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D'abord, un constat d'échec qu'admet Iannis Roder sans se cacher derrière son petit doigt : l'enseignement de la Shoah, du « Plus jamais ça », la monstration de la violence et de la souffrance, n'ont en rien vacciné contre le retour de l'antisémitisme dans la société et dans les classes. Le boom des agressions depuis l'an 2000 ou le récent sondage révélant que 84 % des Juifs français déclarent en avoir subi une sont les preuves flagrantes de cet échec. Pis : le fait que, mémoriellement, les juifs soient considérés comme les enfants chéris de la République par la communauté musulmane suscite parfois chez cette dernière un sentiment de frustration : « Pourquoi eux et pas nous ? Voilà ce que j'entends chez des élèves qui ne se sentent pas reconnus comme ils devraient l'être dans la souffrance des musulmans en France. »

L'enseignement de la Shoah n'est pas de tout repos

La vision communautariste s'est imposée à tel point qu'il entend aussi que cette prétendue primauté donnée aux juifs – qu'on retrouve dans la protection de leurs lieux de culte, par exemple – formerait un obstacle à l'intégration des musulmans. Un argument déjà signalé par le sociologue Didier Lapeyronnie, qui pointait du doigt le jeu à trois bandes entre l'État, les juifs et les musulmans.
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Il n'est un secret pour personne que l'enseignement de la Shoah, notamment dans les établissements à forte densité musulmane, n'est pas de tout repos. Le dispositif de formation pour les professeurs a d'ailleurs été mis en place pour répondre pédagogiquement à leurs angoisses, à leurs impuissances, face à des réactions d'élèves parfois délicates à gérer. Que répondre quand on vous renvoie toujours à Israël et au conflit avec les Palestiniens ? Que faire, quand, sur le chapitre de la guerre d'Algérie, abordée après la Shoah, un élève vous affirme : « Mais c'était aussi un génocide commis par la France » ?
Le cas s'est souvent présenté. Dans son ouvrage, Iannis Roder, en bon historien, ne minimise pas la souffrance des Algériens, mais rappelle les trois critères qui singularisent les génocides : visée millénariste, paranoïa en situation de guerre, extermination de groupes entiers de la population. Critères qu'on retrouve à différents degrés dans le cas des Arméniens, des juifs et des Tutsis.

L'accent mis sur l'émotion

Iannis Roder souligne aussi, courageusement, l'effet pervers de la reconnaissance de la Shoah dans la société : « À mesure de l'apparition à partir des années 1970 de la déportation juive dans la société, puis dans les écoles, nous n'avons pas eu le choix : l'immensité de l'horreur s'est imposée. On a fait ce qu'on pensait être utile pour édifier contre le racisme en mettant en avant la souffrance des victimes. » Des documentaires ont été montrés. Des témoins sont venus. Mais l'accent a été placé sur l'émotion tandis que, sur le plan politique, la reconnaissance de la responsabilité de l'État français, puis des spoliations, a engendré « involontairement l'émergence d'une concurrence mémorielle, donc victimaire ».
Phénomène d'autant plus amplifié qu'en parallèle surgissait, dans le monde entier, une vision communautariste, minoritariste, qui est venue alimenter cet effet collatéral. « Je pense que, dans les années 1980, on ne pouvait prévoir la suite », déclare Iannis Roder, qui pointe le « tout Shoah » ayant envahi la société. « Notre société médiatique est une société de l'émotion, de l'immédiateté. Parce qu'on a joué sur l'émotion, sur la compassion, tout événement peut être désormais assimilable à la Shoah. » De fait, le victimisme de la Shoah a, sans le vouloir, inauguré et accompagné une ère plus générale de la victimisation.
Que faire ? Iannis Roder propose un renversement qu'il a déjà mis en pratique depuis une dizaine d'années. « Chaque phénomène historique a son intelligence propre. Il faut expliquer chaque génocide non par ses victimes, mais par ses bourreaux, leur vision du monde, expliquer les ressorts, les raisons du passage à l'acte. » Roder remet donc au cœur de l'enseignement l'idéologie, le politique : « Hormis chez les psychopathes, sans mobile, on ne passe pas à l'acte, donc, sans mobile, pas de crime de masse. Tout le monde, contrairement à une doxa en cours depuis 40 ans, ne peut devenir un tueur de masse. » Pas de banalité du mal, pas de criminel ordinaire au sens où l'entendait Hannah Arendt. Cette nécessité d'un mobile vaut d'ailleurs aussi pour les assassins islamistes, empreints d'une idéologie qui légitime à leurs yeux l'action. « Les bourreaux sont convaincus de faire le bien, d'être dans le bien, Kouachi à Charlie Hebdo a déclaré à l'une des journalistes, Sigolène Vinson, après avoir tué onze personnes : “Tu fais le mal”. »

« La mémoire n'est pas un devoir »

Indirectement, Roder tourne la page des témoins, une ère qui, de fait, s'achève : « Cette ère était nécessaire, mais pas suffisante. Ils ont apporté une illustration vivante, mais pas la compréhension du phénomène politique. » Il envisage ainsi sans crainte le passage à une autre époque, sans témoins, comme pour la Première Guerre mondiale. Autre impératif catégorique qu'il remet en question : le devoir de mémoire. « Je ne suis pas le seul. Parmi les historiens, dans le corps de l'Inspection générale, nous en sommes revenus de cette injonction. Pour se souvenir, il faut avoir des connaissances, la mémoire n'est pas un devoir et elle se travaille par l'histoire. »
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Roder a bien conscience d'être à rebours de l'air du temps, voué à la morale, à la compassion, et donc à l'immédiat, au lynchage, à l'effet de meute. « Mais j'ai l'heur de croire que ça fonctionne, comme me le confirment de nombreux témoignages d'enseignants que j'ai formés. » Une époque dévolue aussi à la radicalité, motif qu'il n'aborde pas, mais qu'analyse un autre ouvrage, La Conflictualisation du monde au XXIe siècle, qui en pourrait en être le prolongement. C'est en s'appuyant sur l'analyse des génocides qu'Alain Renaut et Geoffroy Lauvau passent au crible la recrudescence des conflictualités actuelles : violences religieuses, djihadistes, sexistes, sociales et populistes. Un triomphe de la radicalité tous azimuts, post-soixante-huitarde, portée par un réseau de minorités qui prennent partout le pouvoir, occupent le devant de la scène, des bombes minoritaires lâchées sur les cendres d'un monde émietté.
Livre Iannis Roder. Sortir de l'ère victimaire. Éd. Odile Jacob. 220 p. 21, 90 €.