Partisan des « cahiers de doléances », procédure bien distincte du Grand Débat, qu'il expliquait dès 2017 dans Où atterrir ? (La Découverte), son regard sur ce que révèle la crise sanitaire de notre société s'accompagne chez lui d'une préoccupation constante pour l'autre grande crise, climatique. Voilà donc quelqu'un qui réfléchit au maintenant et à l'après, bref, à l'atterrissage, et peut-être aussi, au redécollage. Décédé à l'âge de 75 ans, Bruno Latour accordait au Point en 2020 un long entretien.
Le Point : Quel enseignement social tirez-vous de la réponse apportée par l'État à cette crise sanitaire ?
Bruno Latour :Comme je propose depuis quarante ans une sociologie qui ne se limite pas aux relations des humains entre eux, je ne suis pas surpris par la capacité d'un virus à redéfinir toutes les associations entre les humains, et qu'il le fasse si rapidement. Les microbes, on le sait depuis l'époque de Pasteur, transforment les relations sociales : une société qui inclut les microbes ainsi que les scientifiques capables de les visualiser et de les cultiver, voire de les combattre n'est pas la même qu'une société qui ignore les microbes. Donc l'enseignement sociologique de base, c'est qu'il s'agit d'un rappel utile que la société n'est pas faite que de relations dites « sociales ». Ce sont plutôt des collectifs et il faut accepter que les virus eux aussi collectent les relations assez efficacement. Cela dit, les historiens de la médecine vous diront que la situation présente leur rappelle plutôt le XIXe siècle avec le rôle de l'État protecteur, conseillé par les savants, et l'approche statistique de flux de population à risque. La quarantaine surveillée par la police, c'est l'exemple même d'une tradition centenaire.
Que vous inspirent les comportements des citoyens qui s'organisent, de multiples manières, à différentes échelles ?
Je ne vois pas clairement cette multiplicité des échelles ou des comportements. Au contraire, on a, me semble-t-il, une configuration très classique d'individus isolés chez eux, chacun dans sa bulle, alors que l'extérieur est régi par la police et les injonctions de l'administration. C'est une sorte d'idéal du Léviathan traditionnel, et, en plus, chaque État est bien séparé derrière ses frontières nationales et chaque classe sociale figée dans ses inégalités les caissières à leur caisse enregistreuse et les cadres en télétravail chez eux. Ce qui est tout à fait original, en revanche, c'est l'ampleur du phénomène et sa rapidité, quel que soit par ailleurs le régime politique. Cela prouve que la globalisation a tellement homogénéisé et connecté les pratiques qu'un virus, pas particulièrement malin et pas particulièrement dangereux, peut imposer le même rythme frénétique à des milliards de gens à la fois. Il a saisi l'occasion comme ces parasites qui détruisent à toute vitesse une forêt trop homogène. L'autre originalité, tout aussi stupéfiante, ce sont les inégalités à l'intérieur d'un pays et entre les pays, sur les conditions de confinement, alors même que l'on appelle à la solidarité universelle. Si l'on voulait révéler le tracé des nouvelles luttes de classes sociales, on ne pouvait pas mieux faire.
L’administration elle-même n’a aucune idée précise sur la façon de dessiner une société industrielle écologique
La crise sanitaire a éclipsé la crise climatique. Que peut-il sortir de bon de la première pour apporter d'autres réponses à la seconde ?
Je ne crois pas que l'on puisse facilement passer de l'une à l'autre. Justement parce que la crise sanitaire est tellement classique avec un rôle de l'État parfaitement légitime protéger les populations contre les pandémies, c'est indiscutablement son rôle. Pour passer au nouveau régime climatique, nous sommes loin du compte. D'abord parce que l'expertise des savants pour conseiller l'administration n'est pas encore rendue indiscutable considérez le temps perdu par la faute des campagnes des climatosceptiques. D'autre part, il n'y a aucunement une demande du public adressé à l'État qui aurait la forme : « Protégez-nous contre la destruction générale des conditions d'habitabilité de notre planète. » Au contraire, on a toujours la demande adressée à l'État : « Aidez-nous à nous développer. » Et enfin, l'administration elle-même n'a aucune idée précise sur la façon de dessiner une société industrielle écologique. Du coup, je ne vois pas comment l'administration pourrait arguer de l'actuelle crise sanitaire pour recharger en autorité les mesures à prendre pour la mutation écologique. Ce qu'elle peut exiger dans un cas, je ne vois pas comment elle pourrait l'exiger dans l'autre. Pourtant, il s'agit bien de nous protéger, mais dans un autre sens, bien plus large.
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Avec une telle crise, l'alternative semble être : refait-on la même chose ou change-t-on de logiciel ? Mais la crise est-elle assez profonde ? Le nouveau logiciel est-il assez présent dans les esprits ?
Comme tout le monde, je me demande ce que le président Macron avait en tête quand il affirmait vouloir tirer toutes les conséquences et s'assurer que la reprise ne serait pas à l'identique. Est-ce le retour et le renforcement de l'État providence ? Une manière de désencastrer des « chaînes de valeur », d'en ramener en France des portions dispersées dans le monde (médicaments, ordinateurs, pièces détachées) ? Quoi qu'il en soit, je ne crois pas qu'on puisse faire l'économie d'un inventaire généralisé des conditions de vie interrompues pour un temps. Après tout, c'est bien à cela que servaient les périodes de jeûnes dans le passé religieux : un suspens qui permet de décider ce qui mérite d'être repris et ce qu'il faut maintenant arrêter. Encore faut-il être capable de faire cet inventaire, chacun pour soi, d'abord, collectivement, ensuite.
À quoi correspond la phase descriptive que vous invoquez dans Où atterrir, cet inventaire des citoyens qui doit déboucher sur « la composition de fronts de lutte communs » ?
Si la description méticuleuse des tenants et des aboutissants de nos conditions de vie est tellement importante, c'est justement parce que les citoyens aussi bien que l'administration sont totalement démunis devant la mutation climatique. On voit bien que pour la crise sanitaire, on a tout un répertoire d'actions et comme des réflexes de survie, qui se traduisent à toute vitesse en demande de masques, de respirateurs, de tests, de lits d'hôpitaux, etc. En gros, malgré le désordre inévitable, on sait collectivement quoi faire. Mais le collectif du Nouveau Régime Climatique n'existe pas. C'est pourquoi on ne peut pas sauter la phase d'auto-description que j'associe pour ma part à l'épisode des cahiers de doléances de 1789 : de quoi dépendez-vous ; quelles sont les menaces qui pèsent sur ce dont vous dépendez ; que faites-vous pour contrer ces menaces ; avec qui êtes-vous capables de vous allier et contre qui ? Il s'agit là d'une revue de détail qui ne peut en aucun cas se résoudre à une demande générale de « sauver la planète », « combattre le capitalisme » ou « restaurer l'État providence ». C'est le sens de l'exigence d'atterrir : c'est se rendre compte que chaque lieu, chaque sujet, chaque connexion est différente et exige une analyse à part. C'est ce savoir-faire que la globalisation a complètement éradiqué. Et malheureusement, le Grand Débat de l'an dernier a complètement manqué l'occasion : on a demandé aux gens leur avis, et pas du tout de décrire leurs conditions de vie.
Dans les villages où vous travaillez, comment se déploie l'intelligence collective des Français ? Est-ce un modèle possible à diffuser ?
Notre petit consortium est fort modeste, mais il permet de partir de la base à ras des pâquerettes en refusant absolument de simplement discuter ou d'exprimer son opinion sur ceci ou cela. Mes collègues et moi nous avons inventé toute une série de dispositifs pour laisser aux participants l'occasion de décrire en détail leur territoire de vie. Et donc, forcément, si chacun mène son enquête un peu plus loin en prenant le temps, cela amène à dessiner un paysage de conflits possibles mais aussi d'alliances possibles. Exactement l'effet produit par les 60 000 cahiers de doléances de 1789 qui ont dessiné pour longtemps des fronts de lutte, terroir par terroir, enjeu par enjeu, classe par classe. Mon intuition est que l'on ne peut pas sauter cette étape et prétendre « collecter » le futur collectif de la mutation écologique. C'est lent, modeste, douloureux parfois, mais nécessaire. Avec l'avantage que la crise actuelle accélère la prise de conscience, puisque nous sommes tous simultanément privés de ce à quoi nous tenons.
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Dans cette réorganisation de la tension entre local et global à laquelle vous appelez, cette émergence du « terrestre », quelle place laisser à l'État ?
J'ai exploré cette question dans Face à Gaïa, mais elle dépasse, je crois, le moment où nous nous trouvons. Le Léviathan actuel a quatre siècles et sort des guerres de religion et des révolutions techniques. Son successeur, ce que c'est que d'exercer le pouvoir, en quelque sorte, sous la contrainte de Gaïa, la Terre, nous n'en avons pas la moindre idée. C'est déjà là puisque tous les États sont sous la contrainte de tenir le climat dans une limite de 2 degrés, mais ce n'est pas institué encore.
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