Obnubilés, à juste raison, depuis le 24 février par la guerre en Ukraine déclenchée par Vladimir Poutine, nous avions un temps perdu de vue l'autre grande menace à la stabilité et à l'ordre international de ce XXIe siècle: la Chine de Xi Jinping. Alors que les canons tonnent à nos portes et que le spectre d'un désastre nucléaire plane sur l'Europe, le danger chinois vous paraît certainement bien lointain. Et pourtant il est plus présent que jamais alors que l'empereur rouge prépare la République populaire à la grande confrontation avec l'Occident, qui s'annonce dans les années à venir. En dix ans de pouvoir, Xi Jinping a transformé son pays en profondeur et concentré les principaux leviers du pouvoir entre ses mains. À l'approche du 20e Congrès du Parti Communiste Chinois, les rumeurs de coup d'État se sont propagées sur le web, puis celles d'un revers de Xi lors de ce conclave qui se tient tous les 5 ans. Au contraire, son sacre annoncé pour un troisième mandat, le 23 octobre au lendemain de la clôture du congrès, fera bien de lui le dirigeant chinois le plus puissant depuis le fondateur du régime, Mao Tsé-toung (1949-1976).
Lorsqu'il a pris le pouvoir en 2012, les observateurs prédisaient qu'il serait le plus progressiste des dirigeants du Parti communiste de l'histoire de Chine, en raison de son profil discret et de son histoire familiale. Compagnon de route de Mao, son père était un réformateur. Dix ans plus tard, les prédictions sont réduites en miettes. Xi s'est au contraire montré d'une ambition impitoyable et intolérant à la dissidence, son désir de contrôle s'immisçant dans la quasi-totalité des rouages de la Chine moderne.
Comment Xi Jinping a transformé la Chine
L'empereur rouge à une vision : le «rêve chinois» ou «grand rajeunissement de la nation chinoise». Champion d'un nationalisme décomplexé, il veut conquérir le monde et offrir à la République populaire une revanche sur l'Histoire et les humiliations du passé infligées par les Occidentaux dans les traités inégaux, qui ont suivi les guerres de l'opium. Le Parti communiste se trouve au centre de sa vision. Xi se veut l'anti-Gorbatchev, qu'il accuse d'avoir provoqué la dislocation de l'URSS.
En dix ans, Xi est revenu en arrière sur les changements politiques décidés dans les années 1980, qui avaient pour but d'éviter une nouvelle dérive à la Mao Tsé-toung d'un pouvoir sans limite précipitant le pays dans le chaos. Depuis son arrivée à la tête de la Chine en 2012, Xi Jinping a concentré et personnalisé le pouvoir à un niveau jamais vu depuis 30 ans, prenant notamment le contrôle sur l'armée, les instances de discipline et sécuritaires du PCC. Il a réaffirmé le contrôle du Parti sur le pays et s'est affranchi de la limitation à deux mandats de cinq ans, s'ouvrant la perspective d'un règne à vie.
Contrôle absolu du Parti communiste chinois
Après les années de corruption, de factionnalisme, et de mécontentement social de son prédécesseur Hu Jintao, qui ont miné la légitimité du PCC, Xi a mené une très populaire campagne anticorruption. «La révolution n'est pas un dîner de gala ; elle ne se fait pas comme une œuvre littéraire, un dessin ou une broderie». Élève appliqué, Xi Jinping a retenu la leçon de Mao. Et il la met en œuvre avec un zèle quasi obsessionnel. Il agit comme le commandait le Grand timonier. Sans «élégance» ni «tranquillité», «délicatesse», «douceur», «amabilité», «courtoisie», «retenue» ou «générosité d'âme». Destinée à écraser les «mouches» comme les «tigres», sa campagne de lutte anticorruption lui a permis d'abattre ses principaux adversaires. Il en a fait une arme redoutable d'intimidation politique des cadres et des élites économiques. Dès lors, la voie était libre, pour s'attribuer tous les pouvoirs. Tout comme Mao, Xi a fait inscrire sa «pensée» dans la doctrine et la Constitution du Parti communiste et il pourrait décrocher le titre de Grand navigateur ou de Navigateur du peuple à la clôture du Congrès.
En dix ans, médias indépendants, militants et universitaires ont été muselés. En 2015, plus de 300 avocats et militants sont arrêtés : la fameuse répression «709» (la date où cela a commencé, le 9 juillet). Cette année-là a été présenté le projet de loi interdisant aux ONG de recevoir des fonds de l'étranger, entré en vigueur en 2017 et fatal à plusieurs d'entre elles. Rien à voir avec le climat relativement permissif du début des années 2010, sous l'ex-président Hu Jintao. Dès 2013, un document interne du Parti communiste donnait un avant-goût des changements à venir, en interdisant la promotion des valeurs libérales occidentales, comme la société civile et la liberté de la presse, considérées comme un poison utilisé par les Occidentaux pour détruire ou affaiblir la Chine.
Ralentissement de la croissance chinoise
Après des années d'ouverture aux investisseurs occidentaux et à l'économie de marché, Xi Jinping a opéré un violent retour en arrière, afin de placer des pans entiers de l'économie chinoise sous le contrôle du PCC. Ce repli a provoqué un ralentissement de la croissance et les réticences des investisseurs internationaux, accentuées par la politique « zéro Covid ». Dans un entretien au Figaro , l'ancien premier ministre australien et sinologue, Kevin Rudd, explique que ce ralentissement remet en cause le pacte entre le PCC et le peuple selon lequel il renonce à la démocratie en échange de la prospérité : «Le ralentissement est réel, accentué par le déclin de la population. L'idéologie du Parti a fait un retour à la gauche marxiste, laissant moins de place au marché et au secteur privé. Résultat, il y a moins de productivité et moins de croissance… Il y a cinq ans cela aurait paru absurde tellement la croissance linéaire pour les investisseurs mondiaux était en Chine. Mais aujourd'hui il y a un débat: le marché intérieur chinois a-t-il atteint son pic?». Président mondial de l'Asia Society et auteur d'un livre sur le conflit entre les États-Unis et la Chine, The Avoidable War. The Dangers of a Catastrophic Conflict Between the US and Xi Jinping's China (PublicAffairs, 2022, non traduit), Rudd va plus loin dans la revue Foreign Affairs.
La main de fer du PCC
Xi Jinping a renforcé la domination de l'ethnie ultra-majoritaire Han, pour éteindre toute forme de contestation en écrasant les velléités autonomistes au Tibet et en Mongolie. Mais surtout dans la province rétive du Xinjiang, où il a jeté dans des camps de rééducation plus d'un million de Ouïgours, la minorité turcophone. Il a fait du Xinjiang le laboratoire de son système de surveillance orwellien.
À Hongkong, la reprise en main a été brutale. Le principe «un pays deux systèmes», accepté par une Chine tout juste émergente lors de la rétrocession de 1997, a été enterré avec l'adoption de la loi sur la sécurité nationale. Celle-ci a déclenché une avalanche d'actions pour imposer sur l'île la volonté du PCC : arrestation d'activistes, confiscation d'avoirs, licenciement d'employés gouvernementaux, détention d'éditeurs de journaux, ou encore la réécriture des manuels scolaires, qui font désormais l'éloge de la grandeur chinoise et de son Parti unique. L'accord de rétrocession signé en 1997 avait pourtant offert à Hongkong une relative autonomie. L'île était gouvernée comme un territoire semi-autonome avec une économie capitaliste, un système légal et politique séparé de la Chine continentale. La loi fondamentale, une constitution de fait, garantissait certaines libertés, notamment une presse indépendante et le droit de manifester. Pendant deux décennies Hongkong était devenue une place financière florissante et gouvernait largement ses propres affaires. Les plus optimistes voyaient dans l'ancienne colonie britannique un laboratoire d'ouverture politique pour la Chine continentale.
La mort du principe un «pays deux systèmes» a enterré toute perspective de «réunification» pacifique avec Taïwan, «l'île rebelle» où s'étaient réfugiés Tchang Kaï-chek et ses troupes en 1949 et qui avait échappé à la révolution. Taïwan est devenu un modèle de démocratisation aux portes de la Chine, gênant pour Xi Jinping, puisqu'il contredit sa thèse selon laquelle les sociétés confucianistes ne sont pas compatibles avec la démocratie. Pékin considère Taïwan comme partie intégrante de son territoire et veut la récupérer, par la force si nécessaire. «Nous œuvrerons avec la plus grande sincérité et les plus grands efforts pour une réunification pacifique (de Taïwan), mais nous ne renoncerons jamais au recours à la force et nous nous réservons la possibilité de prendre toutes les mesures nécessaires», a-t-il prévenu.
Confrontation avec l'Occident
Xi Jinping a placé la Chine sur une trajectoire de confrontation avec l'Occident. Dans cette perspective, la Chine a bâti, en une décennie de règne de Xi, la première marine au monde, restructuré la plus grande armée de métier de la planète et développé un arsenal nucléaire et balistique capable d'inquiéter ses ennemis. Le troisième mandat de cinq ans de Xi Jinping a toutes les chances de s'accompagner d'une accélération de la course aux armements dans la région Asie-Pacifique. La Chine dispose désormais de deux porte-avions en activité, de centaines de missiles balistiques à portée longue et intermédiaire, de milliers d'avions de chasse et de la plus grande marine du monde, devant les États-Unis. Elle est de plus en plus assertive en mer de Chine méridionale et autour de Taïwan.
«Ils ont une très grande marine, et s'ils veulent intimider et positionner des navires autour de Taïwan, ils peuvent très bien le faire», a déclaré aux médias américains Karl Thomas, commandant de la Septième flotte. Dans le même temps, l'arsenal nucléaire de la Chine augmente de manière exponentielle et, selon le Pentagone, il serait en mesure d'être lancé depuis la terre, la mer et les airs. Selon la revue Bulletin of the Atomic Scientists, la Chine possède aujourd'hui environ 350 ogives nucléaires, soit le double de la quantité détenue pendant la guerre froide. Et les services de renseignement américains estiment que ce stock pourrait encore doubler pour atteindre 700 têtes d'ici 2027. La Chine «est le seul adversaire capable de combiner sa puissance économique, diplomatique, militaire et technologique pour constituer un défi prolongé pour un système international stable et ouvert», selon un rapport du Pentagone de 2021. «Pékin cherche à remodeler l'ordre international pour mieux s'aligner sur son système autoritaire et ses intérêts nationaux», selon ce rapport.
Dans la perspective d'une confrontation à venir, pour en atténuer les effets négatifs sur la République populaire, Xi Jinping veut accentuer la dépendance du monde à la Chine tout en réduisant la dépendance de la Chine au monde. Il sait que l'économie et la mondialisation sont son Talon d'Achille.
Avant la guerre en Ukraine, l'administration Biden avait entamé son pivot vers l'Asie, pensant au passage et à tort pouvoir délaisser l'Europe, pour contrer la montée en puissance de la Chine. Les relations avec le monde occidental, Washington en tête, se sont tendues, sur fond de compétition commerciale et de critiques de nombreux pays concernant sa politique envers Taïwan, Hongkong ou au Xinjiang. Lors du Congrès, Xi Jinping a confirmé les craintes occidentales en présentant son pays comme une alternative à l'Occident: «la modernisation à la chinoise offre à l'humanité une nouvelle option pour se moderniser», a-t-il clamé. C'est la première fois que cette expression de «modernisation à la chinoise» est employée dans un discours au congrès du PCC. Autocrate patenté, Xi renforce ainsi la notion selon laquelle il existe un contre-modèle chinois - de modernisation, de système politique, de démocratie, d'État de droit -, qu'il exporte déjà en Afrique et en Asie centrale avec ses nouvelles «routes de la soie». Il juge que son système communiste surclasse de loin le modèle des démocraties occidentales, à bout de souffle...
Pour le régime autoritaire chinois, la légitimité ne se gagne pas dans les urnes mais par la «performance» d'un Parti communiste qui a promis la prospérité à son peuple en échange de sa soumission. Après avoir abandonné ses principes pendant des années, se taisant notamment sur les questions des droits de l'Homme qui sont pourtant au cœur du rapport de force avec Pékin, pour obtenir des avantages sur le marché chinois, l'Europe considère désormais la Chine comme un «rival systémique». Elle devra se positionner encore plus clairement face à Pékin. Car elle n'échappera pas à une confrontation stratégique. Elle a face à elle, en Xi Jinping, un dirigeant qui croit profondément en la supériorité de son système. Elle devra défendre avec autant d'ardeur ses valeurs… Comme l'explique cet article du Financial Times , les dirigeants chinois considèrent que l'Occident «n'acceptera pas la montée en puissance de la Chine à moins que celle-ci ne démontre une puissance formidable».
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