Des grèves chez les sous-traitants aéronautiques, dans des centrales nucléaires, dans l'un des plus gros ateliers de la SNCF, des débrayages qui se préparent du côté des chauffeurs de bus, des cheminots, des routiers, des assemblées générales de travailleurs et de travailleuses qui s'organisent, des communiqués de presse syndicaux appelant sur tous les tons à soutenir les raffineurs en grève, des syndicats qui consultent leurs bases… La mobilisation, lancée il y a trois semaines par les grévistes des raffineries, pourrait bien s'étendre.
Jeudi, les syndicats CGT, FO, Solidaires, la FSU et plusieurs organisations de jeunesse (dont la Fidl et l'Unef) ont appelé à une journée de grève et de manifestations interprofessionnelles mardi 18 octobre. Les salarié·es sont appelé·es à manifester pour « les salaires et la défense du droit de grève », après la décision du gouvernement de réquisitionner des salariés de l'industrie pétrolière pour permettre la distribution de carburant.
© Montage Sebastien Calvet Alors qu'il pensait sortir ainsi de la crise, la fermeté du gouvernement a en réalité fait office d'appel d'air. À la CGT EDF, en lutte depuis des mois pour des augmentations de salaire au moins au niveau de l'inflation (+ 5,6 % sur un an en septembre), un responsable confie que « la réquisition des grévistes des raffineries est un chiffon rouge pour toutes les organisations syndicales et dans tous les secteurs ». Sud Rail affirme à Mediapart que, du côté des cheminots, la seule question qui vaille désormais est celle de savoir s'ils partiront sur une simple journée de grève mardi, ou bien sur une grève reconductible sur plusieurs jours.
Le gouvernement pourrait se retrouver, en plein débat houleux sur le budget et à une semaine du départ des vacances scolaires, à devoir administrer un pays sans carburant et sans train, avec des grèves dans de nombreux secteurs et peu de marge de manœuvre… Sans compter la « Marche contre la vie chère » organisée ce dimanche par la Nupes (Nouvelle Union populaire, écologique et sociale) à Paris. Cette situation explosive était, pourtant, prévisible : depuis plus d'un an, l'inflation prend à la gorge les Français·es.
Les réquisitions ont commencé
L'annonce des réquisitions faite par la première ministre Élisabeth Borne mardi à l'Assemblée s'est concrétisée dès le lendemain pour quatre salariés d'Esso-ExxonMobil à Gravenchon-Port-Jérôme (Seine-Maritime). Une nouvelle salve de réquisitions a été envoyée jeudi 13 octobre pour cette raffinerie. Saisi, le tribunal administratif de Rouen se prononcera vendredi matin. Jeudi, trois employés du dépôt Total de Mardyk, près de Dunkerque (Nord), ont également été réquisitionnés. Des mesures qui font, elles aussi, l'objet d'un recours.
Jeudi 13 octobre au soir, sur les sept raffineries françaises, six étaient encore affectées par la grève. Chez TotalEnergies, les quatre raffineries de Normandie, de Donges (Loire-Atlantique), de la Mède (Bouches-du-Rhône) et de Feyzin, (Rhône) sont concernées. Pour Esso-Exxonmobil, celle de Gravenchon-Port-Jérôme est toujours mobilisée, mais celle de Fos-sur-Mer a recommencé à tourner.
Ces raffineries ne sont pas bloquées, mais chaque fois qu'une équipe compte un gréviste parmi ses membres, elle ne peut pas fonctionner, étant paralysée de fait. Plusieurs dépôts de carburant sont aussi touchés (lire notre reportage en Normandie auprès des grévistes).
L'impact sur les stations-essence se fait toujours plus sentir. Depuis plus d'une semaine, elles ferment les unes après les autres, faute de carburant. Les queues s'étendent, s'y déroulent des scènes de violence régulières, les préfets sont sommés d'édicter des interdiction de remplir des jerricanes, quand des policiers se font gardiens de l'or noir, jusqu'à contrôler les jauges d'essence des candidat·es au plein. Les prix du gazole et de l'essence, eux, grimpent : parfois au-delà de deux euros le litre.
Les automobilistes font la queue pour faire le plein dans une station-service à Paris, le 13 octobre 2022. © Alain JOCARD / AFP Pendant ce temps, les discussions avec les directions d'Esso-Exxonmobil et de TotalEnergies patinent. Le gouvernement s'est félicité d'un accord signé entre la direction d'Esso-Exxonmobil et les organisations majoritaires, la CFDT et la CFE-CGC, dont le détail n'a pas été communiqué. Mais sans parvenir à rassurer une partie des grévistes, qui ont reconduit leur mouvement.
TotalEnergies a de son côté fait un pas, en proposant une augmentation des salaires de 6 % pour 2023… Trop peu pour la CGT et Force ouvrière, qui restent sur leur demande initiale : une augmentation de 10 % des salaires, rétroactive pour 2022.
Pour tenter de débloquer la situation, l'exécutif a décidé de presser les grévistes de retourner au travail, quitte à contourner plus ou moins habilement le droit de grève. La première ministre a assuré que puisque « le dialogue social » avait été de mise à Esso-Exxonmobil, il fallait dès lors respecter l'accord signé par les deux syndicats majoritaires, CFDT et CFE-CGC, en faisant cesser la grève.
Un gouvernement approximatif sur le cadre légal
En conférence de presse mercredi, Olivier Véran, porte-parole du gouvernement, est allé plus loin, considérant que puisque « un accord majoritaire a été trouvé entre le syndicat et le patronat », « il n'y a plus aucune raison qu'il y ait des blocages sur l'une des centrales de raffinerie ou les centres de dépôt ». Or une signature d'accord par un syndicat n'empêche en rien une autre organisation de se mobiliser. Et si raffineries et dépôts connaissent des grèves, les militants syndicaux n'y bloquent pas physiquement les sites.
Ce qu'ils veulent, c'est utiliser la réquisition pour tenter d'empêcher la poursuite de la grève.
Judith Krivine, avocate spécialisée dans le droit du travail
Devant les sénateurs et sénatrices le même jour, encore plus approximatif, le porte-parole du gouvernement considérait que la situation était « non conforme au droit du travail, non conforme au droit social » : « Du point de vue du gouvernement, cela justifie le recours à des réquisitions, qui n'ont rien d'abusif, qui sont des réquisitions qui seront justes, nécessaires, de manière à ce que l'outil productif puisse retrouver ses pleines fonctions. »
Une déclaration qui fait bondir Judith Krivine, avocate spécialisée dans le droit du travail, membre du Syndicat des avocats de France, classé à gauche : « Ce qu'ils veulent, c'est utiliser la réquisition pour tenter d'empêcher la poursuite de la grève, ce qui n'est pas l'objet des réquisitions. »
En effet, la réquisition est strictement encadrée par le Code de la défense et le Code général des collectivités territoriales, et ne peut être mise en place que lorsqu'une grève menace de façon urgente l'ordre public, « lorsque l'atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques l'exige ».
« Pour l'heure, ces réquisitions ne semblent pas justifiées, reprend Judith Krivine. Ce qui pourrait les justifier, c'est qu'il y ait une atteinte grave à l'ordre public. Il faudrait qu'un service essentiel soit bloqué. Or la production de carburant n'est pas considérée, en soi, comme un service essentiel. »
« Ou alors il faudrait justifier du fait qu'interrompre ce service non essentiel aurait des conséquences telles sur l'ordre public, sur la santé et la sécurité des personnes qu'il faudrait mettre en place un service minimum, continue l'avocate. Or à ce stade, rien ne démontre que ce soit le cas non plus et rien, surtout, ne permet de dire qu'il n'y a aucun autre moyen pour empêcher des services essentiels de fonctionner. »
Les employés de TotalEnergies en grève à la raffinerie de Gonfreville-l'Orcher, près du Havre, le 13 octobre 2022. © Lou BENOIST / AFP Ce sont aussi ces arguments qu'a développés Emmanuel Gayat, avocat pour la CGT d'Esso-Exxonmobil et de Total, jeudi après-midi devant le tribunal administratif de Rouen. Il y plaidait au nom des quatre salariés grévistes d'Esso-Exxonmobil ayant reçu une réquisition la veille, mercredi 12 octobre. Dans sa requête au tribunal, il la considère comme « manifestement illégale en ce qu'elle porte atteinte au droit de grève hors des cas prévus par la loi et qu'elle ne respecte pas les conditions fixées par la loi pour une telle réquisition ».
Ils ont vraiment fait ces réquisitions n'importe comment.
Emmanuel Gayat, avocat pour la CGT d'Esso-Exxonmobil et de Total
Lors de l'audience, l'avocat a appris qu'une deuxième salve de réquisitions avait été envoyée dans l'après-midi pour les salariés d'Esso-Exxomobil de Gravenchon-Port-Jérôme. « Elles ont été envoyées à l'employeur avant d'être envoyées aux salariés, s'insurge l'avocat. L'employeur les a reçues à 13 heures, les salariés concernés à 15 heures, alors même qu'elles valaient pour des réquisitions commençant à 14 heures, une heure plus tôt. Ça n'a pas de sens, c'est complètement illicite et le préfet l'a reconnu à la barre… Ils ont vraiment fait ces réquisitions n'importe comment. »
Et ce n'est pas tout. « Ce n'était pas une erreur de timing, précise l'avocat. Le préfet a envoyé les réquisitions d'abord à l'employeur, de manière à ce qu'il puisse s'en saisir à sa convenance et obliger les salariés à travailler quand il en aurait besoin. C'est comme si l'État se défaisait de son pouvoir de police administrative au profit d'un patron d'une entreprise privée. C'est inédit, je n'ai jamais vu ça ! »
Le revirement de Matignon
Dans le détail, il reproche aussi le fait que ni les premières réquisitions ni les secondes n'aient été discutées avec les syndicats. Et ce, alors que l'Organisation internationale du travail, en 2011, avait déjà retoqué le gouvernement français à ce sujet, lui demandant de « privilégier à l'avenir, devant une situation de paralysie d'un service non essentiel mais qui justifierait l'imposition d'un service minimum de fonctionnement, la participation des organisations de travailleurs et d'employeurs concernées à cet exercice et de ne pas recourir à l'imposition de la mesure par voie unilatérale ».
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Auprès de Mediapart et pour justifier ces réquisitions, Matignon assurait, mercredi 12 octobre, vouloir régler la situation en privilégiant le « respect du dialogue social » : « Chez Total, la direction avait jusqu'à présent refusé de démarrer les négociations, et donc d'entrer dans le jeu du dialogue social. Nous n'allons pas lancer des réquisitions envers des salariés qui demandent, justement, que le dialogue social ait lieu. Au contraire, chez Esso-Exxon, la négociation a eu lieu, et elle a donné lieu à la signature d'un accord majoritaire avec certains syndicats, qui prévoit des augmentations de salaire pour tous les salariés. Dans ce cas, nous estimons que le travail doit reprendre. »
Il n'aura pas fallu 24 heures au gouvernement pour se dédire. Ce jeudi matin, dès l'aube, des policiers étaient présents en nombre devant la raffinerie TotalEnergies de Mardyck, près de Dunkerque. Quelques heures plus tard, ils annonçaient aux grévistes présents que des réquisitions allaient tomber. Au moins trois salariés grévistes ont reçu, en main propre et signées du préfet, des réquisitions les sommant de retourner au travail, sous peine d'une peine de prison de six mois et de 10 000 euros d'amende.