Pendant que le PDG bichonne ses investisseurs, la Première ministre, qui avait fait le pari d’un essoufflement rapide du mouvement, doit reconnaître son erreur. « On a tout simplement merdé », dit-on dans les coulisses de l’exécutif. Le 11 octobre, enfin, Elisabeth Borne, rentrée d’Alger, et Patrick Pouyanné, de retour d’Amérique, entament un dialogue pour dénouer la crise. A l’heure où nous écrivons ces lignes, ce n’était toujours pas gagné.
Le vide à la pompe. Le plein de superprofits. Le gouvernement aura mis quinze jours à comprendre combien cette équation pouvait devenir explosive. « Un retard à l’allumage assez spectaculaire et stupéfiant », dit Olivier Marleix, le président des députés Les Républicains. Un attentisme qui traduit une forme de cécité vis-à-vis de TotalEnergies. Pas touche à la world company.
Dans son intervention télévisée du 12 octobre, Emmanuel Macron n’aura pas eu un mot sur le « partage de la valeur » dont la notion semble échapper au groupe pétrolier qui a pourtant amassé 32 milliards de bénéfices ces dix-huit derniers mois. A l’inverse, le chef de l’Etat s’en est pris vertement aux syndicats. « Que la CGT permette au pays de fonctionner et prouve que dans une entreprise où un accord majoritaire est signé, elle le respecte », a-t-il tancé.
Même si l’exécutif ne peut être tenu responsable d’un conflit social se déroulant au sein d’une entreprise privée, comment a-t-il pu ignorer le contexte éruptif dans lequel la grève a démarré ? Au moment même où le PDG de TotalEnergies se voyait attribuer une confortable augmentation de 52 % de son salaire annuel (presque 6 millions d’euros en 2021), où les propriétaires de l’entreprise se partagent des gains historiques et où la France se distingue en Europe pour être l’un des rares pays à ne pas vouloir taxer « les profiteurs de guerre »… En se limitant à une simple « contribution » des entreprises énergétiques, louable, mais tardive, décidée, qui plus est, au niveau européen, et en se contentant de ristournes à la pompe (30 centimes accordés par l’Etat, 20 centimes par TotalEnergies) prolongées jusqu’à la mi-novembre, Emmanuel Macron est, semble-t-il, passé à côté du sujet.
La CGT et son secrétaire général, Philippe Martinez, qui livre là son baroud d’honneur à cinq mois de passer la main, ont, eux, parfaitement compris le parti qu’ils pouvaient tirer de la situation et de la surdité des dirigeants de TotalEnergies. « On ne cédera pas sous la pression, confiait encore Patrick Pouyanné à son état-major début octobre, pas tant que des sites seront pris en otage et que les Français seront privés de carburant. » Il aura donc fallu un pays au bord de la crise de nerfs pour que le PDG consente finalement, le 14 octobre, une hausse de 7 % des salaires pour 2023, aussitôt rejetée par la CGT, contrairement à la CFDT et à la CFE-CGC.
« Les salariés ne sont pas dupes, s’insurge Eric devant la raffinerie de Gonfreville-l’Orcher (Normandie), trente-six ans chez TotalEnergies. Ils créent des profits qu’ils ne récupèrent pas. » Une confiscation des richesses qui ne se limite pas au cas de TotalEnergies et de ses 34 000 salariés français (sur 102 000 dans le monde à fin 2021) : « Si, nous, on ne peut pas obtenir d’augmentations avec nos 32 milliards d’euros de bénéfices, qui en aura ? », s’interroge Johan Senay, secrétaire adjoint CGT à la raffinerie Total de Normandie, qui s’est trouvé un nouveau slogan : « Contre la réquisition des salariés grévistes, réquisitionnons les profits. »
Des bénéfices « tombés du ciel »
Conséquence : alors que Bruno Le Maire affirmait voilà encore un mois ne « pas savoir ce qu’était un superprofit », l’exécutif voit sa propre majorité se fissurer sur cette question. Dans la nuit du 11 au 12 octobre, le MoDem a présenté et fait passer à l’Assemblée un amendement pour augmenter la taxation des superdividendes. Un dispositif adopté avec le renfort de 19 parlementaires Renaissance dont Freddy Sertin, le propre suppléant d’Elisabeth Borne !
Pour les insoumis, qui ont fait défiler des dizaines de milliers de personnes dans les rues parisiennes dimanche 16 octobre, « contre la vie chère et l’inaction climatique », suivis ce mardi 18 octobre par la grève interprofessionnelle à l’initiative de la CGT, FO, Solidaires et la FSU, le moment est propice à une contestation d’ampleur nationale. « Ce que vous faites ici n’est pas seulement une question pour TotalEnergies, a souligné le député François Ruffin devant les grévistes de la raffinerie. C’est une question politique pour l’ensemble de la société. »
Les Français, comme le montre un récent sondage, sont en effet à plus de 60 % favorables à la taxation des windfall profits, littéralement ces « bénéfices tombés du ciel » pour arriver tout droit dans l’escarcelle d’une entreprise, en l’occurrence TotalEnergies, qui, sans faire preuve d’innovation technologique, ou de gain de productivité, a bénéficié de l’explosion du prix du brent consécutive aux désordres mondiaux nés de la guerre en Ukraine. Dans ces conditions, les ouvriers de TotalEnergies qui réclament leur part du gâteau se voyaient encore soutenus à la mi-octobre par près d’un sondé sur deux, considérant que les groupes pétroliers doivent partager davantage leurs bénéfices. Et ce au moment où ils voient les prix grimper en flèche, où ils vont devoir travailler plus longtemps, et où ils sont appelés à baisser leur chauffage cet hiver.
L’heure est grave, répètent chaque jour les membres du gouvernement qui enfilent doudoune ou col roulé devant les caméras. L’heure est à l’effort, l’heure est à la sobriété. La sobriété pour tous. Sauf pour TotalEnergies ?
Le groupe pétrolier semble en effet bénéficier d’un bien étrange attentisme : le groupe ne paie pratiquement pas d’impôt sur les bénéfices en France depuis près de dix ans, même si son patron soutient « participer pour près de 2 milliards à la contribution nationale ».
Il a poursuivi ses activités en Russie, avec à la clé une accusation par deux ONG de « complicité de crime de guerre ». Il continue d’explorer toujours plus de gisements de pétrole et de gaz, quitte à contribuer fortement au réchauffement climatique. La maison brûle, mais TotalEnergies, à l’image des autres grandes multinationales du pétrole, continue d’attiser l’incendie.
Le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a beau lancer des appels désespérés – « Notre dépendance aux combustibles fossiles nous tue, investir dans de nouvelles infrastructures de combustibles fossiles est une folie », disait-il en avril devant les dirigeants mondiaux –, la France a eu beau griller cet été sous des températures caniculaires, le Pakistan et ses 220 millions d’habitants se retrouver transformés en pays flottant, le nombre de réfugiés climatiques exploser, TotalEnergies continue d’explorer, de forer, d’extraire dans des territoires jusqu’à présent vierges, que ce soit en Ouganda, en Tanzanie, au Mozambique, au large de l’Afrique du Sud, jusque dans l’Arctique, en expropriant des centaines de milliers d’habitants sans les indemniser dignement, au mépris des droits humains.
Autant de dossiers noirs sur lesquels « l’Obs » a enquêté, et qui s’accumulent, sans jamais provoquer la moindre réaction de l’exécutif.
Une tribune contre l’hypocrisie
« Non, la France ne soutient pas le projet pétrolier de TotalEnergies en Ouganda », a cru bon d’affirmer Emmanuel Macron devant les caméras de France 2 le 12 octobre. Il avait sans doute oublié cette lettre adressée en mai 2021 au président ougandais Yoweri Museveni, l’un des plus anciens autocrates d’Afrique, pour le féliciter de sa réélection à un sixième mandat : « Vous pouvez compter sur moi […] pour augmenter la présence économique française en Ouganda, a-t-il écrit. La décision de l’Ouganda, de la Tanzanie et du groupe Total de construire un pipeline pétrolier […] sera une opportunité majeure pour intensifier le commerce entre nos deux pays et pour étendre notre coopération. »
Interrogé par Mediapart à l’époque, le Quai-d’Orsay a bien été obligé d’authentifier la missive divulguée par l’organe de la communication de la présidence ougandaise. « Historiquement, et cela remonte à sa création pour exploiter le pétrole irakien, Total n’existe pas sans le soutien de la France, rappelle le philosophe québécois Alain Deneault, auteur en 2017 du livre “De quoi Total est-elle la somme ?” (éd. Rue de l’Echiquier). La confusion entre la diplomatie française et Total est telle que Patrick Pouyanné, quand il se rend à l’étranger, s’exprime parfois au nom de la République française, comme s’il en était le représentant. »
Ne dit-on pas de Pouyanné qu’il est le ministre bis des Affaires étrangères ? Un poids qui n’est évidemment pas étranger au nombre d’anciens diplomates dont le PDG de TotalEnergies prend soin de s’entourer. A commencer par son directeur des affaires publiques, Jean-Claude Mallet, ex-conseiller de Jean-Yves Le Drian au ministère de la Défense…
Quel crédit faut-il alors accorder à Emmanuel Macron, qui ménage la susceptibilité du big boss de Total, mais qui dans le même temps proclame que la transition énergétique sera la priorité de son second mandat ? Bien sûr, il serait impossible, irresponsable même, de stopper toute activité pétrolière et gazière dans un délai trop bref. Personne d’ailleurs ne le réclame. Mais les majors pétrolières, donc TotalEnergies, devraient afficher pour 2030, puis 2050, des trajectoires de transition énergétique authentiques, et non pas trompeuses, comme le dénoncent aujourd’hui des dizaines d’associations, mais aussi de villes, au premier rang desquelles Paris et New York qui n’hésitent plus à multiplier les procès contre la multinationale.
Représentant et bras armé de la France, TotalEnergies incarne aujourd’hui un monde que de plus en plus de citoyens rejettent. Chez le pétrolier, on a l’habitude de se présenter comme « les boucs émissaires » utiles d’écologistes hypocrites, les « symboles d’un monde que l’on rejette mais dont on ne se passera pas de sitôt ». Il y a du vrai là-dedans. Notre défiance vis-à-vis de TotalEnergies est aussi la marque de notre schizophrénie collective à l’égard d’un mode de vie que certains regrettent déjà, et dont il sera bien difficile de sortir. Les circonstances pourtant l’exigent.
Ainsi, 830 étudiants issus des plus grandes écoles (Polytechnique, HEC, AgroParisTech et CentraleSupelec) viennent de signer une tribune dénonçant l’hypocrisie de TotalEnergies (62 % des actes de communication mentionnent les énergies vertes, mais seuls 25 % des investissements vont vers des projets à faible émission de CO2). Ils s’engagent à ne jamais rejoindre TotalEnergies. Sauf si le groupe se met à travailler avec eux pour « faire face à la complexité d’une transition énergétique urgente, efficace et durable ».
- Pour en savoir plus sur les conséquences des actions de Total sur l’environnement :
- Pour en savoir plus sur le rapport de Total au fisc français :
TOTAL EN CHIFFRES
- 5e société pétrolière mondiale, 2e en gaz naturel liquéfié.
- Chiffre d’affaires 2021 : 181 milliards d’euros, dont 25 % en France.
- Effectif : 102 000 salariés dont 34 000 en France.
- Présent dans 130 pays, avec 300 filiales.
- 16 000 stations-service dans le monde, dont 3 500 en France.
- 2,8 millions de barils équivalent pétrole produits par jour en 2021.
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