Pascal Le Pautremat est géopoliticien, docteur en Histoire contemporaine et Relations internationale
Vladimir Poutine a reçu un cadeau d'anniversaire empoisonné. Dans la nuit du 7 au 8 octobre, une explosion a sérieusement endommagé le pont de Kertch, qui relie la Crimée occupée depuis 2014 à la Russie, et que le président russe avait inauguré en 2018. Selon les autorités russes, le trafic (à la fois routier et ferroviaire) est entièrement à l'arrêt, et des liaisons par ferry vont reprendre pour traverser le détroit. Le comité national antiterroriste russe a déclaré qu'un camion piégé avait explosé sur le pont, entraînant l'incendie de sept wagons-citernes d'essence et faisant au moins trois morts. L'Ukraine n'a pas revendiqué l'attaque. Selon le géopoliticien Pascal Le Pautremat, cette explosion constitue «un véritable échec» pour la Russie et plus spécifiquement Poutine, dont le dispositif global apparaît dans sa fragilité.LE FIGARO. -Quelles sont les conséquences de l'explosion du pont de Kertch pour la Russie, tant sur le plan stratégique que tactique ?
Pascal LE PAUTREMAT. - Sur le plan tactique, et même stratégique, c'est un véritable échec et un problème majeur puisque l'explosion paralyse, ou en tout cas freine durablement l'approvisionnement sur tout le front sud. C'est-à-dire le grand secteur élargi autour de Kherson. Là où il y avait des voies ferrées ou des routes, il faudra opter pour un transport maritime et un fret plus ou moins exposé à d'éventuelles menaces directes ou indirectes des Ukrainiens. Quant au plan tactique, des opérations ponctuelles peuvent être limitées, par exemple à cause d'un manque de munitions.
« C'est vraiment un coup de maître, car ces opérations requièrent des petits groupes très mobiles, relevant des forces spéciales ou des services secrets »Symboliquement, c'est une preuve de la fin pour Poutine. L'explosion fait éclater au grand jour la vulnérabilité de tout son dispositif, même dans la profondeur, y compris la zone assimilée comme russe. Cette action démontre bien la nature hybride du conflit. À la fois avec des opérations de combat classique engageant des forces terrestres, aériennes, et navales, mais aussi le recours - comme pendant la Seconde Guerre mondiale - aux actions commandos. C'est vraiment un coup de maître, car ces opérations requièrent des petits groupes très mobiles, relevant des forces spéciales ou des services secrets, avec une coordination des moyens logistiques et une synchronisation très fortes.
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Inauguré par Poutine en 2018, le pont de Kertch était le pont le plus long d'Europe. Que représentait-il ?
Le pont était présenté, il y a encore un an, comme un cordon ombilical essentiel depuis 2018. Pour Moscou, il permettait de conforter, de valider, d'entériner et d'inscrire dans le marbre l'annexion de la Crimée. Depuis le début de la guerre, les Russes tenaient là un axe majeur pour leurs flux logistiques : envoi de personnel, de moyens lourds, de systèmes d'armes...
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Tout cela est naturellement en suspens avec ce coup d'arrêt. Certaines sources à Moscou, qui se veulent sans doute rassurantes, assurent que les réparations seront effectuées en deux mois. Mais ce laps de temps n'est pas négligeable sur un front sud sous la pression d'une contre-offensive ukrainienne.
Vladimir Poutine avait assuré que la Crimée serait épargnée. Que traduit cette explosion ?
L'Ukraine conduit une contre-offensive quasi généralisée du Nord au Sud, avec une reprise de territoire importante, et cette explosion traduit la profonde porosité du dispositif russe. Elle contredit la communication ciblée du Kremlin qui se voulait très rassurant sur le contrôle et la sécurité des zones acquises. Force est de constater que l'inverse est survenu. Néanmoins, restons prudents. La Russie, à maintes reprises, a été pensée comme vulnérable et des retournements de situation phénoménaux se sont produits.
Certes, dans ces époques le peuple soutenait le pouvoir exécutif. Reste à connaître la profondeur des liens tissés entre Vladimir Poutine et les Russes. Ils sont à la fois mitigés, dubitatifs, en partie sceptiques et, une partie, hostiles à la guerre, comme la fuite de jeunes potentiellement conscrits l'a montré. Avec cette explosion, Vladimir Poutine se retrouve dans une situation délicate, tant pour son image de marque politique que sur un plan purement militaire.
La temporalité de cette explosion est également intéressante. L'hiver vient et avec lui une plus grande sollicitation des lignes logistiques. La destruction du pont serait un coup porté au bon moment...
En effet, fragiliser et briser les lignes logistiques à une période où le froid va être de plus en plus mordant, nécessitant de l'équipement d'hiver, peut largement perturber le moral des soldats. Concrètement, un militaire dans une unité russe de la région de Kherson qui tente de colmater une ligne de défense sous pression des Ukrainiens et qui apprend la destruction du pont de Kertch peut être fragilisé psychologiquement. L'impression que sa voie d'évacuation est cassée s'impose à lui.
Cette opération intervient alors que l'Ukraine repousse victorieusement les Russes sur de nombreux fronts. La Crimée demeure-t-elle un objectif stratégique pour l'Ukraine, comme annoncé par son chef d'État-Major Valeri Zaloujny ?
Bien sûr, et c'est aussi un objectif symbolique. Mais, au-delà de l'image, je pense que si l'Ukraine retrouve le contrôle de la Crimée, il lui restera à gérer le ressenti des populations locales. Car même si les référendums ont été critiqués dans leur crédibilité, une partie de la population a toujours aspiré à un rattachement à la Russie. Et Kiev devra également gérer des problèmes économiques conséquents, d'approvisionnements, d'inflation et de chômage.
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En août et en septembre, plusieurs opérations de destruction de bases et de dépôts de munitions avaient été conduites. Pourquoi l'Ukraine vise-t-elle cette région éloignée du front ?
Parce que dans la dynamique militaire, il y a, en effet, la ligne de front puis divers échelons. Quand un belligérant organise son espace, il cherche toujours à avoir une zone relativement en recul de la ligne de front pour y cantonner des troupes, des systèmes d'armes de réserve, des stocks de munitions, des moyens logistiques pour alimenter et nourrir les hommes... Dans le cas de la Russie, la Crimée était suffisamment lointaine pour servir de base arrière logistique. Les Ukrainiens ont donc visé encore une fois la Crimée pour fragiliser tout le dispositif russe sur la partie sud de la zone de conflit. Comme Kherson, par exemple...
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