31/01/2020

Luc de Barochez – Brexit : l'Europe perd son cerveau libéra lvia @LePoint

  Malgré le départ du Royaume-Uni, l'Union européenne va continuer à parler anglais : cette continuité linguistique est le symbole de l'immense héritage que les Britanniques laissent derrière eux. En près d'un demi-siècle de présence, ils ont joué un rôle moteur dans l'élaboration de politiques libérales qui continueront à marquer l'UE dans les décennies à venir.
 
L'Union telle qu'elle est aujourd'hui ressemble plus à celle que Londres imaginait à la fin du XXe siècle qu'à celle que Paris désirait construire. Les gouvernements britanniques successifs ont œuvré pour la libéralisation des échanges et pour leur régulation efficace ; ils ont contribué à rendre la machine européenne plus transparente et plus responsable envers les citoyens ; ils ont façonné le grand marché, l'élargissement de l'UE vers l'Est, la démocratisation des institutions, la politique de recherche…

Il est paradoxal que la majorité des Britanniques néglige, voire ignore, cette précieuse contribution. Après des années de propagande populiste en faveur du Brexit, l'image qui domine à Londres est celle d'un royaume qui fut contraint de couper les ponts pour recouvrer sa liberté, car il était devenu impuissant, livré pieds et poings liés à un État supranational et néfaste basé à Bruxelles.

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Cette lecture de l'histoire est très éloignée de la réalité. Au fil de leurs 47 années de participation à l'Europe, les Britanniques ont défendu avec efficacité leurs intérêts et promu avec succès leurs conceptions politiques. L'empreinte britannique sur l'UE a été exceptionnelle pour plusieurs raisons, énumère l'ancien ambassadeur irlandais auprès de l'Union Bobby McDonagh. « La qualité de ses hauts fonctionnaires ; l'efficacité de sa coordination gouvernementale ; l'influence de sa diplomatie ; la puissance de ses réseaux ; l'admiration que suscite son pragmatisme ; et enfin, la prédominance de la langue anglaise », qui a supplanté le français dans le fonctionnement des institutions.

« Thatchérisation »

Le chef-d'œuvre britannique est le marché intérieur européen, un outil d'intégration et de croissance tellement puissant que les autres États membres se sont battus avec énergie, depuis la défaite des pro-européens au référendum britannique de 2016, pour que le Brexit ne compromette pas son avenir.
Le marché intérieur fut imaginé par lord Arthur Cockfield, un commissaire européen britannique, auteur en 1985 d'un rapport sur le sujet dont le Français Jacques Delors, nommé cette année-là à la présidence de la Commission, s'inspira en tous points. La « thatchérisation de l'Europe », comme disaient ses détracteurs, était lancée.

De fait, lord Cockfield était un tory (conservateur), proche de Margaret Thatcher, Première ministre de 1979 à 1990, dont la politique libéralisa grandement l'économie britannique. La cheffe du gouvernement trouva pourtant que son protégé allait trop loin lorsqu'il s'engagea, en 1988, en faveur d'une monnaie unique européenne. Elle refusa de le reconduire pour un second mandat à Bruxelles, estimant, comme elle l'écrira plus tard, qu'il était « devenu un des leurs » (« He's gone native »).

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Dans ses Mémoires (2 tomes, Albin Michel, 1993), Margaret Thatcher exposa le dilemme qui n'allait dès lors plus cesser d'empoisonner la politique britannique : « La démocratie britannique, la souveraineté parlementaire, la common law, notre sens traditionnel du fair-play, notre capacité à gérer nos propres affaires comme nous l'entendons, tout cela devait-il être subordonné à une bureaucratie européenne lointaine, qui répond à des traditions très différentes ? »

Schizophrénie

Dans l'attitude de Margaret Thatcher à la fin des années 1980 se lit toute la schizophrénie qui caractérisera désormais l'attitude de Londres envers la construction européenne et qui conduisit, au bout du compte, au Brexit. Comme effrayé de sa propre influence sur le continent, le Royaume-Uni a œuvré à la limiter lui-même, en refusant d'adhérer à toute une série de nouvelles politiques communes, au premier rang desquelles l'union monétaire. La décision du Premier ministre David Cameron, en 2009, de faire sortir son parti tory du Parti populaire européen (PPE) a sonné le glas du rôle majeur joué jusqu'alors par les eurodéputés britanniques à Strasbourg.

Le Brexit est la suite logique de cette attitude de refus de « l'union toujours plus étroite » que l'UE inscrivit à son fronton lors du Conseil européen de Stuttgart en 1983, en présence de Margaret Thatcher et de François Mitterrand. Le départ des Britanniques ouvre la voie à une Europe moins libérale, dans laquelle l'Allemagne et la France vont renforcer leur leadership, si elles parviennent à s'entendre, ou au contraire aiguiser leur compétition mutuelle, si elles continuent à diverger.
Le Royaume-Uni, quant à lui, pourra continuer à influencer l'Union européenne de l'extérieur, surtout s'il s'engage dans une politique agressive de dumping économique et social pour concurrencer un grand marché intérieur, dont il serait désormais exclu. C'est tout l'enjeu des négociations qui vont se tenir dans les mois qui viennent, avec l'ambition de conclure un accord de libre-échange entre l'île et le continent avant la fin de l'année. Londres a encore les moyens de contraindre l'UE à évoluer dans le sens d'une économie plus libre et plus ouverte. Mais la confrontation risque d'être beaucoup plus rude. C'est la particularité du Brexit : les deux parties sont perdantes.

Consultez notre dossier : Un Brexit pour l’Histoire
 


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