ce quasi-centenaire – 98 ans ! – à la démarche légère pétille d’humour. Il publie « Les souvenirs viennent à ma rencontre », Mémoires où se bousculent amis, amours, passions intellectuelles et réflexions sur son parcours.
« Je me sentais le devoir d’écrire ce livre pour toutes ces personnes tout aussi admirables que j’ai côtoyées et qui sont restées dans l’oubli ou dans l’ombre. Tous ces amis, compagnons de route. Et aussi pour raconter comment le communisme a broyé des personnes généreuses et intelligentes. »L’occasion pour cet intellectuel médiatique, « connu mais méconnu », de revenir sur son travail de chercheur original et franc-tireur.

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L’OBS. Vous êtes un intellectuel connu du grand public pour ses nombreux engagements. Il semble que vous êtes tombé dans la politique très jeune, dès l’adolescence. Avant le début de la guerre, votre père vous encourageait plutôt à une sage prudence.
Edgar Morin. Mais nous vivions une période tellement intense, éruptive ! Ce sont les événements qui m’ont conduit à la politique. Lorsque Hitler est arrivé au pouvoir, je n’avais que 11 ans, je n’ai pas bien compris ce que cela représentait, mais l’émeute du 6 février 1934, quand la droite et l’extrême droite ont attaqué le Palais-Bourbon, faisant plusieurs morts, a brutalement fait surgir la politique dans nos discussions en classe. On se divisait, on s’insultait, on s’empoignait suivant les convictions de nos parents. Ce qui a provoqué mon engagement, c’est le Front populaire. Très vite, il y a eu une vague de grèves et s’est installée une atmosphère plus électrisante que celle que nous connaîtrons en Mai-68, une sorte de frisson et d’espoir incroyable. Tout le monde se parlait, discutait dans la rue, même les vendeuses des Grands Magasins avaient cessé le travail.
J’ai commencé à lire les journaux, à vouloir comprendre ce qui se passait. Au même moment se déroulait la guerre d’Espagne : j’étais très conscient que ce n’était pas seulement la République contre Franco, mais aussi une lutte interne à la République. Ses victimes étaient les anarchistes et les trotskistes, dont je me sentais proche. J’étais très ému par les sévices et les meurtres qui les frappaient. A 15 ans, je suis allé à la Solidarité internationale antifasciste, un organisme libertaire, pour participer à la confection de colis. C’est mon premier acte politique.
Malgré votre jeunesse et l’attrait romantique de la révolution, vous n’avez donc jamais cru aux « lendemains qui chantent » ?
Le mythe révolutionnaire me portait « sentimentalement », mais je ne pouvais pas y adhérer pleinement. C’était le moment des procès de Moscou (1936-1938). Des publications dénonçaient cette mascarade, même si d’autres partis de gauche, pour des raisons stratégiques, ne voulaient pas trop en parler. La propagande du Parti communiste affirmait que les accusés, d’anciens dirigeants de la révolution, étaient devenus des traîtres et des espions, et comme ils avouaient, cela semblait possible à beaucoup de gens. Ne pouvant être ni nazi ni stalinien, j’ai été, et je suis redevenu, de ceux qui recherchent une troisième voie : réformatrice, démocratique, socialiste. Je lisais les quelques penseurs qui s’y efforçaient, notamment Simone Weil et Emmanuel Mounier. J’ai adhéré à un petit parti qui se battait sur les deux fronts, contre le nazisme et le communisme. Puis, avec la guerre et le déferlement du Reich sur l’URSS, je suis entré dans la Résistance et je me suis converti au communisme au début de l’année 1942.
Qu’est-ce qui vous décide alors à adhérer au Parti communiste malgré vos réticences ?
Dès l’occupation allemande, tout espoir d’une troisième voie politique s’est éteint. Je me suis décidé dans un contexte de guerre. Le 5 décembre 1941, alors que la conquête de l’URSS par les nazis semblait inéluctable, Moscou a résisté, offrant la première victoire contre Hitler. 48 heures plus tard, les Etats-Unis sont entrés en guerre. Un certain espoir est revenu. J’avais exactement 20 ans, je voulais vivre intensément et non survivre, me planquer, c’est le romantisme de la jeunesse.
Dans la résistance, nous étions jeunes pour la plupart, nos chefs avaient 28 ou 29 ans. Le communisme était un mouvement mondial, grâce à lui, on pouvait unir cette lutte patriotique à l’émancipation de l’humanité. La propagande officielle du Parti continuait à être sectaire et même bête, hypernationaliste, anti « boche » mais j’ai pensé que tous les vices de l’URSS étaient le fruit de son encerclement par les capitalistes et de l’arriération de l’époque tsariste qui pesait sur le pays, que ses défauts disparaîtraient et que son idéologie de fraternité s’imposerait, au moins en Europe.
Ces raisons apparemment rationnelles s’accompagnaient d’une dimension mystico religieuse. Le communisme promettait le salut, non pas dans le ciel, mais sur terre, avec un messie : le prolétariat et une apocalypse, la lutte finale où les forces du mal seraient détruites. J’ai été vite désabusé, dès la reglaciation stalinienne et je suis devenu un autonome de gauche, « sans parti ». Je regrette de m’être trompé mais je ne regrette pas cette expérience. Grâce à elle, je me suis immunisé contre une façon polémique, grossière, de voir les problèmes humains et politiques.
Le Parti avait quelque chose d’une église et vivre à l’intérieur, comme j’ai eu quelques responsabilités, c’était un peu comme avoir un petit poste au Vatican. C’est un monde que ceux qui ne l’ont pas vécu de l’intérieur ne peuvent absolument pas comprendre, c’est pour cela que j’ai écrit « Autocritique ». Pendant cette période de guerre, j’étais très content d’avoir une double identité, j’appartenais à un mouvement de résistance gaulliste « classique » et, en même temps, secrètement, j’étais lié au comité central du Parti communiste. J’avais ce lien mystique avec le Parti mais mon lien concret, de camaraderie, c’était avec les camarades qui n’en étaient pas. J’ai échappé à la vie sectaire des communistes.
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« Le capital est infiniment plus puissant que dans les années 1930 »

On compare régulièrement notre époque à la fin des années 1930. Qu’en pensez-vous ?
C’est le même somnambulisme, le même refus de voir les périls. La différence, c’est qu’à l’époque, le danger venait d’une puissance à volonté hégémonique raciste ; aujourd’hui, les périls sont autres. Les idéologies de gauche étaient solides, alors que nous assistons à présent à leur décomposition. La gauche est en miettes. Ses divers représentants s’imaginent qu’en se regroupant, ils trouveront la solution, alors qu’il s’agit de repenser totalement sa philosophie. A droite, il n’y a pas de pensée, sinon un nationalisme étroit conjugué à un libéralisme mondialisé.
Vous appartenez à cette poignée de pionniers qui, dès 1972, avec Ivan Illich, alertaient sur l’impact que la dégradation de la biosphère aurait sur nos vies.
Tout ce qui se produisait était toujours vu comme accidentel (les pluies acides, la catastrophe nucléaire de Three Mile Island, la déforestation, le recul de la biodiversité), alors que tous ces phénomènes s’inscrivaient dans un processus global de dégradation de la biosphère. Notre civilisation était fondée sur le mythe de la conquête de la nature et de la dissociation absolue entre l’humain et le naturel. La Bible pose que Dieu a créé l’homme à son image, le séparant de l’animal ; Descartes a formulé que par la science les hommes se feraient « comme maîtres et possesseurs de la nature » ; l’idée a été reprise par Buffon ou Karl Marx. Aujourd’hui encore, la biologie étudie le cerveau, et laisse l’esprit à la psychologie. Il a fallu un temps considérable pour surmonter, et en partie seulement, ce formidable hiatus intellectuel.
René Dumont, André Gorz, d’autres et moi-même avions donné les fondements pour une politique cohérente, mais nous prêchions dans le désert. Les responsables politiques ne s’intéressent pas aux idées. Même les porte-parole de l’écologie se sont bien gardés de penser l’ampleur du problème. Ils se sont focalisés sur des points purement anecdotiques. Au moins, en Allemagne, l’union des écologistes et des sociaux-démocrates a permis une gestion écologique de certaines villes. Ce n’est que très récemment, avec le réchauffement climatique, que les Etats ont commencé à bouger un peu : grâce à l’énergie d’un Nicolas Hulot, on a signé des accords comme celui de Paris. Des mouvements citoyens, notamment dans la jeunesse, des associations, des tentatives pour créer des écoquartiers ou faire de l’agroécologie fleurissent, mais il n’y a malheureusement toujours pas de lame de fond ni de grande prise de conscience.
Un projet « raisonnable » peut-il suffire à entraîner les foules ?
C’est vrai, il est indispensable de proposer une direction qui donne de l’espérance, ce que j’ai voulu faire dans mon livre « la Voie ». Il faut se mobiliser non seulement pour sauvegarder la nature, mais aussi pour retrouver une qualité de vie et changer nos habitudes. On peut faire d’énormes investissements économiques pour détoxiquer les villes, les campagnes, faire régresser l’agriculture industrielle, et ainsi améliorer notre quotidien. L’écologie doit être un élément essentiel d’une nouvelle pensée politique.
Que pensez-vous de la récente conversion d’Emmanuel Macron à l’écologie ?
Rien ne changera si Macron n’abandonne pas le fondement néolibéral de sa politique. L’idée qu’un ruissellement découlerait automatiquement de l’enrichissement des premiers de cordée tout en faisant des coupes budgétaires dans les hôpitaux ou l’enseignement est totalement erronée. Tant qu’il aura la conviction que le salut viendra de l’argent, rien de nouveau n’arrivera, sinon des mesures partielles comme celles sur l’économie circulaire ou les déchets. Les politiques sont toujours en manque de temps et se fient à des experts qui sont eux-mêmes incapables d’une pensée qui fasse le lien entre problèmes particuliers et globaux.
La crise de la démocratie est-elle profonde ?
Les systèmes néo-autoritaires se répandent dans le monde entier, y compris en Europe. Il n’est du reste pas dit que la France ne soit pas déjà atteinte. Dans certains cas, comme Bolsonaro au Brésil, les dirigeants sont entièrement aux mains des puissances d’argent, dont ils permettent le déchaînement hors de contrôle. Le capital est infiniment plus puissant que dans les années 1930, où toute la presse dénonçait les « deux cents familles ». On n’entend plus de telle dénonciation aujourd’hui. Le mot d’« entrepreneur » a remplacé celui de « capitaliste » ou de « patron » ; tout un vocabulaire managérial s’est imposé, d’apparence plus aimable, qui masque la violence économique.
Politiquement, nous en sommes réduits, dites-vous, à un vide de la pensée ?
Il y a d’abord eu la réduction du politique à l’économique, et de l’économie au néolibéralisme, durant les années Thatcher et Reagan. Puis, les partis politiques sclérosés n’ont pas su renouveler leur pensée face à la complexité croissante des problèmes. Or la démocratie ne vit que d’antagonismes féconds, d’oppositions d’idées. Celles-ci ont été remplacées par des oppositions de personnes. Les politiques, au lieu d’être les éclaireurs, comme sur la question des migrants par exemple, se conforment à ce qu’ils croient être l’opinion majoritaire. Ils sont de plus en plus hermétiques à tout humanisme à l’égard de ceux qui souffrent, qui sont humiliés, offensés. La France, qui était un pays d’accueil, s’est montrée très égoïste. La crise que nous vivons n’est pas seulement économique, mais une crise de civilisation, d’humanité même. Elle suscite des angoisses et des incertitudes. On ne croit plus au progrès, et les esprits se replient sur eux-mêmes, sur leurs identités particulières, nationales, ethniques ou religieuses. Il nous manque une conscience globale du destin de l’humanité et des dangers planétaires.
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« Ma façon de penser n’est pas institutionnelle. Je suis déviant »

Pourriez-vous, en quelques mots, nous expliquer comment s’est formée votre « pensée complexe » ?
Au sortir de la guerre, j’ai écrit « l’An zéro de l’Allemagne ». Mon éditeur m’avait proposé d’écrire un essai historico-sociologique. J’ai choisi le thème de la mort et des attitudes humaines envers elle. J’étais très marqué par la disparition de ma mère quand j’avais 10 ans, j’avais vu plusieurs de mes camarades tués pendant la Résistance, j’avais risqué ma vie : le sujet s’imposait à moi. Cela m’a entraîné dans un voyage vers presque toutes les disciplines, à commencer par la biologie et la préhistoire, pour connaître nos comportements les plus anciens ; la psychologie, notamment celle de l’enfant lorsqu’il découvre la mort ; les religions, puisque toutes entendent lui apporter une solution ; sans parler de la poésie et de la littérature, et évidemment de la psychanalyse.
Le problème était d’organiser ensemble toutes ces connaissances qui sont naturellement liées dans la vie mais séparées dans le champ du savoir, et les différents paradoxes qui en découlaient. Le premier d’entre eux, c’est que l’être humain a pleinement conscience que la mort est une décomposition des corps – il creuse des tombes, incinère ses défunts –, mais en même temps, il pense qu’existe un spectre, un double ou un fantôme qui lui survivra de façon immatérielle. La mort est donc niée tout en étant reconnue. Le second paradoxe, c’est que les êtres humains tiennent la mort en horreur et font tout pour lui résister, tout en étant capables de sacrifier leur vie pour leur famille, leur patrie, leur religion, leur communauté.
J’ai ainsi pu développer une façon de travailler pluridisciplinaire et transversale, avec des méthodes et des principes pour relier ces différents savoirs. Et je me suis vite rendu compte que, pour traiter tous les problèmes fondamentaux, cette approche était en réalité indispensable. Prenez la mondialisation actuelle, c’est un phénomène non seulement politique, mais aussi économique, démographique ou religieux.
Je prends au sérieux le mot de « chercheur ». Je n’ai jamais cessé de chercher, lorsque j’étais au CNRS mais aussi en fondant la revue « Arguments » (1956-1962) pour découvrir de nouveaux auteurs. C’est au fil des années, sous l’influence de certains d’entre eux, que m’est venue l’idée de traiter la complexité elle-même, ce terme très utilisé mais qui n’explique rien. La complexité est le défi majeur posé à la connaissance. Elle est au cœur de mon ouvrage « la Méthode », et est devenue le thème unificateur de ma pensée.
A l’université, racontez-vous, un professeur d’histoire de la Révolution vous avait déjà mis sur la piste…
Ce professeur d’histoire de la Révolution, Georges Lefebvre, m’a donné deux idées maîtresses. La première, c’est que les résultats des actions n’obéissent que rarement aux intentions – ce que j’ai appelé « l’écologie de l’action ». Ainsi, les Etats généraux qui avaient été convoqués par la noblesse dans l’espoir de restaurer ses privilèges amoindris par Louis XIV, ont conduit à leur abolition. Il m’a aussi enseigné combien tous les historiens successifs, au XIXe et au XXe siècle, ont vu la Révolution en fonction de l’expérience de leur époque et de leurs propres convictions. C’est pour cela qu’il faut sans cesse s’autoanalyser ou, du moins, essayer de le faire. On devrait l’enseigner dès les petites classes.
Vous avez l’horreur du sectarisme, de rejet des autres, du herem ?
J’ai adopté la phrase de Pascal, reprise d’ailleurs sans le savoir par Niels Bohre : le contraire d’une grande vérité n’est pas une grande erreur, c’est une vérité contraire. Je sais qu’il peut y avoir même dans l’idée opposée une part de vérité qu’il faut reconnaître.
Vous retenez de Hegel la « nécessaire dialectique » ?
Oui, mais chez Hegel, les contradictions trouvent leurs solutions et se dépassent. Héraclite, six siècles avant notre ère, disait : concorde et discorde sont père et mère de toutes choses, pour décrire ce mélange de chaos et d’organisation qui est au cœur de tout. C’est ce que Freud appelait la lutte entre Eros et Thanatos. L’un des travers de notre façon de penser, fondée sur la logique aristotélicienne, est qu’il faut résoudre toute contradiction.
Or, le physicien Niels Bohr a démontré que la matière elle-même pouvait avoir des propriétés contradictoires. Ce paradoxe n’est pas seulement physique : le continu et le discontinu se retrouvent en tout. Tout ce qui est séparé est en même temps inséparable. Nous sommes à la fois des individus distincts et les membres indissociables d’une société, d’une espèce. Nous sommes prisonniers d’une forme de logique qui n’est valable que pour des choses arbitrairement découpées et isolées.

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D’où vient, selon vous, l’écart entre votre reconnaissance publique et la relative méconnaissance de votre système de pensée ?
Ma façon de penser n’est pas institutionnelle. Je suis déviant, je ne suis pas dans les normes. Heureusement, le CNRS m’a toléré, et j’ai pu y bâtir mon œuvre. Pour un universitaire, sa discipline est son jardin, il arrose ses plantes favorites pour faire pousser de bons disciples. Je n’ai ni jardin ni propriété, je suis comme un arbre dont les graines se dispersent à tous vents. Parfois elles germent, parfois non. Quelques universitaires en France enseignent la « connaissance complexe » ; des thèses sont faites à l’étranger sur mon œuvre et je dirige des recherches. Ma pensée s’exprime dans des articles, dans « le Monde » ou « le Nouvel Observateur », dans des interventions à la radio. Mais l’apport fondamental de mon travail, celui qu’on trouve dans mes ouvrages les plus difficiles, n’est pas reconnu, ou bien par bribes éparses. Je reste persuadé qu’il faut décongestionner la pensée, la déscléroser, sans quoi la connaissance est myope, voire aveugle.
Dans les années 1960, au « Nouvel Observateur », s’affrontaient deux modes de pensée, l’un défendu par Sartre, l’autre par Mendès France. Comment vous situiez-vous par rapport à eux ?
Sartre, sauf à la fin de sa vie, s’est toujours trompé en politique, ce qui ne l’empêchait pas d’être un écrivain génial. Son rôle de vedette politique à « l’Observateur » me semblait un peu démago. Mendès France, lui, a été empêché de prendre toute sa dimension par sclérose politique, comme le sera plus tard Rocard. Je me suis lié d’amitié avec Jean Daniel dès la fondation du journal, même s’il est vrai que jusqu’en 1968-1970, j’ai évité les sujets de désaccord. Par la suite, nous avons toujours été, comme on dit, sur la même longueur d’onde. Je n’ai jamais cessé d’admirer la qualité d’intelligence de Jean.
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« Si le meilleur n’est pas promis, le pire n’est pas certain »

Vous rentrez d’un séjour au Brésil.
Je m’y rends régulièrement, même si ces dernières années j’ai limité mes voyages intercontinentaux, à cause de l’âge. J’aime beaucoup ce pays où il y a une grande vitalité, beaucoup d’initiatives mais malheureusement, du point de vue politique, c’est un désastre total avec l’accession au pouvoir d’un personnage inculte et uniquement occupé par l’économie. Si cela continue, l’Amazonie va être totalement détruite et pas seulement l’Amazonie végétale, environnementale, mais humaine. Les peuples premiers sont tous nos pères et nos mères, ils ont conservé des qualités d’entraide, de communauté, de solidarité que nous avons perdues. Il ne s’agit pas de faire l’éloge du bon sauvage, certains se montrent très cruels avec leurs ennemis, mais ils constituent un trésor humain et culturel.
Vous sentez-vous toujours « de gauche » ?
Pour moi, être de gauche, c’est sentir vivantes en soi ses trois sources : la source libertaire, c’est-à-dire l’épanouissement des individus ; la source socialiste, c’est-à-dire l’amélioration de la société ; et la source communiste, soit la fraternité et la communauté. A cela, j’ai ajouté la source écologique, qui est notre relation avec la nature. Depuis que j’ai quitté, voici plus de 70 ans, le Parti communiste, je n’ai plus appartenu à aucun parti, pas même au PSU – quoi qu’en dise ce satané Wikipédia ! J’ai fait de la politique hors parti, à travers des tribunes et des livres, mais je me sens plus authentiquement de gauche que ses représentants officiels actuels.
Engagé jusqu’à votre dernier souffle ?
Une fois encore, j’y suis poussé par les circonstances. Nous vivons aujourd’hui, avec la mondialisation, l’union de deux barbaries. L’une vient du fond des âges, fondée sur la domination, le mépris, la mort, le massacre, la servitude. Et l’autre, glacée et froide, est celle du calcul et du profit. Malheureusement elles s’associent très bien entre elles. La Chine a même réussi l’union parfaite entre capitalisme et communisme autoritaire ! En Iran, les ayatollahs les plus rétrogrades adoptent les armes nucléaires les plus modernes. L’histoire est une succession d’événements inattendus. Déjà le nazisme utilisait la technique pour mettre en œuvre une industrie de la mort. J’ai connu cette période où le triomphe du nazisme semblait inéluctable, j’ai appris que nous pouvons résister. C’est cette expérience que j’aimerais transmettre : si le meilleur n’est pas promis, le pire n’est pas certain. Dans cette lutte interminable entre Eros et Thanatos, choisissons le parti d’Eros !
Les souvenirs viennent à ma rencontre, par Edgar Morin, Fayard, 450 p., 26 euros.
Edgar Morin, bio express
Le sociologue Edgar Morin, né le 8 juillet 1921, est l’auteur d’une œuvre importante, notamment de « l’Homme et la Mort » (1951), « le Cinéma ou l’Homme imaginaire » (1956), « la Rumeur d’Orléans » (1969), « la Méthode » (1977-2004), « la Voie » (2011). Il publie, le 4 septembre, « Les souvenirs viennent à ma rencontre », chez Fayard.

Source: nouvelobs.com |  Véronique Radier Publié le 01 septembre 2019  

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