Atlantico : La France se déchire à propos du port
du voile et les divisions par rapport à l'islam politique se
radicalisent. Face à un problème qui peut sembler insoluble, des
enseignements peuvent être tirés du cas des pays du monde
arabo-musulman, touché de manière large par l'islamisme. A l'heure
actuelle, avec une influence importante des Frères Musulmans en Tunisie
et un mouvement conservateur en Turquie, peut-on trouver des pays
musulmans ayant su s'émanciper de l'islam politique ?
Razika Adnani : Cette situation que provoque le port
du voile est en effet préoccupante et inquiétante. Tout d’abord pour la
femme étant donné que le port du voile soumet la femme à une pratique
discriminatoire, patriarcale qui n’est pas digne de la France, de ses
valeurs et de son histoire. Ensuite parce que le voile est un moyen de
lutte politique qui a déjà des conséquences très négatives sur la
situation de la femme notamment dans les quartiers à forte concentration
musulmane. Beaucoup de femmes sont prise au piège par un discours qui
leur dit : tu te voiles, tu es avec nous. Tu ne te voiles pas, tu es
contre nous, ce qui est grave pour leur liberté et leur sécurité.
Cette situation est préoccupante et inquiétante pour la France
également car comme vous dites, elle divise les Français, car le voile
est devenu un moyen de combat politique. Vous savez si on revient à la
théologie musulmane, le voile n’est ni un principe fondateur de l’islam
ni un principe de la pratique de l’islam. Les principes fondateurs de
l’islam sont la foi en l’existence d’un Dieu unique, la prophétie de
Mohamed et la sacralité du Coran. Les principes de la pratique de
l’islam sont la prière, l’aumône, le hadj et le jeûne. Autrement dit,
selon la théologie musulmane, le port du voile n’est en rien une preuve
d’une quelconque islamité de la personne d’autant plus qu’aucun verset
n’impose explicitement la dissimulation des cheveux de la femme
D’ailleurs il existait avant l’islam et on le retrouve dans d’autres
cultures méditerranéennes.
Si le voile a pris autant d’importance, c’est parce d’une part, il
est un symbole de la domination et du pouvoir des hommes sur les femmes.
Voilà pourquoi les hommes musulmans sont les premiers à réagir dès lors
que la question du voile est posée pour le défendre. D’autre part, le
port du voile renvoie aux traditions et au conservatisme et l’islam
politique est un conservatisme étant donné que son objectif consiste à
établir une société conforme aux règles de l’islam et surtout au modèle
des premiers musulmans. Ainsi si les musulmans qui sont dans le combat
politique tiennent autant au port du voile, c’est parce qu’il représente
pour eux un indice important de la réussite de leur mouvement
politique. `Autant les femmes se voilent autant elles manifestent leur
soumission au conservatisme.
Il y a aussi le fait que comme tout projet politique, l’islam
politique ne s’exerce pas dans l’espace privé, mais dans l’espace
public. De ce fait une femme voilée est plus efficace pour leur cause
que 1000 hommes qui prient dans la mosquée ou qui jeûnent. Les hommes
qui font la prière à la mosquée sont entre eux et dans un espace plutôt
privé et le jeune ne se voient pas forcement sur les visages dans la
rue. Alors que le voile est visible dans l’espace public et une femme
voilée va partout avec son voile. Voilà, pourquoi le port du voile est
important pour l’islam politique.
Quant à votre question, y a-t-il des pays musulmans qui ont pu
s’émanciper de l’islam politique ? La situation politique et sociale de
ces pays montre que non et cela pour deux raisons :
Parce que l’islam tel que la grande majorité des musulmans le
conçoivent ne sépare pas le politique du religieux ou le spirituel du
temporel. D’ailleurs les musulmans se sont très tôt posés la question de
la définition de l’islam pour savoir s’il était une spiritualité
seulement ou une spiritualité et une pratique sociale ? Pour savoir si
être musulman consistait à avoir la foi seulement ou avoir la foi et se
soumettre aux règles de la société musulmane ? Dans mon ouvrage
Islam : quel problème ? Les défis de la réforme,
j’ai présenté cette question de la définition de l’islam et du musulman
comme la deuxième question principale de la pensée musulmane vu
l’influence qu’elle a sur l’histoire de l’islam, sur ce qu’il est devenu
et sur la manière d’être musulman.
Les musulmans ont fini par trancher pour un Islam qui est une
spiritualité et une organisation sociale y compris les soufis qui ont
revendiqué un islam spirituel. même s’ils ne sont pas dans le combat
politique, ils sont finis eux aussi par reconnaître la charia comme
partie intégrante de l’islam. Ainsi, pour la très grande majorité des
musulmans l’Islam ne peut se réaliser sans sa dimension sociale.
Cela ne signifie pas que tous les musulmans sont dans un combat
politique pour la réalisation de cette dimension sociale et politique de
l’islam. Cependant, L’islam politique, celui qui est dans l’action
politique, lui se fonde sur cette conception de l’islam pour convaincre
les musulmans que d’avoir la foi ne suffit pas pour être musulman et
qu’il faut se soumettre également aux règles de la société musulmane et
que l’islam est religion et État. Il leur rappelle que le prophète était
également un homme d’État. En effet, l'expérience réelle vécue par le
Prophète lui-même à Médine montre qu’il était également un homme d’État.
Les musulmans qui sont tous attachés à l’idée que la période
prophétique est celle qui représente le vrai islam. Beaucoup finissent
donc par se laisser convaincre par l’islam politique.
Enfin les pays musulmans qui revendiquent cet islam politique
conservateur et rigoriste ont eu des moyens financiers qui leur ont
permis de diffuser leur conception de l’islam. Trois éléments qui ont
fait avorter le projet de sécularisation des société musulmanes.
Si on passe en revue les stratégie étatiques
pour lutter contre l’islamisme, notamment en Afrique du Nord, est-ce que
celles qui cherchaient à resserrer l’étau de manière forte ont
fonctionné ? Par exemple les politiques de Bourguiba, de Nasser ou
d'Atatürk?
Kader Abderrahim : Non ça n’a pas fonctionné, car c’était des dictatures ou des régimes autoritaires
. Ça
ne marche jamais, on le voit à l’oeuvre depuis un siècle maintenant en
Egypte, puisque la confrérie des frères musulmans a été créée vers 1920
et la gestion essentiellement militaire ou sécuritaire n’a pas
fonctionné: un siècle après, ils sont toujours là, présents. Loin
d’avoir été éliminés ils constituent aujourd’hui des alternatives
politiques au régime en place, à des régimes autoritaires ou
dictatoriaux. C’est le cas en Egypte, en Tunisie, et dans beaucoup
d’autres pays. S’il y avait des élections, ce serait probablement le cas
aussi en Syrie. Et en Irak, etc. On pourrait multiplier les exemples.
La meilleure manière de lutter contre l’islam politique - je ne parle
pas du terrorisme, qui est autre chose - c’est précisément d’avoir une
bonne gouvernance, de garantir les libertés fondamentales, de renforcer
l’état de droit, et de faire en sorte que la population connaisse des
bienfaits sociaux qui lui permettent d’envisager autre chose comme
alternative politique que celle exclusive des islamistes comme on le
voit un peut partout aujourd’hui dans le monde arabe. Il faut se rendre à
l’évidence, c’est un échec sur toute la ligne, partout. Je ne parle pas
des états du Golfe, ou de l’Iran, qui sont des théocraties, avec
lesquelles nous avons, nous européens, français, de très bonnes
relations.
Lutter contre l’islamisme suppose premièrement d’avoir de véritables
démocraties, et deuxièmement de pouvoir dire, par exemple « la Tunisie
est un état de droit », ce qui n’est pas encore tout à fait le cas. Mais
c’est en progrès, il faut encourager, soutenir cette démarche. Enfin,
troisièmement, il faut que nous sortions de nos contradictions
diplomatiques, qu’on refuse d’avoir des relations avec des états comme
l’Arabie Saoudite, les Emirats, qui propagent le wahhabisme, la doctrine
la plus radicale et rétrograde de l’Islam. C’est une vision très
fermée. Il faut que l’on soit clairs et ferme sur nos valeurs, nos
principes. Aujourd’hui ce n’est pas le cas.
Alors que le XXème siècle a vu apparaître un mouvement de
forte sécularisation des sociétés musulmanes, comment expliquer ce
retour à un islam particulièrement rigoriste ?
Razika Adnani : En effet la sécularisation des
sociétés musulmanes était l’une des revendications du mouvement de la
nahda, ou de la renaissance, que le monde musulman a connu à la fin du
XIXe siècle et les premières décennies du XXe siècle alors que nous
constatons aujourd’hui que c’est plutôt une vision de l’islam
particulièrement traditionaliste qui s’impose. Cela constitue une preuve
de l’échec de la nahda.
Je peux expliquer cela par plusieurs raisons. La première : Les
politiciens et les intellectuels du 19e et du début XXe siècle qui
avaient le projet de séculariser les sociétés musulmanes avaient posé
une question qui était très importante pour leur mouvement : pourquoi
les musulmans sont-ils en retard et pourquoi l’Occident est-il avancé ?
C’est donc une question qui exprimait un désir de sortir du
sous-développement ce qui leur avait donné une certaine légitimité
auprès des populations et cela malgré la riposte des conservateurs
c’est-à-dire des docteurs de la religion. C’était en quelque sorte la
fin qui justifie le moyen. Le contexte politique et géopolitique de
l’époque était donc du côté des laïques même s’ils n’ont pas pu se
libérer totalement du conservatisme et de la vision de l’islam
inséparable de sa dimension sociale et politique reste dominante. Hormis
la Turquie aucun pays musulmans n’a déclaré la séparation du politique
et du religieux. Cependant l’échec des politiques menées dans ces pays,
le colonialisme, le problème de la Palestine, la défaite des pays arabes
dans leur guerre contre Israël tous ces éléments ont permis la revanche
des docteurs de la religion sur le courant laïque. Les populations
musulmanes se sont détournées des laïcs et des démocrates cherchant un
réconfort dans le discours des conservateurs qui profitaient de cette
occasion pour les convaincre que la cause de l’échec des musulmans était
due à leur éloignement de vrai islam celui des premiers musulmans.
La deuxième : Pour garder leur pouvoir, les dirigeants des pays
musulmans ont accordé des concessions aux conservateurs pour les avoirs
de leur côté, ne pas s’exposer à l’accusation d’être athées ou ennemis
de l’islam et pour conforter les peuples dans leurs certitudes. Ils leur
ont ainsi livré l’école et les moyens de communications. Tout cela a
contribué à la réislamisation à grande échelle des sociétés musulmanes.
En Algérie par exemple, dans les années 80, l’État a mis à la
disposition des prédicateurs islamistes el qaradaoui et Mohamed el
ghazali, tous deux membres de la confrérie des frères musulmans, la
télévision nationale pour s’adresser aux Algériens.
La troisième : les laïcs et les démocrates eux aussi avaient leur
responsabilité dans l’échec de leur mouvement, car pour la plupart,
s’ils défendaient les nouveaux principes politiques, ils cherchaient les
preuves du bien-fondé de leur positions et de leurs idées dans le
passé. Ils tenaient à rappeler qu’ils n’étaient pas dans l’innovation,
mais qu’ils étaient au contraire sur la voie des premiers musulmans.
Autrement dit, s’ils défendaient des idées nouvelles et des principes
politiques nouveaux, ils restaient attachés à l’épistémologie salafiste.
Le savoir des salafs demeurerait pour eux aussi le critère de vérité.
ils ne se sont pas libérés de la peur de toute réflexion libre. Comme
disait Averroès, chacun des deux parties prétendait être celle qui est
sur la voie des premiers musulmans. Alors que sur le terrain des
conservateurs, ces deniers sont les plus fort. Ils rappelaient que le
prophète n’avait pas séparé la politique de la religion lorsqu’il était
un Médine et que dans le coran plusieurs versets ont une portée sociale
et politiqué. Le discours des conservateurs est apparu pour les
musulmans plus convaincant, l’histoire était de leur côté. Les
réformistes musulmans, les modernistes sont encore aujourd’hui
incapables de se libérer de l’ancienne théologie qui fait qu’ils ne
peuvent pas assumer leur discours et de ce fait convaincre les
musulmans.
Au-delà des influences de pays comme l'Arabie Saoudite,
le Qatar ou l'Iran, quel contexte permet aux islamistes de s'imposer au
sein des sociétés ?
Razika Adnani : Au-delà des moyens financiers dont
disposent les pays qui font la promotion d’un islam politique et d’une
vision traditionnelle de la société musulmane, les musulmans qui sont
dans l’action politique, trouvent, comme je viens de le dire, dans les
fondements de la pensée musulmane ce qui donnent de la force et de la
légitimité à leur discours. Ces fondements, qui sont des principes et
des théories, auxquels les musulmans y compris ceux qui se veulent
modernistes tiennent ou n’arrivent pas à se libèrer ce qui n’a pas
permis une réforme véritable de l’islam. Les musulmans n’ont pas encore
réussi le projet des intellectuels de la Nahda celui d’adapter l’islam à
la civilisation moderne. La conception de l’islam la plus partagée est
celle qui remonte à ses premiers siècles. C’est pour cela, que je dis
qu’une véritable réforme de l’islam est aujourd’hui non seulement une
question de nécessité mais de responsabilité.
L’absence d’Etat Providence est-elle une caractéristique
commune des contextes dans lesquels se sont développés des mouvances
islamistes?
Kader Abderrahim : Il n’est pas nécessaire d’être un
Etat Providence pour se prémunir contre l’islamisme. La Tunisie n’était
pas un Etat Providence. Dès l’indépendance en 1956 elle s’est tournée
vers une forme de modernisme social et juridique, puisqu’elle a
notamment octroyé aux femmes des droits. Toute la société tunisienne a
accepté cela comme étant un bien public, collectif. Plus il y a de
progrès dans la société, plus la société peu collectivement se féliciter
des droits reconnus, ce qui est important.
Le contre-exemple à cela est l’Algérie, le pays-voisin. Depuis la fin
des années 1970, le début des années 1980, il y a eu des dérives de la
part de l’état, qui a accepté de se faire violenter par un courant
rigoriste dans la société, qui est devenu un courant islamiste. Ils ont
été confrontés aux dérives que l’on connait: le processus électoral,
l’annulation des élections, le pays qui bascule dans une guerre
fratricide, et un pays qui a encore aujourd’hui beaucoup de mal à se
remettre de ce trauma collectif. Des actes terribles ont été commis, et
l’amnistie de 1999 interdisait de par la loi les années de braise, les
années de terrorisme. Comment un peuple peut-il dépasser ce trauma ancré
en lui s’il ne peut jamais l’évoquer? Si les tortionnaires, les
assassins ne sont jamais déferrés devant la justice? On a l’exemple de
l’Afrique du Sud pour cela: l’Afrique du Sud n’a pas dit qu’on prendrait
à des crochets de bouchers tous les blancs qui ont commis des crimes
durant les années de l’apartheid, il y a eu une catharsis collective.
Tout le monde pouvait venir s’exprimer, certains ont reconnu leurs
crimes. Il n’y a pas de réconciliation sans justice. L’Algérie ne s’est
pas réconciliée avec elle-même malheureusement.
Vous avez mentionné l’Iran, aujourd’hui une théocratie.
Aujourd’hui le Shah d’Iran reste dans les mémoires comme un dirigeant
qui n’a pas su mesurer l’ampleur de l’islamisme dans son propre pays.
Est-ce que cette réputation est méritée, ou le tournant était-il
vraiment inattendu?
Kader Abderrahim : Le Shah d’Iran et ceux qui
vivaient autour de lui, qui détenaient le pouvoir, se sont constitués et
enfermés dans leur cercle. La société réelle iranienne était perçue par
les dirigeants comme hostile, globalement, un magma, un tout sans aucun
discernement, aucune nuance. C’est cela qui a provoqué l’aveuglement du
Shah et de son entourage. Personne, même ici en France (nous abritions
alors l’ayatollah Khomeini), personne ne savait ce qui allait se
produire dans ce pays. Ça s’est reproduit après, dans le monde arabe et
dans le monde musulman. La progression des islamistes, qui petit à petit
on grignoté des espaces, puis sont devenus une force politique très
importante et incontournable, éclate à la figure de tout le monde
aujourd’hui. Ceux qui travaillent dessus depuis longtemps, les
chercheurs, les universitaires, savent que c’est un fait depuis très
longtemps, c’est une réalité incontournable, même si elle n’est pas
indépassable. Ils faut composer avec eux. Pour cela il faut à tout prix
éviter uniquement la répression. Evidemment quand il y a de la violence,
du terrorisme, il faut que l’Etat soit extrêmement ferme. Sur le reste,
que peut-on faire? Les gens vont voter, comme c’est le cas au Maroc ou
en Tunisie, en Egypte, où il y a eu un coup d’état contre un président
élu démocratiquement. La répression contribue à véhiculer le discours
des islamistes qui disent: « vous voyez, on nous parle de la démocratie,
mais ceux qui en parlent ne respectent pas leurs propres principes ».
Quels enseignements pourrait tirer la France des cas
historiques de lutte contre l'islamisme, pour lutter contre cette
idéologie de manière efficace et démocratique?
Kader Abderrahim : Dans la mesure où il n’y a pas de
démocratie dans le monde arabe et où il n’y a pas d’état de droit, la
réponse est difficile. Après on peut nuancer, et prendre l’exemple du
Maroc. C’est un pays dans lequel les islamistes du Parti de la Justice
et du Développement ont deux fois de suite gagné les élections. Ils sont
sociologiquement et politiquement majoritaire dans le pays et dirigent
le gouvernement. Ils sont aux affaires, à eux de faire la démonstration
qu’ils ont la compétence pour gérer un état, administrer un pays,
apporter à leur population du bien être. Mais le Maroc est un cas
particulier: même avec cet islam politique vigoureux, il y a une gestion
sécuritaire de l’islamisme, car on ne veut pas vider le pays du
tourisme. En effet, contrairement à l’Algérie, il n’y a pas de
ressources naturelles. Les marocains le comprennent et veulent éviter
d’avoir des attentats pour préserver les recettes de l’Etat. Enfin, le
Maroc a une autre particularité: le monarque est un descendant direct du
prophète, comme le roi de Jordanie. C’est un bouclier: il dit les
normes en matière de religion et il dit les limites. Cela compte
beaucoup au Maroc et est très important pour lutter contre
l’islamisme.
C’est un élément qui manque en France. En effet, il faut qu’il y ait
quelqu’un qui soit une personnalité capable de s’exprimer pour les
musulmans français, pour les citoyens français qui se reconnaissent dans
l’islam. Cela faciliterait considérablement les choses pour tout le
monde: pour les citoyens français de confession musulmane et pour
l’Etat. L’Etat pour le moment n’a pas d’interlocuteur. Avec qui
discute-t-on, comment fait-on? Quand il y a de grandes cérémonies les
musulmans ne sont jamais visibles, parce qu’ils ne sont pas conviés,
mais on va inviter qui? On peut inviter le président du CFCM, le recteur
de la Grande Mosquée de Paris, etc. Mais on sait bien que ce sont des
personnages très contestés et qui sont minoritaires. La France a intérêt
à avoir un interlocuteur incontesté, une personnalité capable de dire
la norme. Je vais plus loin: la France est une chance pour l’Islam car
c’est un espace démocratique et parce que c’est un état de droit. Tout
le monde peut penser librement, s’exprimer librement, y compris sur le
thème de la religion. Un musulman français peut dire: « je ne partage
pas ça, je ne suis pas d’accord avec ça ». Par ailleurs c’est une
manière de favoriser la réforme au sein même de l’islam. La France peut
aussi avoir un rôle pour l’Islam dans le monde: elle est le pays
d’Europe occidental qui habite le plus grand nombre de musulmans qui
sont des citoyens. Il faut que l’Etat français cesse de voir uniquement
les divisions dans l’islam, et aille vers ceux qui travaillent sur ces
questions sur le terrain. Dans plusieurs mosquées en France, les imams
sont des femmes. Ce qui est impensable dans le monde musulman, mais
c’est possible en France car on est dans un espace de droits. Cela
permet de favoriser la réforme de l’islam, apporter un autre regard,
celui du XXIème siècle et non du VIIème siècle.
Pour revenir au Maroc brièvement, la France s’appuie beaucoup sur la
formation des imams issue du modèle marocain, ce qui est un bon
exemple.
En Europe, il est difficile de trouver des modèles pour la France
car, ailleurs en Europe, on ne retrouve pas le même cas de figure où
l’Etat est neutre, où la laïcité est un fait politique et juridique. La
France est un pays à part: les autres états européens ne sont peut être
pas confessionnels, mais il n’y a pas de séparation. Dans les faits, les
dirigeants politiques en Europe occidentale n’utilisent jamais le
vecteur religieux, mais la France est le seul exemple qui ait théorisé
la séparation entre l’église et l’Etat.
La laïcité est une formidable liberté, il faut que tout le monde en
profite, y compris les musulmans. Pour le moment ce n’est pas
entièrement le cas, même s’il y a une majorité de musulmans français qui
vivent de manière paisible leur condition. Il faut qu’il y ait de la
fermeté sur les principes, le droit, la loi, et en même temps que l’Etat
fasse son travail.
Razika Adnani : Il est certain que ce que traverse
la France aujourd’hui rappelle parfaitement ce qu’ont traversé les pays
du sud de la méditerranée dans les années 80 et 90.
Comme je l’ai dit dans plusieurs de mes interventions, le
fondamentalisme et l’islamisme qui secouent l’occident ne sont que les
prolongements de ceux qui ont frappés et frappent les pays musulmans ;
ils n’ont fait que traverser la méditerranée pour s’implanter en Europe
et en France en particulier.
Dans ces pays musulmans du sud de la méditerranée, les islamistes, en
se présentant comme ceux qui portaient un système juridique et une
organisation sociale plus légitimes car sacrés, ont réussi à faire
reculer le droit et par conséquent à affaiblir les États. Ces derniers
leur ont livré la société ce qui explique en grande partie le retour aux
normes traditionnelles. Le recul du droit devant les normes
traditionnelles a mis fin à tous les efforts de modernisation des
sociétés musulmanes avec tout ce qu’implique comme problèmes sociaux
politiques.
Aujourd’hui, les Algériens revendiquent un État de droit. ils sont
convaincus que seul un État de droit, c’est-à-dire un État où le droit
est fort et au-dessus de tous peut les protéger, leur garantir leur
droits et leur sécurité. Ce qui explique pourquoi les revendications du
peuple algériens sont d’ordre totalement politique.
L’enseignement que la France doit tirer de ce qu’ont connu ces pays
musulmans, réside dans la nécessité de veiller à ce que le droit reste
fort, qu’il ne recule jamais devant le droit religieux quel que soit le
prétexte ou devant les revendications communautaires. Non seulement,
parce que c’est à l’État de veiller sur le bon fonctionnement de
l’espace public pour le bien-être de tous, mais aussi par ce que la
France est un pays multiconfessionnel et il est impossible lorsqu’il
s’agit de l’intérêt de l’État et du bon fonctionnement de l’espace
public, que chacun impose ses propres règles.
Dans un article que j’ai publié dans le monde l’année dernière, j’ai
dit que le rôle de l’État était de protéger la laïcité pour garantir sa
stabilité sociale et politique. La Laïcité qui ne fait pas de concession
au sujet de l’égalité femme-homme, celle qui respect les religions à
condition que celles-ci ne causent pas de trouble dans l’ordre public et
cela pour l’intérêt de tous les français sans distinctions.