Depuis les années 1990, l'idée que nous puissions entrer dans un "siècle asiatique" préoccupe et désoriente l'Occident. Cependant, si l'on considère l'histoire dans le long terme, le retour de la Chine et de l'Inde au centre de la scène mondiale est moins une révolution qu'une restauration.
Contrairement à l'Asie, le continent africain est historiquement caractérisé par une faible densité de population. Selon les plus vieux chiffres dont nous disposons, vers 1914 l'Afrique comptait 124 millions de personnes, soit un peu plus de 7 % de la population mondiale.
C'est le XXe siècle qui a apporté une révolution démographique en Afrique. Aujourd'hui, sa population totale se monte à quelque 1,4 milliard d'individus – elle a été multipliée par plus de dix en l'espace d'un siècle –, et elle devrait poursuivre sa croissance au fil des prochaines décennies.
Rien que dans les années 2040, 566 millions d'enfants devraient naître en Afrique. Au milieu du siècle, il y aura plus de naissances en Afrique qu'en Asie, et les Africains constitueront le plus grand groupe au monde de personnes en âge d'activité maximale [de 24 à 54 ans].
La force avec laquelle la jeune Afrique façonnera le XXIe siècle apparaît clairement lorsqu'on classe les sociétés par âge médian – l'âge qui divise une population en deux moitiés égales. En Chine : 38 ans. En Inde : 28 ans. Au Nigeria : 18 ans. Ce qui signifie que, sauf catastrophe majeure, une grande partie de la population nigériane d'aujourd'hui connaîtra les années 2080. Avec nos politiques climatiques actuelles, par exemple, c'est leur monde que nous façonnons aujourd'hui.
Une transition démographique encore incertaine
Certes, tenter de prédire ce qui se passera dans des décennies est une affaire fort spéculative. Mais à en croire les prévisions des Nations unies – qui constituent sans doute notre meilleure estimation collective –, la population d'Afrique devrait dépasser les 4,2 milliards d'habitants d'ici à 2100. Les Africains représenteront alors 40 % de la population mondiale. Ce serait encore bien loin des 60 % de l'Asie d'aujourd'hui, mais cela n'en constituerait pas moins une véritable révolution.
La vitesse de la croissance démographique de l'Afrique a de quoi surprendre. Cela tient au fait que la transition démographique africaine que l'on attend depuis si longtemps se produit à un rythme bien plus lent que ce que l'on pensait il y a quelques années encore.
Il est absurde d'émettre des généralités à propos d'un continent aussi vaste et varié que l'Afrique. En Afrique du Nord, par exemple, le Maroc, la Tunisie et la Libye connaissent des transitions démographiques aussi rapides qu'ailleurs dans le monde. L'Afrique du Sud aussi a enregistré une chute impressionnante de sa fécondité, tout comme le Malawi et le Rwanda. Au même moment, toutefois, au Nigeria, dans la République démocratique du Congo, en Tanzanie, en Ouganda et au Soudan, la transition se fait plus mollement. La mortalité chute vite, mais la fécondité baisse lentement. En Égypte et en Éthiopie, où la fécondité recule rapidement, les jeunes sont si nombreux que ces pays ne compteront respectivement pas moins de 160 et 205 millions d'habitants d'ici à 2050.
Dans de nombreuses sociétés africaines qui peinent à élargir l'éducation aux filles et à donner plus de pouvoir aux femmes, les taux de fécondité restent élevés. Chez les populations d'une grande partie de l'Afrique de l'Ouest et de l'Est, la famille idéale compte plus de cinq enfants. Ce n'est pas un hasard si le Niger est le pays à la plus forte croissance démographique : les femmes déclarent vouloir neuf enfants ou plus, les hommes treize.
À certains endroits, notamment dans la capitale éthiopienne, Addis-Abeba, l'urbanisation va de pair avec une chute des taux de fécondité. Mais ce n'est pas le cas partout. Le Nigeria présente ainsi un taux d'urbanisation semblable à celui de la Thaïlande et de l'Indonésie, pour un taux de fécondité total trois fois supérieur.
Dans certains pays, la religion et les mœurs sociales conservatrices restreignent l'accès à la contraception. Mais même lorsque des moyens de contraception sont disponibles, comme au Nigeria et en Angola, beaucoup de femmes de tous les niveaux d'éducation et de toutes les classes sociales n'y ont pas recours. Et ce bien qu'une Nigériane ait dans sa vie 1 probabilité sur 22 de mourir durant la grossesse, l'accouchement, le post-partum ou des suites d'un avortement. Au total, 20 % des morts maternelles dans le monde surviennent au Nigeria. De fait, une myriade de facteurs informels empêche les femmes nigérianes de faire des choix libres en matière de reproduction.
Bien sûr, il n'est pas exclu que le rythme de la transition en Afrique s'accélère soudainement. La population africaine peut se stabiliser de la même façon que celles de l'Inde et de la Chine sont en train de le faire. Mais au cours des trente prochaines années, la dynamique de la croissance démographique africaine sera presque impossible à stopper. Les mères des enfants qui naîtront dans les années 2030 et 2040 sont déjà nées. À moins que la fécondité de ces filles ne diverge profondément de celle de leurs mères, le scénario le plus probable pour 2050 est celui d'une Afrique forte de 2,4 à 2,5 milliards d'habitants. Le Nigeria sera le plus grand pays du continent, avec une population comprise entre 350 et 440 millions de personnes, très probablement supérieure à celle des États-Unis.
Ces chiffres vertigineux ont tendance à provoquer des réactions enflammées. D'un côté, ils suscitent des discours catastrophistes au racisme à peine voilé à l'idée d'un raz-de-marée de migrants africains déferlant vers l'Europe. De l'autre, ils font naître l'euphorie d'une "Afrique qui monte" et de sociétés jeunes et dynamiques récoltant les fruits de ce que les démographes appellent le "dividende démographique", la phase au cours de laquelle une économie nationale jouit des bénéfices d'une population active nombreuse.
Quoi qu'il en soit, le fait est que nous n'avons aucune expérience comparable sur laquelle nous appuyer. Un scénario où les Africains représentent au moins un quart de la population mondiale est on ne peut plus nouveau. Et les défis sont immenses.
Le Nigeria, un cas d'école
En 2018, avant la pandémie, le Nigeria, devançant l'Inde, est devenu le pays avec le plus grand nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté absolue. À noter que, malgré les ressources naturelles du pays et sa réputation méritée de pépinière de talentueux entrepreneurs, le PIB nigérian par habitant ne dépasse que très légèrement le niveau qu'il atteignait à la fin des années 1970.
Le Nigeria détient la palme douteuse de l'économie dont le PIB en dollars par kilowatt de capacité du réseau électrique est le plus élevé. Palme qui témoigne à la fois du talent d'improvisation des Nigérians et de l'incapacité du pays à construire des infrastructures. Ce grand producteur de pétrole qui ne possède pas de capacité de raffinage adéquate et qui produit une bonne partie de son électricité en brûlant du diesel importé ne tire, et c'est peu dire, pas le meilleur de ses possibilités.
Le cas du Nigeria pose crûment des questions qui touchent l'ensemble du continent. Comment les villes en plein essor d'Afrique peuvent-elles construire les infrastructures et les services dont leurs habitants ont désespérément besoin ?
Sur l'ensemble du continent, où le taux d'accès à l'électricité (40 %) est le plus bas du monde, plus de 640 millions de personnes n'ont pas accès à l'électricité.
Comment les économies africaines vont-elles créer les emplois nécessaires pour donner du travail et des perspectives d'avenir à des centaines de millions de jeunes ? Absorber la jeunesse en plein boom d'Afrique est un défi comparable, pour ce qui est du rythme et de l'ampleur, à la géante vague d'urbanisation de la Chine entre les années 1990 et 2010. Or nulle part en Afrique le rythme de la croissance économique n'atteint celui de la Chine.
Alors que plus de 40 % de la population active vit encore à la campagne, comment stimuler le développement agricole ? Et comment les populations rurales et urbaines d'Afrique s'adapteront-elles au dérèglement climatique ? Selon la Banque mondiale, plusieurs problèmes comme des pénuries chroniques d'eau, pourraient provoquer la migration interne de plus de 80 millions d'Africains au cours des décennies à venir.
Crucial accès à l'eau, à l'électricité et à l'éducation
Les besoins de financement sont immenses. En 2018, la Banque africaine de développement estimait qu'il faudrait de 130 à 170 milliards d'investissements par an pour parvenir, d'ici au milieu des années 2020, à électrifier complètement le continent, à garantir un accès universel à des services d'eau et d'assainissement de base, à réparer et agrandir le réseau routier, ainsi qu'à développer la couverture du réseau de téléphonie mobile de sorte qu'au moins 50 % de la population se trouve à moins de 25 kilomètres d'une dorsale à fibre optique. Malheureusement, l'objectif est loin d'être atteint.
Étant donné les faibles niveaux de revenu, d'épargne et d'imposition en Afrique, une bonne partie des financements initiaux devra venir de l'extérieur. Ce qui augmentera le poids de l'endettement sous lequel croulent déjà de nombreux pays africains. Quelle que soit l'origine de ces premiers financements, les emprunts devront être remboursés avec les profits, les revenus et les recettes fiscales produites par les économies africaines.
Ce sont là les sempiternelles questions des pays en développement. En Asie, depuis les années 1990, le problème de la pauvreté de masse est progressivement résolu. Le processus est loin d'être achevé, mais le développement global des pays asiatiques ne semble plus hors de portée. On ne peut en dire autant de l'Afrique. En effet, le seul pays d'Afrique subsaharienne qui ait réussi à se hisser dans la tranche supérieure des économies à revenus intermédiaires est l'Afrique du Sud et, son développement reposant en partie sur son passé colonial et l'apartheid, ce n'est guère un exemple à citer. Du reste, aujourd'hui, l'Afrique du Sud souffre de multiples maux – infrastructures vétustes, troubles sociaux et chômage de masse.
Géant démographique, nain institutionnel
Les jours sont loin où chacun y allait de son couplet pour recommander avec assurance tel ou tel modèle de développement pour l'Afrique. Les économies qui ont réalisé de grands progrès ces dernières années sont passées par différentes voies, avec par exemple une forte implication du gouvernement en Éthiopie et des modèles de marché plus libres au Ghana et au Kenya. Mais il n'existe pas de politique économique durablement fructueuse là où il n'y a pas un accès minimum à l'électricité, à l'eau et à l'éducation. La satisfaction de ces besoins est quant à elle liée à la croissance, fulgurante, de la population.
Aucun tableau de la mondialisation au XXIe siècle ne saurait être complet sans intégrer les voix et les analyses des Africains qui luttent pour faire face à cette croissance titanesque, laquelle transforme tout le continent et constitue une des plus grandes aventures humaines de notre époque. Et pourtant, il est frappant de constater à quel point l'Afrique est absente des analyses mondiales.
L'influence de nos attentes et présupposés historiques sur qui est censé être développé, qui est censé avoir un gouvernement efficace et des solutions technologiques est profonde. Après l'optimisme postcolonial et les grands espoirs des années 1970, puis les déceptions qu'ils ont suscitées, l'afro-pessimisme envoie le continent sur la touche.
Au sein des institutions internationales, l'absence de l'Afrique est criante. Le G20 ne compte qu'un seul membre africain, l'Afrique du Sud. Et comme l'Amérique latine ou l'Inde, l'Afrique ne possède pas de siège permanent au Conseil de sécurité de l'ONU. Cette absence ne tient pas seulement à un manque de morale et de justice. Elle reflète ce qui est, tout simplement, une vision irréaliste et dépassée du monde du XXIe siècle.
Nous parlons de la fin de la mondialisation parce que le grand essor commercial entre l'Asie et l'Occident atteint peut-être à un palier, sauf que l'intégration de l'Afrique dans les communications et les échanges mondiaux ne fait que commencer.
Quand le Nigeria sera peuplé de 300 millions de personnes, son sort aura une importance considérable à l'échelle mondiale. Sa population, loin d'être cantonnée aux campagnes, est de plus en plus urbaine. Même si le revenu par habitant et l'éducation formelle y restent limités, le pays est profondément connecté au reste du monde. Le potentiel de conflits, mais aussi d'innovation et de croissance, y est énorme.
Un futur pôle d'innovation ?
Grâce à la téléphonie mobile, les pirates somaliens et les systèmes de paiement comme M-Pesa montrent de manières diverses et variées comment l'Afrique peut devenir un grand pôle d'innovation. Si l'on considère le nombre de films produits annuellement, seule la gigantesque machinerie de Bollywood dépasse l'industrie cinématographique nigériane. Il y a plus de chrétiens qui vivent en Afrique que sur n'importe quel autre continent.
Du simple fait de leur taille, la façon dont l'Égypte et l'Éthiopie gèrent leurs problèmes de santé publique et de développement énergétique aura des implications sur la Terre entière. Handicapée comme elle l'est par Eskom, sa déplorable compagnie d'électricité, l'Afrique du Sud, si elle veut prospérer, n'a d'autre choix que de devenir une pionnière de la décarbonation des pays à revenu intermédiaire. Les tourbières du bassin du Congo constituent un des plus grands puits de carbone du monde. Ces régions abritent aussi une des populations aux revenus les plus faibles et à la croissance la plus rapide de la planète. Cette longue liste pourrait s'étirer à l'infini.
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